– Dans quelle certitude puisez-vous la conviction que ce n'est pas lui ?

Et comme elle ne répondait pas.

– Est-ce à dire, ma Sœur, que vous savez QUI est l'homme noir ?

– … !

– Ma Sœur pouvez-vous nous LE nommer ?

– Non ! Non ! Je ne PEUX pas, s'écria la Mère Madeleine en plongeant son visage torturé entre ses mains.

– Mais laissez-la donc en paix, la pauvre créature ! intervint Angélique. N'a-t-elle pas assez pâti, comme nous-mêmes, de toutes ces histoires ? À quoi riment ces précisions que vous exigez d'elle, mon Père ? Pourquoi tout préciser, dénoncer, définir ? Pourquoi ne trier que ce qui peut faire mal, décevoir sur la nature des êtres ? Tous les témoignages de destruction, de faiblesse, de déchéance doivent-ils nécessairement être inscrits ? Une tempête est faite pour passer. Si nous la retenions de force sur nos rives, elle ravagerait tout. Ce serait un geste insensé. Croyez-moi, mes Pères, il y a des choses qu'il ne faut pas retenir sous peine qu'elles ne vous ravagent. Il faut les laisser passer comme le vent... Mais qu'est-ce donc ? sursauta-t-elle malgré elle, alors qu'un de ces coups sourds, comme ceux d'un lointain canon qui par moments éveillaient les échos du monastère et n'avaient cessé d'accompagner leur conversation, éclatait avec plus de violence.

– C'est la tempête qui approche, répondit le Père de Maubeuge. Le vent qui passe... Que disiez-vous, Madame ?

– Que l'on ne gagne pas toujours à vouloir incarner l'esprit du mal, par des noms, par des signes qui demeureront, lui donnant pouvoir...

Elle frissonnait en se rappelant l'écriture du petit billet trouvé dans la casaque de l'homme tué par Piksarett... « Je viendrai ce soir si tu es sage. » La seule vue de l'écriture lui avait fait dresser les cheveux sur la tête. L'écriture d'Ambroisine...

– La plume parfois peut transmettre du venin, dit-elle.

À sa grande surprise, et alors qu'elle s'apprêtait à affronter les conséquences de son intervention, et à subir de nouvelles questions, le Père de Maubeuge eut un de ces petits signes de tête à la chinoise qui étaient sa forme de courtoisie, et, sans plus insister, il se leva, imité en cela par le Père Jorras, puis l'abbé Morillot.

– Dois-je conclure sur ces derniers mots ? demanda ce dernier.

– Lesquels ?

– « ... La plume parfois peut transmettre du venin... », relut gravement le jeune clerc.

Un sourire vint aux lèvres du Supérieur des jésuites.

– Cela me semble parfait, approuva-t-il.

Et il y avait eu sur ses traits une expression d'humour et de satisfaction.

– Dois-je relire la rédaction ? demandait l'abbé Morillot.

– Non, car la tempête approche. Nous allons signer.

La plume passa de main en main. Le manuscrit fut posé dans un tiroir que la Mère Madeleine avait poussé vers l'extérieur, puis qu'elle ramena derrière la grille afin de le signer à son tour.

Puis l'abbé Morillot reprit le tout et le rangea dans un sac en peluche.

– Ma Sœur, je reviendrai vous voir, cria Angélique avant que le rideau noir ne retombât de l'autre côté de la grille, lui cachant la Mère Madeleine.

Angélique avait été obligée de crier à cause des bruits du vent qui ébranlait les portes et qui ne faisait que s'accroître.

– Oui, revenez nous voir, chère dame, répondit la voix douce derrière la tenture. Nous vous ferons visiter nos sept autels.

Piksarett et le chef montagnais se rapprochèrent. On les avait oubliés dans la tension de l'heure précédente.

Le comte de Loménie prit le bras d'Angélique sous le sien.

– Je vais vous accompagner, Madame.

Maintenant que tout était terminé, Angélique leur trouvait à tous une apparence aimable.

– Vous avouerai-je, mon Père, que je me sens lavée comme par l'eau lustrale d'un nouveau baptême.

– Vous n'aviez rien à craindre, Madame, répondit le Père de Maubeuge. Cette confrontation comme vous l'avez fait remarquer vous-même ne visait qu'à mettre en lumière ce que nous savions tous.

Cependant, malgré l'urgence pour tous de regagner leur domicile, le Père de Maubeuge leur réservait encore une annonce d'importance. Il se tourna vers le comte de Loménie.

– Je m'adresse à vous, Monsieur le chevalier de Malte, car je sais l'amitié de longue date qui vous a uni au Père Sébastien d'Orgeval. Je sais aussi les questions que vous vous posez sur son sort et les inquiétudes que vous en concevez. Je ne pouvais parler jusqu'à ce jour, avant que la question que nous venons de traiter ne soit éclaircie à la lumière du Saint-Esprit. Cela étant, je suis heureux de pouvoir désormais vous rassurer sur le sort de votre ami et je vous autorise, mon frère, si nos concitoyens s'en informent près de vous, à leur révéler les décisions prises en commune volonté par nous-même et le Père d'Orgeval. Vous n'ignorez pas que nos missions d'Iroquoisie, dont les territoires s'étendent des confins du grand sault de Niagara à ceux du lac nommé de Toronto, et délaissées longtemps depuis le grand massacre des Hurons et de nos missionnaires perpétré par les Iroquois des Cinq-Cantons, se relevaient de leurs cendres.

« Depuis des années des catéchumènes, des baptisés, appartenant à ces nations apparentées aux Iroquois, réclamaient de plus en plus ardemment le retour des Robes Noires pour les conserver dans la foi de leur baptême. J'ai jugé le moment venu d'envoyer en ces lieux déshérités le plus capable, le plus influent, le plus courageux de nos missionnaires : j'ai nommé Sébastien d'Orgeval. N'a-t-il pas, presque à lui seul, quasiment converti les immenses territoires de l'Acadie de l'Ouest, veillé par les armes au maintien des frontières avec les hérétiques de Nouvelle-Angleterre ? « Aux Iroquois » il saura soutenir et défendre ces peuples abandonnés et sans cesse menacés d'extermination par leurs frères demeurés païens. Tout le désignait, car s'il a appris facilement de nombreux dialectes abénakis, il parle aussi couramment le huron-iroquois. Il s'est donc mis en chemin alors que votre flotte parvenait sous Québec, Madame. Voici pourquoi vous et votre époux ne l'y avez pas trouvé. Lui-même comprenait que c'était mieux ainsi. Il ne s'arrêtera ni aux Trois-Rivières ni à Ville-Marie. S'il ne peut atteindre les limites d'Iroquoisie avant les grandes tempêtes de neige qui en interdiraient l'accès, il hivernera au fort de Cataraqui sur le lac Frontenac.

Le Supérieur parlait de sa voix posée et l'ébranlement des coups de vent orchestrait avec une force de plus en plus violente ce récit tranquille. Angélique en avait les nerfs secoués.

– ... Comme vous le voyez rien de mystérieux dans ce décret. Il était seulement préférable d'attendre l'apaisement des passions, avant de susciter par notre ville, volontiers bavarde et excessive, les commentaires d'une démarche que le Père d'Orgeval a accomplie en toute lucidité. Il s'est éloigné conscient de suivre au mieux la voie désignée par son Maître, Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont il demeure le soldat aveuglément soumis par ses vœux.

Au même instant, un bruit terrible commença de monter au-dehors, comme l'arrivée par la forêt d'attelages de cent chariots en folie : galops, escadrons, heurts des roues de bois sur les pavés, une armée démente parut défiler devant le couvent, poussant des rugissements sans fin. On eût dit des charrois de canons roulants, traînés par des chevaux emballés faisant résonner les voûtes et craquer les portes.

Angélique se crut la proie d'une hallucination.

– Qu'est-ce donc ? s'écria-t-elle se cramponnant nerveusement au bras de Loménie.

– La tempête ! répondirent-ils sans paraître s'émouvoir.

Piksarett remettait sa peau d'ours.

La porte s'ouvrit avec fracas et l'intendant Carlon entra, poussé dans le dos par la force du courant d'air. Les silhouettes d'une sœur converse tenant un bougeoir et d'un vieil homme portant une torche se profilaient derrière lui. Le hurlement du vent sauta dans la pièce tel un être fou, tournant en tous sens, et les assourdit.

– Ce n'est rien, cria M. Carlon, ce n'est qu'une petite tempête. Nous allons pouvoir regagner à temps nos demeures. Mais il faut que nous vous escortions, Madame, et nous devons partir aussitôt.

– Laissez vos chevaux à l'écurie, Messieurs, conseilla la sœur converse, la neige est déjà trop haute, ils tomberont...

Dans l'entrée, pourtant close, on dut avancer courbé en deux. Des vents turbulents passaient par tous les interstices, sifflant comme des vipères, crachant des jets d'une vapeur cinglante et froide. Des cristaux de neige s'infiltraient sous les plinthes. Les portes étaient secouées comme par une poigne démente. La sœur converse voulut absolument nouer un bout de lainage sous le menton d'Angélique afin de mieux maintenir le capuchon de sa mante.

La poterne ouverte révéla, dans son rectangle découpé, un monde grisâtre, bouillonnant, déchiré, ravagé de zébrures horizontales. Les rafales passaient, entraînant une neige fine, poudreuse, qu'on voyait à peine, mais qui montait au sol avec la rapidité d'une eau emplissant un réservoir.

La bougie de la converse fut soufflée. La torche du vieux domestique grésilla et s'éteignit dès qu'il eut mis un pied dehors. Il trouva les chevaux qui avaient déjà de la neige jusqu'aux jarrets et les entraîna vers le porche de la cour du monastère. Curieusement, au sein même de la tourmente, le bruit semblait moins effrayant qu'à l'intérieur du couvent. Sans doute parce qu'il s'amplifiait jusqu'à en rendre inconscients ceux qui s'y plongeaient...

Dès les premiers pas, ils étaient surtout absorbés par la lutte contre le mur de la bise. On aurait dit avoir affaire à un hercule haletant et invisible qui s'opposait sauvagement à leur avance. Dans la rue on ne voyait plus rien, ni bâtiments, ni rues, ni sentiers.