Angélique souriait de cet engouement de jeune homme, et ne s'en souciait pas tant que les manifestations de cet amour qui hantait le cœur et l'imagination d'Anne-François ne dépassaient pas les limites d'un dévouement empressé à la servir dès qu'il en avait l'occasion et l'éloquence de son beau regard noir lorsqu'il se posait sur elle. Mais elle reconnaissait que cela n'arrangeait pas les choses entre elle et Sabine de Castel-Morgeat.

Les dames de la Sainte-Famille tenaient Sabine en quarantaine depuis le coup de canon. Après délibération, on ne l'avait pas tout à fait exclue de la sainte confrérie. Mme de Mercouville avait dit à Angélique qu'on lui avait laissé la liberté de visiter ses « pauvres honteux », c'est-à-dire les pauvres ou miséreux qu'on a tendance à oublier ou qui risquent d'être négligés parce qu'ils ne se plaignent jamais par fierté ou par timidité. Mme de Castel-Morgeat avait ainsi quelques personnes et familles qu'elle secourait discrètement. On n'avait pas osé lui interdire de continuer à s'en occuper parce qu'elle tenait beaucoup à ses bonnes œuvres, mais plus par orgueil et ostentation que par charité profonde. « ... Et puis elle est si maladroite et si malgracieuse que même ceux qu'elle oblige la redoutent... », avait soupiré Mme de Mercouville.

Angélique avait l'esprit de justice et fut poussée à prendre sa défense. À son avis Mme de Castel-Morgeat se montrait désagréable parce qu'elle était méconnue et malheureuse en ménage. Personne ne reconnaissait son réel dévouement. De plus, Angélique ne partageait pas l'opinion de ces dames que Sabine était laide. Versailles l'avait dressée à reconnaître d'un coup d'œil les atouts que possède une femme et dont elle pourrait à l'occasion tirer parti. Elle pensait qu'à la Cour Mme de Castel-Morgeat, avec sa bouche régulière, sa poitrine qu'on devinait sculpturale malgré les bustiers et les guimpes dont elle la sanglait, ses yeux noirs à la fois andalous et tragiques, aurait fait plus qu'attirer l'attention. Elle aurait plu. Mais elle n'était pas à sa place à Québec, elle n'avait pas su se faire apprécier.

*****

Le jour de l’Épiphanie, ce furent encore les soldats qui, ayant été désignés pour faire le pain bénit, firent retentir les tambours et les flûtes et vinrent ainsi à l'offrande et s'en retournèrent de la sorte à la fin de la messe.

L'après-midi, il y eut théâtre au Séminaire. La séance groupait les enfants des différentes écoles, les jeunes filles et jeunes gens des confréries.

Pour encourager les enfants et les jeunes artistes, Angélique alla les applaudir, malgré l'approche du bal qui aurait lieu le soir et toutes les personnes de la bonne société firent de même. La salle était bondée. Le spectacle très vivant. L'un des acteurs qui représentait le Christ attira l'attention et on se passait son nom ainsi que ses coordonnées. C'était un enseigne du régiment en place, cadet de famille, que l'impécuniosité de sa famille avait contraint à embrasser la vie militaire, mais il avait fait de solides études et gardait, dans cette rude vie de soldat, le goût des bonnes œuvres. Il s'était proposé au Séminaire pour donner aux enfants des cours de mécanique en échange pour lui-même des cours de théologie et de philosophie qu'on pouvait y entendre. Maigre, barbu, il jouait le rôle du Christ avec tant de conviction et de bonté que lorsqu'un horrible diable fourchu entra en scène, les Indiens qui se trouvaient au premier rang se précipitèrent en poussant des cris dans les bras du jeune enseigne pour lui demander protection. Angélique remarqua avec plaisir que Delphine du Rosoy avait contribué avec beaucoup de diligence et de savoir-faire à monter ce spectacle. Elle jouait un rôle de sainte femme et donnait la réplique au jeune enseigne d'un ton juste et bien posé qui lui attira les applaudissements.

À l'entracte, Angélique rencontra Henriette, l'une des Filles du Roy, compagne de Delphine. Elle servait de demoiselle de compagnie-chambrière à Mme de Beaumont. Elles échangèrent quelques mots.

– Je suis contente, dit Angélique, de voir que Delphine semble participer avec goût aux œuvres de la paroisse.

– Elle a repris courage depuis que vous lui avez parlé, approuva Henriette.

– Ne pourrait-elle s'entendre avec ce jeune enseigne qui semble joyeux compagnon, dévoué aux sauvages et désireux de s'élever en s'instruisant. Ils me paraissent tous deux en accord de goût et d'âge.

Henriette secoua la tête d'un air pénétré.

– Non... ce n'est pas possible. Delphine ne voudra jamais... Elle a un secret.

Estimant qu'elle en avait trop dit, elle crut préférable de confier ce secret à Mme de Peyrac qui pouvait comprendre. Penchée à son oreille, Henriette murmura :

– Elle est amoureuse du gouverneur.

– Du gouverneur ? fit Angélique en tournant la tête du côté de Frontenac. Mais elle est folle...

– Pourquoi ? Moi je la comprends. C'était un bien bel homme et qui s'est montré bon pour nous, pauvres naufragées.

– De qui parles-tu donc ?

– De notre gouverneur à nous, M. Paturel. Celui de Gouldsboro. C'est pourquoi elle était contente l'autre jour. Elle garde l'espoir que vous la ramènerez à Gouldsboro.

– Mais... c'est impossible ! C'est un projet stupide !

– Pourquoi donc ? Monsieur le Gouverneur est célibataire et il n'est pas si vieux que cela ! Elle serait une bonne femme pour lui...

On claqua des mains et les chandelles furent soufflées sauf au bord de la rampe. Les acteurs revinrent en scène.

« Colin ! pensait Angélique. Jamais ! »

Elle avait eu raison de se méfier de Delphine, cette eau dormante... Colin, marié à une jeune femme qui lui préparerait des petits plats, l'entourerait de soins et se rengorgerait d'être l'épouse de ce superbe et entreprenant gouverneur ! Inimaginable... Pourquoi pas, après tout ? Non, ça jamais !

Elle ne put aller plus loin dans ses réflexions. Par mégarde, dans l'obscurité, elle s'était assise près de Mme de Castel-Morgeat et lorsque celle-ci s'en avisa, elle se dressa toute droite et bouscula tout le monde pour la fuir.

Les choses en étaient là.

Or, elles allaient changer. Et ce, dès le soir même, sans que rien eût pu le laisser prévoir. Surtout après cet éclat au théâtre du Séminaire. On attendait le pis. En tout cas, pas à voir Mme de Castel-Morgeat baisser pavillon. Car si la plupart des personnes en cause avaient assez de maîtrise mondaine pour faire contre mauvaise fortune bon cœur dans une rencontre déplaisante, on savait qu'avec Sabine de Castel-Morgeat il ne fallait rien espérer, puisque même quand elle était bien disposée elle amenait, dans le cercle le plus jovial, une sensation de contrainte qui ternissait tout esprit de liesse.

On la savait ce soir plus que jamais hors d'elle. Pendant le bal, la compagnie pouvait s'attendre à ce qu'elle allât d'un groupe à l'autre, jetant au passage une observation déprimante ou qu'elle vît dans la plus innocente réflexion une allusion malveillante destinée à la blesser.

Les invités n'étaient pas sans appréhension. Il faudrait bien accepter que Sabine soit présente puisqu'elle habitait le château Saint-Louis, mais l'on fit des plans à l'avance pour réduire ses interventions. Le joyeux Ville d'Avray et l'aimable Gaubert de La Melloise avaient promis de « s'en occuper » s'ils la voyaient s'aigrir.

– Je la ferai boire, dit Ville d'Avray qui aimait les défis. Avec moi elle ne sera que douceur.

Mais rien n'était moins sûr.

C'était une femme d'Aquitaine, elle aussi. Espèce à laquelle on ne passe pas le licou facilement.

Tels étaient donc les prémices et les pronostics quelques heures avant l'ouverture de ce bal, sur le sujet particulier de la petite guerre entre Mme de Peyrac et Mme de Castel-Morgeat.

Aussi serait-ce avec une sorte d'émerveillement incrédule que l'on verrait au cours de la soirée Mme de Peyrac et Mme de Castel-Morgeat se tenant par le bras avec une amitié digne mais certaine, allant même s'asseoir à l'écart et converser avec le sérieux qui préside aux franches explications. Enfin, et c'est là que le miracle prendrait des proportions non seulement inespérées, mais tout à fait inimaginables, on verrait Mme de Castel-Morgeat se transformer subitement et aller par les salons, faisant montre d'un entrain, d'un enjouement et d'un esprit confondants qui, après avoir causé de la stupeur, ne contribueraient pas peu à faire de ce bal de l’Épiphanie une soirée inoubliable. Mais personne ne saurait jamais ce qui s'était passé.

*****

Qui recevrait les invités au seuil du château Saint-Louis ? La question avait été longuement débattue les jours précédents et l'on avait proposé : soit M. de Frontenac assisté de Mme de Castel-Morgeat ? soit M. de Frontenac assisté de Mme de Peyrac ? soit M. et Mme de Peyrac ? ou M. de Frontenac et M. de Castel-Morgeat ainsi que l'intendant ?... En désespoir de cause, Frontenac consulta le marquis de Ville d'Avray pour régler cette question de préséance. M. Gaubert de La Melloise en prit ombrage. Tous deux étaient rivaux comme conseillers d'étiquette. Angélique fut soulagée d'apprendre qu'ils avaient mis au point, puisque la saison était dominée par les traités d'alliance, un accueil mené conjointement par les deux représentants de ladite alliance : M. de Frontenac et M. de Peyrac.

Toutes les personnes arrivant au château seraient ainsi reconnues et reçues par eux et pourraient leur faire leur compliment sans avoir à les chercher dans la foule. Les chambellans attendraient ensuite pour guider les arrivants vers les tables garnies de rafraîchissements.

Angélique pouvait ce soir jouer le rôle d'invitée. Elle en remercia le ciel. Elle partit incertaine d'avoir choisi la robe qu'il fallait. Elle n'avait pas voulu de la robe d'or, l'une des trois que Joffrey lui avait proposées pour son entrée à Québec. C'était déplacé. Beaucoup trop somptueux. Cette robe serait pour... marcher au-devant du Roi. Peut-être un jour ? Pour l'instant, elle demeurait encombrante comme un morceau de soleil.