– Le Ministre en sera-t-il moins furieux ?

– Non, mais il aura peut-être oublié... ou bien il sera mort.

Il éclata de rire.

– Je croyais, dit Angélique, que l'on vous soupçonnait d'avoir empoisonné le Roi.

Le duc changea de couleur et les yeux lui sortirent de la tête.

– Que dites-vous ? fit-il d'une voix étouffée. Vous êtes folle ! D'où tenez-vous ces bruits ?

– Monsieur, vous m'empêchez de respirer.

– Je voudrais vous empêcher de respirer tout à fait.

Mais il la lâcha et elle se retrouva enfin libre.

– ... Comment osez-vous émettre un tel soupçon... Moi qui suis dévoué au Roi... dont la sœur...

– J'ai dit cela pour que vous me lâchiez, dit-elle en riant d'un air badin. Pourquoi cette fureur ? Y aurait-il du vrai derrière ma plaisanterie ?

– Non. Mais... Mais vous êtes inconsciente !... Par de telles paroles lancées à l'étourdie vous pourriez me causer un tort considérable.

– Pas plus considérable que celui dont vous me menaciez tout à l'heure.

Il la fixa encore suffoqué. Puis il partit d'un rire forcé mais incrédule. Sa suffisance de courtisan n'avait pas eu encore le temps d'être entamée par ses premiers mois de séjour au Canada. Il continuait à se sentir trop haut placé pour craindre qui que ce soit et surtout pas les femmes qui se montraient toujours trop heureuses d'attirer ses bonnes grâces.

– Vous n'avez pas changé, dit-il d'un ton qu'il voulait flatteur et admiratif.

– Le devrais-je ?

Elle le clouait sur place. Pourtant, à son grand étonnement, lorsque d'une voix malgré tout fléchissante il la pria instamment d'avoir la grâce d'accepter de le revoir en un lieu plus propice à la conversation et qu'il lui proposa l'auberge du Soleil levant au bout de sa rue, dans la matinée, elle accepta.

Angélique rejoignit les siens qui s'éloignaient. Levant les yeux, elle contempla l'incroyable pureté de la nuit glacée.

Des enfants de chœur, un capot jeté sur leurs soutanes rouges, passaient en courant avec des paniers dans lesquels on avait recueilli les restes des morceaux de pain bénit qui avaient été distribués à la messe de l'aube.

« Il est né le divin enfant... », continuaient de chanter les petits garçons du Séminaire regagnant le grand bâtiment à l'ombre de la cathédrale, où les attendait dans les réfectoires un souper inhabituel. Un festin pour tout dire.

Derrière la grille de fer forgé, au fond de la cour, les grands bâtiments du Séminaire laissaient apercevoir l'alignement de leurs fenêtres illuminées à chaque étage.

Les flammes des chandeliers allaient et venaient derrière les fenêtres du rez-de-chaussée portées par les clercs et les domestiques et l'on devinait la belle exposition des longues tables nappées de blanc, les assiettes, écuelles et gobelets d'étain disposés pour chaque enfant et, de place en place, au mitan de la nappe, de grands bouquets de fleurs de papier que les sœurs de l'Hôtel-Dieu avaient confectionnés afin de réjouir les cœurs.

Il y avait aussi, pour les desserts, de grandes jattes de crème aigre, sucrée à la cassonade, dont les enfants raffolaient. Quantité de galettes et de tartes aux framboises. Les fruits, recueillis à la fin de l'été dans les jardins du Séminaire qui en produisaient en abondance, étaient conservés dans la glacière souterraine. Ranimés de leur gel, ils parfumaient le festin de Noël.

Monseigneur présiderait, heureux et souriant, parmi les Messieurs du Chapitre.

M. de Frontenac conviait les « puissances » à venir au château Saint-Louis se réconforter d'un vin chaud énergiquement épicé de cannelle et de girofle, qu'accompagneraient des pâtés, des noix, des pommes et des friandises.

Chaque foyer avait au feu ou disposé sur la grande table sa soupe, son boudin, ses jambons, et ses tourtes de salmigondis ou de confiture.

Angélique n'avait pu parler avec ses amis. Elle avait aperçu la Polak qui lui faisait des signes mais qui maintenant était repartie. Elle serait demain sans doute très fâchée.

La rencontre avec Vivonne lui avait gâché sa nuit de Noël. Mais elle se remit assez vite. Bien ! C'était fait ! Et puisque leur face à face s'était inscrit dès l'abord comme inévitable, autant se féliciter d'avoir croisé le fer du premier engagement. Ils se retiraient à égalité.

Les craintes qu'elle avait de lui n'étaient pas celles qu'il supposait. La seule chose qu'elle redoutait, c'est que Joffrey prît ombrage de cette ancienne aventure si, alerté par les déclarations du gentilhomme quand il était ivre, il venait à l'apprendre. À la réflexion, il fallait faire fi de ce genre d'inquiétude. L'hiver serait long si l'on demeurait dans l'attente et l'appréhension de voir éclater les ragots. Il serait toujours temps de faire face, de s'expliquer, de mentir ou de rire.

Le passé, ce passé-là, avait aujourd'hui si peu d'importance.

En revanche, derrière la présence du duc de Vivonne étaient la Cour, le Roi, qui devenaient vivants, présents, la Cour où se jouait leur sort, le Roi qui décidait de tout. Le Roi d'après sa révolte, le Roi que Desgrez avait dû déjà avertir de sa présence en Canada.

Vivonne à Québec n'était pas dangereux. Son exil momentané lui avait rogné les griffes. Autrefois elle avait fait courber le front à l'orgueilleuse Athénaïs, elle l'avait vue déchirer son mouchoir avec ses dents et verser des larmes de rage. Ce n'est pas le frère qui l'intimiderait.

Au contraire, elle estimait utile de prendre par lui l'air de la Cour... Cela préparerait un éventuel retour, inimaginable peut-être, mais qui sait ?

Chapitre 41


Antonin Boisvite fut impressionné de la voir pénétrer enfin chez lui. Il supportait mal d'apprendre qu'elle honorait presque quotidiennement de sa présence le Navire de France en la Basse-Ville, alors que le Soleil levant en la Haute-Ville, sur sa rue, ne l'avait pas encore reçue.

Elle trouva M. de La Ferté en compagnie de trois autres personnages et comprit les réticences de Mlle d'Hourredanne à leur égard. Vivonne les avait amenés pour les confronter avec elle. Ils composaient sa cour à Québec, anciens compagnons de débauche, sinon de pis, qu'un exil et un danger communs rapprochaient plus encore, soudés les uns aux autres par l'intérêt, la crainte, une façon de penser l'existence selon un code dont ils connaissaient la clé.

Angélique en avait presque oublié l'espèce. Elle s'assit en leur compagnie avec la pensée qu'elle se sentirait plus à l'aise au pawa des Indiens. Les yeux de poisson mort du vieillard fardé, les façons à la fois cauteleuses et méfiantes du baron Bessart, l'agitation et le regard trop brillant du nommé Martin d'Argenteuil lui parurent appartenir à une comédie factice. Mêlé à tout le peuple de la Cour cela devait vous avoir un air plein d'entrain. Ici, isolé, ce n'était qu'inquiétant.

Ils débitaient des compliments et des phrases creuses dont elle avait perdu le souvenir. Elle retrouva assez vite le réflexe des réponses venimeuses que l'on jetait empapillotées dans un sourire charmant.

– J'espère que vous n'avez pas trop retenu ce que je vous ai raconté à propos du « secrétaire de la main », dit Vivonne.

– Juste ce qu'il en faut.

– Qu'importe si vous savez le thésauriser et n'en point faire usage.

– Auprès de qui ?

Il ne pouvait s'empêcher d'employer le langage de l'intrigue et, sous le ciel du Canada, dans une petite ville figée par l'hiver, cela avait quelque chose de ridicule.

– Monsieur de La Ferté, nous sommes tous prisonniers des glaces.

La femme du tavernier était venue verser de l'eau fraîche, tirée au puits intérieur. C'était une coutume de toujours commencer par donner à boire un verre d'eau à l'hôte, usage venu des Indiens peut-être mais que nécessitait le climat très sec qui entretenait sur la langue un arrière-goût de fièvre.

Boire était un réconfort.

Ils commandèrent ensuite de l'alcool de prune.

Angélique félicita Martin d'Argenteuil sur ses gants rouges.

Il fit jouer d'un air avantageux ses phalanges et parla de ses talents au jeu de paume et de l'affection du Roi pour lui. Les gants étaient en peau d'oiseau, M. Gaubert de La Melloise lui avait recommandé l'Eskimo du sorcier de la Basse-Ville qui était habile en cet art.

– Mais le sorcier ne vaut rien, dit M. de Saint-Edme.

– Lui avez-vous demandé des poisons comme à Paris ? s'informa Angélique.

Il fut de bon goût de s'écrier :

– Mais l'on n'empoisonne plus de nos jours à Paris. C'est de conjurations et de mauvais sorts qu'on fait emploi.

Martin d'Argenteuil qui semblait le plus désorienté par son exil au Canada s'était ranimé en voyant Angélique lui porter attention.

Il avoua qu'il s'ennuyait à Québec. Il se rongeait les sangs. Il avait des mélancolies. Il avait trouvé quelques jeunes gens pour jouer à la paume et M. de Ville d'Avray venait de leur mettre à disposition un de ses entrepôts où l'on pourrait dresser un fronton de planches.

– Mais je suis trop fort pour eux. Seul le Roi était digne d'être mon partenaire...

Il préférait l'alchimie. Surtout il était hanté par le souvenir de Marie-Madeleine de Brinvilliers. Aussi lorsque Angélique notifia le quartier du Marais pour y avoir eu son hôtel du Beautreillis, s'enquit-il avec fièvre :

– Vous avez dû être voisine de la marquise de Brinvilliers ?

– Oui, en effet... Et, en tout cas, en voilà une dont je suis bien certaine qu'elle maniait le poison. Elle a empoisonné des malades de l'Hôtel-Dieu. Je le sais de source certaine.

Ils se mirent à ricaner en levant les yeux au ciel.

– Tout le monde sait cela aujourd'hui et bien d'autres choses. Vous retardez, ma chère ! Elle vient d'être exécutée. On a dû lire sa confession en latin tant ses crimes étaient odieux.