De plus, on avait vu ce suppôt d'une religion déformée, le protestantisme nommé, traverser la ville coiffé de ce haut chapeau noir en pain de sucre marqué d'une boucle d'acier par-devant qui caractérisait cette engeance du diable appelée Puritains, lesquels, en Angleterre, avaient poussé le sacrilège jusqu'à faire tomber sous la hache la tête de leur roi légitime.

Sans vergogne, et sans se soucier d'éveiller l'effroi de la population par l'apparition de cette silhouette drapée dans la cape genevoise qui rappelait celle de l'horrible Calvin, maître de la cité réformée des bords du Léman, il était descendu au port se promenant comme chez lui, était monté à bord du navire qu'on venait de remorquer dans l'un des bassins pour le radouber.

Angélique exposa que cet Anglais, s'il était de leurs amis, n'était pas de leur recrue. Jamais ils n'avaient eu l'idée de l'amener à Québec.

Elle raconta l'histoire d'Élie Kempton, colporteur itinérant de l'État du Connecticut en Nouvelle-Angleterre, que son commerce avait amené jusque dans le Golfe Saint-Laurent, où sa barque avait été arraisonnée par le Saint-Jean-Baptiste monté, Monsieur de La Vaudière ne l'ignorait pas, par un équipage de forbans, lesquels l'avaient capturé afin de faire main basse sur ses marchandises.

– Que faisait cet ennemi dans le Golfe Saint-Laurent, dont les rives acadiennes appartiennent à la Nouvelle-France et où seuls peuvent circuler les pêcheurs normands, malouins, bretons et basques ? Tout bâtiment anglais doit y être coulé sans sommation. Votre colporteur du Connecticut a encore eu de la chance.

Enfin, conclut-il, il doutait que cet Élie Kempton ne fût pas protégé officiellement par M. de Peyrac, car, durant son passage à travers la ville, il s'était montré évidemment escorté par des matelots du Gouldsboro que l'on avait reconnus sans peine à leurs uniformes.

Qu'allait-il faire au bassin de radoub ?

– Il allait porter des provisions et de la paille à son ours savant qui s'est endormi pour l'hiver dans les cales du Saint-Jean-Baptiste.

– Un ours ?

M. Tardieu de La Vaudière pinça ses belles lèvres renflées qui semblaient plus destinées à dispenser et recevoir des baisers, qu'à s'enlaidir par des moues sévères. Un ours ? Cette histoire ne lui disait rien qui vaille. Pourtant, Angélique plaidant qu'Élie Kempton était l'être le plus inoffensif qu'on pût trouver et prenant en considération qu'il avait été victime du capitaine Félon, lequel se trouvait en prison pour l'instant, il admit qu'il pouvait demeurer en liberté. Il pourrait même, à la rigueur, pratiquer son métier, à condition de se cantonner dans la chaussure de luxe dont on n'avait pas de fabricant en Canada.

– Il faudra qu'il paye patente.

– Il la paiera.

– Et qu'il se cantonne dans les hauts de la ville, qu'on ne l'y voie pas se promener, surtout avec ce sinistre chapeau.

– On ne le verra pas !

Elle était sur le point de le remercier chaleureusement, mais il l'interrompit.

– Un instant, je vous prie... Il y a une ordonnance spéciale à propos des prisonniers anglais en Nouvelle-France. Je vais vous la faire lire afin que vous sachiez bien à quoi vous vous engagez.

Il s'était fait accompagner d'un petit tambour de l'armée, ainsi que du héraut de la ville avec sa pique dont le fer était garni à la base de rubans aux couleurs de la ville et portant en bandoulière sa sacoche dans laquelle il mettait les rouleaux de parchemin des proclamations.

Nicaise Heurtebise en portefaix hirsute était arrivé coltinant sur ses épaules une énorme barrique, de la mesure de celle qu'on baptisait « tonneau d'Orléans, contenance 204 pots ».

Devant la porte, il retourna la barrique, heureusement vide, et le héraut se hissa dessus éveillant l'attention des Indiens du petit campement et de quelques voisins tôt levés.

Après avoir déroulé une feuille et fait signe au tambour de frapper une première jetée de baguettes, le fonctionnaire municipal psalmodia d'une belle voix de basse :

« Savoir faisons qu'ayant par notre règlement de police du 26 mars 1673 entériné les ordonnances sur les rassemblements des captifs anglais, rappelons aux habitants de cette ville de les respecter sous peine d'amende... »

– Qu'appelez-vous un rassemblement ? demanda Angélique au procureur.

– Deux, trois personnes au plus...

– Y a-t-il seulement autant d'Anglais que cela dans Québec ? À part notre puritain du Connecticut ?...

– Il y en a, affirma-t-il, ne serait-ce que la servante de Mlle d'Hourredanne, ajouta-t-il en se tournant vers la petite maison de l'autre côté de la rue, la nommée Jessy, une enragée qui refuse de se convertir et que l'on est bien bon de tolérer dans notre ville, au lieu de la renvoyer aux Indiens Abénakis qui l'ont capturée.

Angélique commençait à comprendre les réserves de la Polak sur le beau procureur : « C'est une teigne ! » Il n'avait de doux que son prénom : Noël.

– Et il va y avoir encore les deux Anglais captifs des Hurons, que Madame de Mercouville va faire venir quotidiennement, pour en apprendre le secret de la teinture des laines et du lin... Aussi, je vous engage...

– J'ai compris, coupa Angélique.

Mais il n'en avait pas fini... Il se recula pour examiner de plus loin la toiture de la maison du marquis de Ville d'Avray d'un œil critique. Sa hantise était l'incendie qui en quelques minutes pouvait détruire en plein hiver une partie de la ville, surtout en la Basse-Ville où les habitations étaient très serrées, la plupart en bois, avec des toits de bardeaux. Il avait fait proclamer des règlements draconiens et, sur ce point, l'on ne pouvait lui donner tort.

– Il n'y a pas de coupe-feu, dit-il.

Il s'agissait de petits murets qui séparaient les toits des maisons mitoyennes et dont la présence pouvait retarder la propagation des flammes.

– Mais la maison n'est encore accolée à aucun bâtiment et est même assez isolée des autres habitations.

– Qu'importe, la loi est la loi pour tous. Les ordonnances doivent être appliquées, toute maison neuve doit comporter l'édification de coupe-feu aux pignons. Monsieur de Ville d'Avray va être taxé de cinq livres pour infraction.

Il avertit le héraut et sa troupe de se rendre aux carrefours pour proclamer l'ordonnance sur les Anglais et celles, nombreuses, sur les incendies.

Dommage, décidément ! Il était d'une si grande beauté ! Et plus le soleil montait plus il était beau et plus il se révélait, par contraste, odieux.

Elle avait envie de lui pincer plaisamment le bout du nez en lui disant : « Vous êtes un goujat, Monsieur. »

Afin de lui faire comprendre que, même dans l'exercice de ses fonctions les plus austères, un beau garçon ne doit pas tromper à ce point sur la courtoisie, sinon l'indulgence, qu'une femme est en droit d'attendre de lui. Hélas ! Il semblait avoir oublié les règles du jeu... s'il les avait jamais connues et l'on était déjà dans l'obligation de s'interroger sur le mystère de son comportement : sot ou méchant ?

Prétentieux, à coup sûr. Il la tenait inutilement debout sans un mot d'excuse, sur le seuil de sa porte où Honorine et Chérubin étaient venus la rejoindre, levant vers lui leurs frimousses mécontentes. Angélique voyait le moment où Honorine allait s'éclipser pour revenir un bâton à la main en criant : « Je vais le tuer. »

– Laissez Monsieur de Ville d'Avray hors de cela, le pria-t-elle. Il a eu la bonté de mettre à ma disposition son hôtel particulier et je m'en voudrais de le voir tracassé pour des sottises. Où dois-je payer ?

– Car vous payez ? Pour le coupe-feu ?

– Oui, est-ce à vous que je dois verser ces cinq livres, greffier du Conseil Souverain ?

– Non ! C'est à Monsieur Carbonnel. Il lui faut enregistrer votre dépôt.

– Où le trouve-t-on ?

– Au greffe du tribunal du Grand Conseil.

– J'y vais de ce pas... Mais souvenez-vous, Monsieur le Procureur, que vous avez ouvert, aujourd'hui, un lourd contentieux à régler par vous en ce qui concerne mon salut éternel.

– Que... que voulez-vous dire ? bégaya-t-il, ahuri et enfin désarçonné.

– Vous m'avez fait manquer la messe.

– Madame, pouvons-nous vous être utiles, disaient derrière elle M. de Bardagne et M. de Chambly-Montauban, venant de leur « Closerie » où ils avaient festoyé assez tardivement la veille au soir.

– Non, non, par pitié... Allez à l'office pour la rémission de vos péchés... Moi, je vais au greffe payer cinq livres d'amende pour combler de joie Monsieur le Procureur Tardieu.

Et elle se mit à courir pour descendre la rue, en tenant la main d'Honorine qui « ne voulait pas rester à la maison »...

Elle ne tolérerait sur ses talons que Piksarett dans sa peau d'ours noir et, à la rigueur, les Indiens du campement et leurs chiens ; fuyant le dogue de M. de Chambly-Montauban avec des sauts de puces. Elle était en réalité toujours enchantée de toutes les occasions qu'elle avait de connaître un nouvel aspect de Québec.

L'immeuble où se tenait le greffe royal était situé derrière la cathédrale à mi-chemin de la côte qui conduisait à la Place d'Armes et à la résidence du gouverneur.

Les fenêtres des bureaux qui étaient orientées du côté du fleuve se trouvaient directement en surplomb au-dessus du campement permanent des Hurons au cœur de Québec. On les avait rassemblés là dix à douze années plus tôt, lorsque les lambeaux de cette nation, fuyant les massacres perpétrés contre eux par les Iroquois, étaient venus se réfugier sous l'aile d'Onontio, nom donné indistinctement à tous les gouverneurs, représentant le Roi de France.

Ils s'étaient accrochés à ce terre-plein, suspendu à mi-pente de la Haute-Ville, terrés à l'abri de leur palissade de pieux et à l'ombre des murs de l'évêché, de la cathédrale et du château Saint-Louis.