La pensée de ces deux témoins qu'on lui imposait commença à inquiéter Angélique.

– Qu'attendons-nous ? demanda-t-elle.

– Le R.P. de Maubeuge.

Le Supérieur des jésuites tournait précisément le coin à l'angle du bâtiment de la Prévôté, en retenant d'une main son chapeau à large bord. Comme le vent se calmait subitement, les manteaux retrouvèrent leurs plis hiératiques et, les couvre-chefs ne risquant plus de s'envoler, on put s'aborder avec la dignité requise.

À se voir entourée de soutanes noires, Angélique commença à craindre qu'à la prochaine étape le Père d'Orgeval n'apparût comme sortant d'une boîte. Sans y croire elle ne cessait de s'y attendre depuis son arrivée. Elle regretta de ne pas avoir demandé à Joffrey de l'accompagner, car, après tout, le Père d'Orgeval était leur adversaire commun. Il avait brandi son épée et levé son étendard contre Joffrey de Peyrac considéré par lui comme usurpateur en Acadie, avant même qu'il ne s'attaquât à elle et ne la dénonçât comme suppôt du diable.

Malgré ses résolutions, l'angoisse la prit tandis qu'elle levait les yeux vers les hauts murs de pierre grise du monastère.

Mais il n'y avait rien à Québec qui pût être entièrement solennel ou tragique du fait de l'intervention des Indiens qui, en toutes choses, fureteurs, farceurs, harcelants, importants, se trouvaient mêlés à la moindre affaire.

Au moment où le Père de Maubeuge s'apprêtait à soulever le heurtoir de bronze du grand portail on vit arriver par la Grande Allée un chef algonquin de la tribu des Montagnais et sa petite fille. Il venait remettre l'enfant aux dames ursulines afin qu'elles en fassent une chrétienne accomplie. M. Louis Jolliet, qui connaissait leur idiome, les accompagnait afin de leur servir d'interprète.

M. Jolliet présenta le Sagamore, titre que l'on donnait au chef de tribu, qui se nommait Mistagouche. La petite Indienne avait cinq ans. Baptisée au fond des forêts par un missionnaire itinérant, elle répondait au joli nom de Jacqueline. Son père, géant tatoué, l'arc et le carquois à l'épaule, la menait par la main, petit écureuil au cœur palpitant, aux grands yeux de nuit. Un bandeau brodé de perles et de poils de porc-épic retenait sa chevelure ébouriffée, copieusement ointe de graisse d'ours. Les mêmes dessins, tels que les sauvagesses aiment à en exécuter, ornaient l'ourlet de sa tunique de peau chamoisée ; ses chevilles émergeaient, frêles ; de ses mocassins frangés.

Puis, par cette même Grande Allée, arrivait aussi un cavalier. M. de Loménie-Chambord mit pied à terre et se dirigea vers eux. Sa venue n'était pas fortuite. Il avait prié les jésuites de l'avertir du jour où Mme de Peyrac se rendrait au couvent des ursulines.

– C'est moi qui ai été envoyé à Wapassou pour éclaircir les termes de la prédiction et juger de la créance qu'on devait y accorder. Je veux être près de vous aujourd'hui, lui dit-il.

Il accrochait la bride de son cheval à l'un des anneaux fixés dans le mur. Elle le prit en aparté.

– Êtes-vous venu pour m'aider ? lui demanda-t-elle.

Le chevalier de Malte sourit.

– Non ! Vous n'avez pas besoin d'aide, ma chère amie... Mais je suis venu parce que peut-être avez-vous besoin d'amitié ?... Entrons.

Dans l'épais vantail une porte s'était ouverte. Toute la compagnie pénétra à l'intérieur et descendit quelques marches de pierre qui menaient à un vestibule dallé. Quelqu'un s'y trouvait que l'on n'attendait pas : Monsieur l'intendant Carlon, lequel avait coutume de visiter parfois l'une des Mères avec laquelle il entretenait, même lorsqu'il se trouvait à Québec, une correspondance assidue. De nouvelles civilités furent échangées.

Par un tour grillagé sur la gauche, la voix d'une invisible sœur portière s'enquit du nom des religieuses que l'on désirait voir. Puis une autre porte manœuvrée de l'intérieur par une ficelle tirée les introduisit dans un parloir au parquet de bois bien ciré.

On vint chercher M. Carlon pour le conduire à un parloir plus exigu où, assis devant la clôture grillagée, il allait pouvoir s'entretenir avec sa pieuse égérie des fins dernières de l'âme.

La Mère Madeleine avait été prévenue, mais il fallait auparavant s'occuper du sauvage et de son enfant, ce qui retarderait un peu l'entrevue.

Le grand chef était impressionné par ce décor nouveau et bizarre pour lui. Il regardait autour de lui et avait des gestes timides et un sourire enjôleur, attendrissant pour sa carrure. Les Montagnais s'éparpillaient des environs de Saguenay jusqu'aux limites du Labrador. Mistagouche avait fait un long voyage pour atteindre ce monastère des Blancs. Admiratif, il examinait les tableaux suspendus aux murs qui représentaient des cœurs percés de glaives, couronnés d'épines, surmontés de flammes ardentes.

À la droite de la porte on trouvait un bénitier en faïence où chacun en entrant avait pris un peu d'eau bénite du bout des doigts avant de se signer.

Dans les profondeurs du couvent une cloche tintait. Une jeune religieuse entra, une novice qui avait droit de semi-clôture afin de pouvoir accueillir les élèves dès le seuil. Elle s'extasia de tendresse à la vue de l'enfant, lui ouvrit les bras, l'enleva sur son cœur. Elle lui parlait en langue indienne de racine huronne que la petite Montagnaise ne comprenait pas bien mais qui lui était familière. La novice couvrait de baisers et de caresses les petites joues ivoirines, ombrées de crasse, la câlinait et la berçait afin d'apaiser sa frayeur. Elle lui montra un pruneau confit, une balle rouge.

La dilection brûlante qui avait poussé cette jeune fille de noble famille à traverser les mers pour le salut des pauvres sauvages rayonnait sur le visage de la jeune sœur et s'exprimait dans ses transports qui auraient pu être ceux d'une mère retrouvant son enfant.

Elle assura le père de Jacqueline que la petite ferait l'objet de tous les soins des Mères, serait fort aimée d'elles, qu'on ne lui enlèverait pas son amulette qu'elle portait au cou pour la préserver des mauvais esprits, ni qu'on n'aurait garde d'oublier de l'oindre tous les jours de graisse pour la protéger du froid en hiver, des moustiques en été, pieux mensonges en ce qui concernait peut-être ces dernières assertions. En tout cas, Jacqueline ne manquerait jamais de rien, mangerait tous les jours à sa faim, certifiait-elle.

M. Jolliet traduisait.

La novice se retira, emportant l'enfant blottie dans son giron, tout en continuant de parler et de chantonner afin de la distraire de cette séparation d'avec son père. Celui-ci, qui, par sa taille, dominait tout le monde d'une tête, se tourna vers chacun en prononçant un petit discours qui devait être courtois. S'agenouillant, il tira de son havresac deux peaux de loutres et des dépouilles de renards puis les ayant posées à terre, il demanda de l'eau-de-vie. Les visages des jésuites se firent sévères, et Louis Jolliet gourmanda le sauvage.

– Ils sont incorrigibles, dit le comte de Loménie. L'an dernier des sagamores montagnais sont venus en délégation à Québec demander l'abolition de la traite de l'alcool qui les rend assassins et meurtriers entre eux, au point qu'ils tuent femmes et enfants dans leur délire. Mais, voyez, celui-ci a déjà oublié ses plaintes et ses serments...

Le sagamore se tourna vers Angélique et recommença par gestes sa demande. Un quart de chopine, semblait-il implorer, dont il mesurait la valeur du pouce et de l'index.

– Il sait que nous ne lui en donnerons pas. Il tente sa chance auprès de vous qui êtes nouvelle venue à Québec.

La clarté du jour baissait étrangement. Avec l'arrivée du nuage obscur, la pénombre s'alourdissait et seuls les visages et les mains se détachaient, blafards. Louis Jolliet sortit en disant qu'il allait réclamer du luminaire. Le Montagnais posa doucement, dans un coin, son arc et son carquois, son bouclier d'écorce. Il ne désespérait pas à la fin d'obtenir une petite dose d'alcool en échange de ses fourrures et du don qu'il avait fait de sa fille aux très saintes Mères.

Dans les profondeurs du couvent, la cloche continuait toujours à appeler à petits coups brefs et irréguliers.

L'interprète revint avec deux bougeoirs d'argent supportant chacun trois chandelles. Il voulait prendre congé, emmenant son sauvage avec lui. Mais Mistagouche avait mis son espoir en Angélique, cherchant à la désarmer par une mimique destinée à l'amuser et à inspirer sa pitié. Elle ne s'y laissait pas prendre, connaissant la hardiesse sans limite des indigènes et ce que leur sourire amène cachait d'entêtement et de ruse lorsqu'il s'agissait d'obtenir de l'eau-de-vie.

M. Jolliet finit par s'en aller car il avait répétition au Séminaire avec la chorale des petits élèves pour préparer les chants de Noël.

Le sagamore alla s'asseoir par terre, sous le grand crucifix, le dos au mur. Il ne bougeait pas plus qu'une statue et attendait. La clarté du jour remontait. Un rayon de soleil parut s'évader entre les nuages. Les deux jésuites et le prêtre parlaient entre eux dans un coin de la pièce.

Angélique était trop impatiente pour prendre place sur l'un des sièges disposés le long des murs du parloir. Elle allait et venait, examinant les tableaux.

La porte s'entrouvrit doucement et le profil de belette de Piksarett se glissa dans l'entrebâillement. Il souriait de toutes ses dents de rongeur, enchanté de la surprendre. Après avoir examiné les alentours et reniflé dans la direction du Montagnais avec un air dégoûté, il entra tout à fait, se couvrit d'eau bénite et de signes de croix.

– Salut, Sagamore, pourquoi viens-tu ? demanda Angélique.

– Il faut se hâter, répondit Piksarett, énigmatique.

Mais avec la même dévotion que Mistagouche tout à l'heure, il allait déposer ses armes, c'est-à-dire son mousquet d'honneur à long canon, dans une encoignure, puis rejetait sa fourrure d'ours noir. Nu, sans autre vêtement que son brayet de peau, et ses médailles et chapelets au cou, jamais il n'avait paru si dégingandé, avec ses longues jambes maigres d'échassier.