Protégés par les prières des uns, les canons de l'autre, ils ne voulaient plus en bouger. Là seulement, ils se sentaient à l'abri des coups de leurs féroces ennemis iroquois.
De ce fait, la présence de leurs wigwams d'écorce, juste sous les fenêtres du greffe royal, y apportait une forte odeur de fumée de boucan, de graisse d'ours et de maïs bouilli, qui se mêlait à celle des encres et de la paperasserie et élaborait des senteurs composites pour le moins vigoureuses.
À part cette note insolite, rien ne rappelait, lorsqu'on pénétrait sous les voûtes et dans les pièces étroites et encombrées d'étagères et de grimoires, que l'on ne se trouvait pas en France. Tout y était reconstitué pour évoquer les officines communes et sinistres groupées autour du Palais de Justice, sur les bords de la Seine.
Nicolas Carbonnel, c'était ce greffier qui s'était tenu dans l'ombre du procureur au Grand Conseil et qui avait une haute estime de la tâche dont il était investi et il apportait à la remplir et à servir Noël Tardieu une dévotion pointilleuse et un sûr instinct des moyens à déployer pour parvenir à ses fins c'est-à-dire : faire rentrer les amendes, les impôts, les taxes de citoyens récalcitrants et indirectement remplir les caisses de l'État tout en imposant la discipline qui est indispensable à toute cité prospère et réputée. Il était très organisé. À son greffe, il gardait, exposé bien en vue, l'étalon de toutes les mesures et poids en usage : minot, demi-minot, boisseau, pot, pinte, aune, demi-aune, romaines, crochets, balances, poids, chaînes pour la mesure exacte des cordes de bois. Le bois de chauffage devait avoir trois pieds et demi entre deux coupes et la corde huit pieds de longueur et quatre de hauteur.
Revêtu d'une fonction qui avait ses servitudes et son climat particulier, le greffier en avait tous les abords, les manies, le comportement, au point qu'il portait calotte sur une chevelure qui n'était pas encore clairsemée ; qu'il se vêtait avec austérité de serge noire ou gris foncé, alors qu'on le disait à l'aise ; qu'il affectait une échine arrondie et comme courbée sous le poids, enfin qu'il pouvait être, suivant les discours qu'on lui tenait, un peu dur d'oreille ou étonnamment éveillé.
Ses gestes avaient de la lenteur et son abord paraissait distrait, mais l'on s'apercevait très vite qu'il était d'une vivacité surprenante lorsqu'il s'agissait de rédiger un procès-verbal d'infraction aux règlements ou de décider d'une perquisition en bonne et due forme là où il l'estimait urgente.
– Alors, vous payez ? s'informa-t-il tout en commençant à tailler une plume d'oie parmi les dix qui attendaient devant lui à portée de main et en ravivant d'un coup de targette les braises d'un petit réchaud, afin de faire fondre la cire du sceau qu'il comptait apposer au bas de sa feuille de constat.
Dix bâtonnets de cire rouge étaient également rangés en bon ordre près de l'encrier.
– Oui, dit Angélique en portant la main à sa bourse.
Mais, ayant examiné le cas, il dit que cela ne pouvait pas s'arranger, qu'elle ne devait payer que deux livres et demie, et Ville d'Avray, en tant que propriétaire, devait se présenter pour payer les deux autres et annoncer ses intentions quant à la construction des coupe-feu.
*****
Angélique se retrouva sur la place de la Cathédrale alors que l'on sortait de la première messe. Ville d'Avray qui venait d'arriver était déjà au courant et naturellement, dans « tous ses états ».
– Je ne paierai rien et je ne construirai rien. Allons voir Basile, il nous conseillera. Lui seul peut avoir raison de ces rapaces.
Voyant se dessiner un mouvement général vers la Basse-Ville, la petite Honorine se mit à hurler subitement en se cramponnant à Angélique.
– J'en ai assez, je ne te vois plus, criait-elle. Tu es toujours partie. Tu ne t'occupes plus de moi, ni de Chérubin. Tu ne t'occupes que du petit bébé gourmand... Je veux retourner à Wapassou.
Ces revendications, longuement ressassées dans la petite tête, trouvaient enfin l'opportunité d'éclater au grand jour, sous le coup de la déception. Car Honorine voyait depuis le matin s'éloigner le moment de faire sauter les crêpes comme on le lui avait promis pour le repas du lever. Et aussi, sous l'aiguillon du déplaisir que lui inspirait la propriété des Mercouville proche, par la grille ouverte de laquelle n'allait pas manquer de surgir la redoutable et minuscule Ermeline, farfadet impénitent, à la recherche toujours inapaisée de bonbons et de friandises et surtout d'Angélique.
Et voilà qu'elle apparaissait, en effet, avec sa rapidité de lutin, ses petits pieds ne paraissant pas toucher terre, jetant ses cris et ses rires d'oiseau extasié.
C'en était trop !
Honorine hurla de plus belle, les yeux clos, la bouche grande ouverte, les joues nappées de larmes. Cette fois, elle avait décidé de dominer Québec, ainsi que sa mère l'avait fait le jour de l'arrivée, mais avec ses moyens propres.
Ses cris forcenés réussirent à imposer silence au caquetage dépourvu de sens des adultes.
– Je ne te vois plus, répétait Honorine dans ses larmes et, retrouvant sous le coup de la frustration le zézaiement de sa petite enfance, elle fit défiler ses griefs. Tu montes ! Tu descends ! Tu cours dans toutes les maisons et moi qu'est-ce que ze deviens là-dedans, avec ce Chérubin ?... Ze veux retourner à Wapassou. Ze veux Barthélémy et Thomas ! Pourquoi ne sont-ils pas venus avec nous ?
– Tu sais bien qu'on ne pouvait les amener. Ils sont protestants.
– Ze veux retourner chez les protestants ! cria Honorine de toute sa voix.
Une telle exclamation hurlée au sein d'une cité éminemment papiste était pour le moins inopportune.
On se retira précipitamment dans la maison, on mit presque les verrous et les barres aux portes et, enfin tranquilles, on graissa la grande poêle à crêpes et elle fut déposée sur les braises de l'âtre.
Pour distraire l'humeur de sa fille, Angélique monta avec elle jusqu'au deuxième comble du toit que l'on atteignait par une courte échelle. Des lucarnes, on voyait alors très loin.
Angélique et Honorine, la tête et les épaules sorties au ras de l'imposte et le visage fouetté par le vent, pouvaient jeter un regard circulaire sur le domaine à leurs pieds. D'où elles se trouvaient leur vue plongeait par-dessus les murs et les palissades.
L'enclos des ursulines offrait un champ d'observations des plus faciles à la curiosité d'Honorine et de sa mère. Malgré les grands murs qui cernaient la propriété, il leur était loisible de suivre l'existence familière, toute de piété et de travaux, de ces femmes petites élèves, dont la plupart filles d'habitants ou de seigneurs éloignés, étaient pensionnaires, prenaient leur récréation dans le verger.
Angélique avait observé que la principale distraction de ces enfants paraissait être la danse. Des danses paysannes pour la plupart, amenées des provinces d'origine par les parents : la bourrée, le rigodon.
Elles se tenaient par le bras et tournaient en rond, dans un sens, dans l'autre. Elles se plaçaient en rangées, face à face, avançaient, reculaient, en battant des mains, faisaient la révérence... Dans l'air glacé, les petites voix scandaient les ritournelles naïves.
Sur le pont de Nantes
Marion, Marion, danse
Sur le pont de Nantes
Marion dansera.
Bergers, entrez dans la danse
Marion, Marion, danse
Sautez, dansez, embrassez qui vous voudrez.
Il y avait quelques enfants indiennes parmi elles, auxquelles on laissait leurs habillements de peaux frangées, leurs mocassins et leur petite plume unique plantée dans le ruban brodé de perles qui retenait leurs longs cheveux noirs. Elles paraissaient gaies et espiègles et ne dansaient pas moins et ne criaient pas moins que les autres.
Dans un coin de l'enclos s'érigeait l'habituel groupement de quelques huttes d'écorce autour d'un foyer toujours fumant, petit campement d'Indiens réfugiés à l'ombre bénie de ces douces ursulines. Une vieille Indienne s'y apercevait toujours préoccupée à longueur de journée de soulever le couvercle de la marmite, d'en surveiller le contenu, de la retirer du feu, d'y ajouter un morceau de gras, une poignée de maïs, un gobelet d'eau. Comme un essaim de moineaux, quelques fillettes parfois s'abattaient autour d'elle dans ce coin du jardin, faisaient cercle, écoutaient une histoire, ne se privaient pas de pêcher dans le chaudron du bout des doigts quelques morceaux de la sagamité.
Elles repartaient en courant, se poursuivaient, grimpaient dans les arbres, ces courts pommiers trapus, dont la silhouette tordue étalée, avec des coudes, des angles aigus dans les rejets, parlait de leur croissance difficile, de branches brisées maintes fois sous le poids des neiges ou l'emprise des glaces.
Les fillettes, aux jupes colorées, se perchaient là-dessus, animant les branches de leurs plumages.
– Comme elles s'amusent bien ! faisait remarquer Angélique à Honorine. N'aurais-tu pas envie, un jour, d'aller jouer avec elles ?
Honorine regardait, s'intéressait, mais répondait :« Non ».
« Il faudrait pourtant qu'elle apprenne à lire », pensait Angélique.
Mais elle savait qu'elle n'aurait jamais le courage d'abandonner Honorine sur le seuil d'une porte conventuelle sans qu'elle en eût manifesté le désir. Honorine avait toujours été seule. Seule avec sa mère et de nulle part. Elle éprouvait de la méfiance vis-à-vis de la société comme si elle avait eu l'instinct d'en avoir été rejetée dès sa naissance. Le jour où elle se mêlerait aux joyeuses petites Canadiennes, ce serait une réparation du destin.
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