Son nez un peu retroussé, ses sourcils écartés en accent circonflexe lui donnaient, par instants, un air de jeune fille naïve et désarmée. Sa peau était étonnamment blanche et diaphane. Elle avait le front lisse sur lequel retombait une pointe de dentelle coquettement posée sur sa chevelure blanche. Seules ses mains, longues et déliées, mais plus ridées que son visage, trahissaient son âge.
Angélique avait entendu dire qu'elle avait été mariée. Mais on continuait à lui donner spontanément du Mademoiselle. Peut-être à cause de son air de jeunesse. Il était aussi fréquent d'en user ainsi vis-à-vis de veuves ou de femmes sans enfants de la petite-bourgeoisie.
L'alitée jeta ses lunettes au loin, sur l'édredon.
– Je n'ai pas besoin de bésicles pour vous voir. Je vous vois très bien, même si vous vous tenez à distance. Je ne les mets que pour écrire. J'écris énormément.
– Je sais.
Le lit était encombré de papiers, de manuscrits serrés par une sangle, à la façon des dossiers de notaires, de livres ouverts, retournés comme pour marquer la page où s'était arrêtée la lecture ou l'endroit d'une citation à méditer.
Une écritoire aux pieds courts disposée comme un secrétaire, avec la cavité pour l'encrier et la tablette inclinée qu'on pouvait soulever, était placée devant elle, sur ses genoux.
Enfin, parmi les papiers et dossiers, une cassette à demi ouverte laissait échapper des liasses de lettres maintenues par des rubans de différentes couleurs.
Honorine avait accompagné sa mère et, blottie dans les jupes d'Angélique avec des airs timides, elle ne quittait pas des yeux Mlle d'Hourredanne.
Elle trouvait que cette jolie femme de soixante ans avait l'air d'un oiseau dans son nid. Un nid de papiers, composé habilement et de matériaux divers comme tous les nids d'oiseaux. Elle se demandait pourquoi cette dame préférait se couvrir de papiers plutôt que d'une bonne couverture de Catalogne comme Eloi Macollet en avait posé sur son lit cette nuit par le grand froid. Est-ce que tous ces papiers lui tenaient chaud ?
C'était une circonstance exceptionnelle et, somme toute, heureuse, qui avait fini par amener Angélique et Honorine dans cette chambre tendue de tapisseries, garnie de beaux meubles et de tableaux où s'écoulait la vie de l'invisible épistolière de Québec.
Au fond de la pièce, par la porte-fenêtre entrouverte qui laissait entrer comme une présence sournoise une dense bouffée de froid, on apercevait un coin du jardin aux carrés de buis enneigés et la perspective du verger de pommiers, parmi lesquels on voyait s'agiter et courir en tous sens des personnes diverses, les bras levés.
Le glouton apprivoisé de Cantor était de retour et s'était faufilé dans le jardin de leur voisine où on le poursuivait.
La servante anglaise qui, dans sa cuisine, plumait sans hâte un chapon, avait cru apercevoir quelque chose entre les arbres. Elle ouvrit la porte sur le jardin. La chienne en profita pour s'élancer en aboyant follement.
Ce que voyant, Angélique qui, de la maison, avait suivi le remue-ménage, prit la main d'Honorine et décida que le moment était venu d'aller soulever le heurtoir de la porte de Mlle d'Hourredanne pour, à la fois, présenter des excuses, donner des explications et se faire connaître d'elle. L'Anglaise ne sachant plus où donner de la tête était venue lui ouvrir.
– Comment vous portez-vous ? demanda Angélique. Monsieur de Ville d'Avray m'a dit que vous souffriez de douleurs, de rhumatismes.
Mlle d'Hourredanne ne faisait pas montre de beaucoup d'aménité, mais c'était peut-être une attitude de défense chez une femme âgée, jalouse de ses amitiés, et que la maladie retenait à l'écart de la vie mondaine.
– Monsieur de Ville d'Avray ne sait rien de moi, ni de mes douleurs. Il est bien trop préoccupé de ses affaires. Et je l'ai peu vu depuis votre arrivée. Vous avez provoqué beaucoup d'événements, Madame …
Angélique lui expliqua les raisons de leur intrusion.
– Un glouton ! dit Mlle d'Hourredanne. Un Kar-ka-fou !... Déjà votre chat rend ma chienne nerveuse. Le dogue de Monsieur de Chambly-Montauban va n'en faire qu'une bouchée de votre glouton.
– C'est ce que nous craignons. C'est pourquoi je me suis permis...
Comme les personnes qui se taisent beaucoup, lorsqu'elle avait l'occasion de s'adresser à quelqu'un Mlle d'Hourredanne continuait à voix haute les discours qu'elle avait l'habitude de se tenir intérieurement ou d'échanger avec son amie épistolière.
En quelques minutes, elle demanda son avis à Angélique et donna le sien sur la plupart des personnes en vue, déplora le caractère de Sabine de Castel-Morgeat qui avait les seins trop audacieux pour une personne aussi ennemie des choses de l'amour, regretta de voir Mme de Mercouville présidente des dames de la Sainte-Famille plutôt que Mme de Beaumont plus dévote.
– Avez-vous été chez les ursulines ? Avez-vous vu la Mère Madeleine ?
– Non, pas encore !
– La neuvaine est terminée. Vous allez être bientôt convoquée.
– Je l'espère.
Du fond du verger, une boule sombre jaillit et fonça vers la maison comme un projectile. Angélique se précipita pour barrer l'entrée, effrayée à l'idée de voir le glouton faire irruption parmi les meubles et les bibelots fragiles.
L'animal s'arrêta à quelques pas d'elle dans une gerbe de cristaux de neige.
C'était bien Wolverines.
Il la reconnaissait, ses yeux ronds et noirs la fixaient avec intensité. « Comme il est intelligent, pensa-t-elle, presque un être humain. »
Cependant, l'on pouvait comprendre la terreur superstitieuse que le glouton inspire aux Indiens en butte aux méfaits de ce redoutable adversaire qui démonte leurs pièges, pille leurs caches et se venge d'eux avec une subtilité confondante. C'est un animal étrange, forme d'ours ou d'énorme blaireau, le ventre, la tête, les pattes, le museau très noirs. La tête courte par rapport au corps, les oreilles et les yeux petits, la queue épaisse et touffue, la fourrure d'un noir-brun, été comme hiver, à bourre épaisse et longs poils soyeux pendant à la queue, il impressionnait par une laideur puissante que l'on sentait indomptable.
En arrêt, sa face camuse au ras du sol, la queue dressée, il se gonflait de tous ses poils et le soleil faisait étinceler la longue bande châtain clair qui jetait une traînée lumineuse sur ses flancs de l'épaule à la racine de la queue. La même blondeur luisant au front et aux joues, en opposition avec le masque noir cernant les yeux, contribuait à lui donner son air farouche et cruel qui terrorise. Sous le nez aux narines dilatées, la petite gueule ouverte découvrait les quatre canines pointues et blanches dans un rictus menaçant.
Était-ce cette face démoniaque que la femme maudite avait vue avant de mourir ?
Était-ce lui qui avait ravagé le beau visage d'Ambroisine, avec ses dents aiguës, ses griffes à demi rétractiles, hors des lourdes pattes d'un noir de suie.
... « Et je vis un monstre velu sortir des buissons, se jeter sur la démone et la dévorer... »
– Wolverines... Qu'as-tu fait ? lui murmura-t-elle.
Sortant de son immobilité, la grosse fouine virevolta et avec une prestesse de couleuvre fila vers le mur qu'elle franchit d'un bond. Les cris des Indiens du carrefour révélèrent son retour dans la rue de la Closerie Les poursuivants qui reparaissaient entre les arbres suivirent son chemin et sautèrent le mur
Le verger fut vide. La brume s'accentuait, couleur de tilleul.
Angélique referma la prote-fenêtre par où s'infiltrait l'air glacé. Derrière venue, la chienne qui était allée batifoler jusqu'aux confins de la propriété remonta la pente au galop. On rouvrit pour la laisser entrer et elle se précipita dans la chambre, la langue pendante tout excitée de cette partie de cache-cache inespérée.
– C'est une chienne de race cananéenne, présenta Mlle d'Hourredanne. La première race de chiens domestiques, d'où le « cane » des Romains qui gardait l'entrée de leurs villas. Un de mes amis l'a rapportée des Échelles du Levant. On l'a croisée avec le dogue de Monsieur de Chambly-Montauban. Les sujets en sont forts beaux.
Elle repliait ses lettres en soupirant
– Votre chat insolent... un Kar-ka-fou féroce, tous ces animaux de la création à se promener sur mon mur. J'aurais mieux fait de garder ma palissade de pieux bien effilés qui cernait le jardin auparavant.
Elle classait ses papiers avec méthode, y jetait un dernier regard avant de les ranger dans la cassrtte, s'attardait sur quelques mots saisis au passage. Elle se mit a chercher dans un autre coffret.
Grommelant en anglais, la coiffe de travers, la servante essoufflée avait réintégré sa cuisine. Elle vint peu après portant sur un plateau d'argent une écuelle de bouillie d'avoine. La cuisson du brouet avait dû souffrir des ébats de sa préparatrice qui avait abandonné ses fourneaux pour courir à la poursuite du glouton
Un net parfum de brûlé s'en dégageait. Ni servante m maîtresse ne semblèrent s'en formaliser.
– Posez ça là, dit Mlle d'Hourredanne en désignant sa table de chevet. Ah ! Voici ce que je cherchais !
Elle soulevait d'un air ravi une autre liasse manuscrite.
– Si vous saviez de quel trésor il s'agit. C'est un roman pour lequel le libraire Bardin a pris un privilège l'an dernier. Mais il ne l'a pas encore publié et l'on se passe quelques copies, sous le manteau. La princesse de Clèves. C'est Madame de La Fayette qui l'a écrit.
Elle s'interrompit et se mit à examiner Angélique avec attention.
– Vous intéresseriez Madame de La Fayette... Votre vie amoureuse doit avoir été très mouvementée ?
– J'ignore ce que vous voulez dire exactement par « mouvementée », dit Angélique en riant.
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