– Le confesseur qui l'a accompagnée jusqu'à l'échafaud a dit que c'était une sainte, protesta le maître paumier du Roi.
Ce procès tout récent agitait les esprits. Si Angélique y avait pris garde elle en aurait recueilli déjà les échos à Québec. Car la nouvelle de l'exécution de Mme de Brinvilliers n'était parvenue, avec les détails, que par les navires de l'été.
« Le monde est dominé par quelques êtres », disait Ambroisine-la-Démone, les autres ne sont que des comparses, de la poussière... »
Angélique regarda vers la fenêtre.
Comme toutes les maisons de la Haute-Ville, on avait de la taverne du Soleil levant une vue admirable qui portait fort loin en ces belles matinées bleues et blanches aux couleurs de la Vierge.
À une table voisine trois couples d'un certain âge discutaient avec véhémence et gaieté. C'étaient des personnes robustes, le teint vif, confortablement vêtues, qui riaient largement, les dents belles. Ils semblaient tous comme des frères et sœurs de familles nombreuses qui se retrouvent.
Jadis, ils étaient arrivés au pays « sans sou ni maille », fils de paysans ruinés, d'ouvriers misérables, d'artisans faillis, mais en leur accordant le droit de chasse et de pêche, vieux privilège des nobles, on en avait fait des seigneurs et aujourd'hui ils étaient des seigneurs.
Le duc de Vivonne, qui avait prié Martin d'Argenteuil de se taire dans l'évocation de sa marquise de Brinvilliers et de moins boire, s'aperçut qu'Angélique était distraite et il en conçut une aigreur disproportionnée avec le fait. Il devint agressif, moqueur.
– Décidément, plus je vous vois, plus je comprends qu'Athénaïs a eu bien tort de se faire du souci à cause de vous et de s'en inquiéter encore. Je l'en informerai dès que je le pourrai. Je ne vois pas pourquoi elle a baissé pavillon devant vous, même à distance, même vous disparue. Elle se faisait des idées sur votre habileté, alors que je comprends que seule la chance a joué pour vous. La chance qui sourit aux innocents... Car, en vérité, c'est miracle que naïve et simplette comme vous l'êtes en fin de compte, vous vous trouviez vivante aujourd'hui, même au Canada où vous n'auriez dû jamais parvenir... Ma sœur est cent fois plus forte que vous. Vous ne pouvez savoir à quel point. Ha ! Ha ! Elle vous avait fait préparer une chemise. Ha ! Ha ! Ha !... Lorsque j'y songe...
Il enrageait de la voir ne l'écouter que d'une oreille et porter son attention aux propos des hôtes de la table voisine qui parlaient de ragoût de pattes de porc et de gigot d'orignal.
– ... Ha ! Ha ! Ha !... on aurait bien ri à Versailles en décrivant la mort ignominieuse de Mme du Plessis-Bellière, morte des suites d'une maladie vénérienne. Ha ! Ha ! Ha !... Personne ne se serait douté... pour avoir porté une chemise...
Angélique se tourna vers lui.
– Croyez-vous que je l'ignorais ?
Elle planta son regard vert dans le sien. Se penchant un peu en travers de la table, elle dit à mi-voix :
– Cette chemise est depuis des années entre les mains de M. de La Reynie, lieutenant de police du Royaume. Il l'a fait examiner : savon noir et arsenic. Une preuve écrasante des méthodes criminelles qui se perpétuent à Versailles. Il sait à quel usage elle était destinée. À ma mort... Dans une lettre scellée que je lui ai remise, je lui livre les noms de tous ceux qui ont travaillé à cette œuvre magistrale et surtout le nom, le nom de celle qui en était l'instigatrice. Nom qu'il brûlait de savoir, dont il se doute. Mais, il ne devait ouvrir cette lettre que s'il m'arrivait malheur ou que si je le priais moi-même, soit en personne, soit par une lettre revêtue de ma signature, de le faire.
– Et... il l'a ouverte ?
Vivonne était blême. Angélique eut une imperceptible hésitation.
– Non... Pas encore.
– Voulez-vous du boudin ?
C'était Antonin Boisvite qui intervenait. Planté devant leur table, il présentait un plat sur lequel était enroulé un magnifique cordon de boudin noir croustillant, accompagné de purée de courges et de pommes.
Le tavernier n'approuvait point qu'on vînt s'asseoir dans son sanctuaire pour y purger des querelles sinistres. Surtout en période de fête et le jour solennel où, pour la première fois, la célèbre Mme de Peyrac, qu'il voyait chaque matin avec émotion passer devant chez lui, franchissait le seuil de sa porte. Il déplorait qu'elle y fût venue en la compagnie de ces « courtisans » aux façons desquels il ne s'habituait guère et s'inquiétait pour elle d'un colloque qui ne paraissait pas aimable.
– Madame et vous, Messeigneurs, c'est Noël. Vous vous devez de goûter le boudin que j'ai préparé moi-même, dans ma cave, en mêlant au sang des herbes parfumées de sauge et de serpolet, quelques grains de poivre moulu et des miettes du lard le plus blanc. Je l'ai fait rissoler aux oignons...
Brutalement, d'un revers de main, Vivonne faillit lui envoyer son plat sur le carreau. Mais Boisvite se méfiait et, bras levés, le mit à temps hors de portée.
Angélique adressa à l'hôtelier son plus gracieux sourire.
– Comme vous êtes aimable, Monsieur Boisvite ! Votre boudin sent délicieusement bon. J'en prendrai volontiers une portion.
Le cabaretier s'empressa, courut chercher sa plus belle assiette d'étain, offrit un gobelet d'alcool de pomme, un marc qui devait obligatoirement accompagner le boudin noir.
Il n'insista pas auprès des « courtisans » qui, manifestement, manquaient d'appétit. M. de La Ferté demeurait pâle et les autres n'avaient pas bonne mine non plus.
« Eh bien ! non ! elle n'est pas si sotte », se disait le duc inquiet. « Je comprends les craintes et la hargne d'Athénaïs... »
En face de lui, Angélique attaquait son boudin avec un plaisir évident. Le mélange alcool de prune et alcool de pomme contribuait à lui faire envisager d'une façon légère les événements.
– C'est moi-même qui ai apporté cette chemise à M. de La Reynie, expliqua-t-elle entre deux bouchées. En la tenant avec les précautions voulues, bien entendu.
Elle se demandait, à part elle, si en s'exprimant ainsi elle ne manquait pas de prudence et puis regardant vers le grand paysage immobile, elle se disait que ce n'était pas la peine d'être allée si loin pour continuer de trembler devant des fantoches, eux-mêmes compromis jusqu'au cou. Autant qu'ils sachent qu'elle avait des armes contre eux. Cela les amènerait peut-être à ne pas se croire les plus forts, à l'abri de l'impunité.
Tandis qu'elle réfléchissait tout en mangeant de bon appétit, le vieux comte de Saint-Edme ne la quittait pas des yeux et les coins de sa bouche fardée s'abaissaient dans une grimace d'amertume. Il commençait à se dire qu'il était très possible, en effet, que ce fût cette femme qui avait tué Varange, et il se souvenait des paroles du Bougre rouge : « Ne vous attaquez pas à elle. »
Angélique de son côté pensait à Versailles. C'était la seule chose qui, s'en aperçut-elle, séduisait son cœur dans ces retrouvailles peu affables. Entre leurs propos, l'air de Versailles et sa beauté rôdaient comme un rêve fluide, éblouissant, qui prenait une brillance poétique à être évoqué de si loin et sous de tels cieux... Elle ne pouvait s'empêcher d'évoquer le Roi, magnifiquement vêtu s'avançant parmi ses dames et s'arrêtant au sommet des marches du bassin de Latone...
– Mais, j'y songe, fit-elle soudain, vous allez pouvoir me renseigner, Monsieur de... La Ferté, je vous ai entendu répéter à l'envi que votre chère sœur n'avait aucune rivale dans le cœur du Roi. Pourtant, depuis mon arrivée à Québec, j'ai entendu prononcer à plusieurs reprises, par différentes personnes, un nom. Et qui serait celui d'un nouvel astre montant à l'horizon de Versailles : la marquise de Maintenon. Qui est cette dame et qu'en est-il du Roi à son sujet ? Pouvez-vous satisfaire ma curiosité et me dire ce qu'il faut penser de ces assertions ?
Vivonne retrouva des couleurs et se mit à rire comme un fou.
– Oh ! C'est une bonne plaisanterie !
Il la vit intriguée, ressentit une absurde satisfaction d'avoir pu l'intéresser.
« La curiosité des femmes », se dit-il, « est un des points vulnérables de leur défense. Une coquette accordera beaucoup en échange d'un petit renseignement inédit et il est plus facile de les séduire avec des ragots mondains qu'avec de beaux discours. »
– La marquise de Maintenon ! Oh ! C'est trop drôle !
– Pourquoi ? Qui est-ce donc ?
– Mais vous la connaissez.
– Vraiment ? Je ne me souviens pas.
– C'est une de vos anciennes amies, à Athénaïs et à vous. Elle est originaire de notre province du Poitou.
Il dut s'essuyer les yeux tant il avait ri. Puis il lui expliqua qu'il s'agissait de Françoise d'Aubigné, appelée communément « la veuve Scarron », une traîne-misère. Par obligeance pour leur amitié ancienne, Mme de Montespan lui avait confié la charge d'élever les bâtards qu'elle avait eus du Roi, ce qui n'avait pas été une sinécure pour la pauvre femme, car la naissance de ces enfants devant être tenue secrète, elle avait dû mener pendant plusieurs années une existence de conspiratrice.
Angélique en demeura bouche bée. La veuve Scarron ! L'éternelle solliciteuse qui, quotidiennement, présentait des placets au Roi, afin d'obtenir quelques subsides. Cet emploi de gouvernante avait été une aubaine pour elle.
– Et vous dites qu'elle est aujourd'hui marquise ? Marquise de Maintenon ?
– Le Roi lui a fait cadeau du douaire avec le titre, la terre de Maintenon dans les environs de Versailles. Sa Majesté a voulu récompenser Françoise Scarron de son dévouement à ses enfants qu'il aime beaucoup et de la discrétion dont elle avait fait preuve. Aujourd'hui, il en a fini avec les tracasseries de l'insupportable Montespan, le mari d'Athénaïs. Il a pu reconnaître ses bâtards et les nommer princes du sang. Mais de là à penser qu'il ferait de cette veuve prude et bigote sa maîtresse...
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