– Nous irons au bal ? Dans le palais du gouverneur ? Même nous, Madame ?...

– Oui, même vous ! Nous sommes au Canada et sachez que l'on y regarde moins au rang qu'à la qualité... Vous avez eu le courage de passer les mers pour venir peupler la Nouvelle-France et à ce titre on vous appréciera... Je m'occuperai que vous soyez bien coiffées, parées de façon accorte, mais vous, de votre côté, rappelez-vous toutes les belles manières que vous ont enseignées vos éducatrices. Vous viendrez donc, jolies, modestes, aimables, et vous ne serez pas dédaignées.

Elle les laissa baignant dans un rêve bleu. Delphine du Rosoy sollicita un entretien à l'écart :

– Si j'avais su que vous ne me garderiez pas à votre service, Madame, lui dit-elle, je vous aurais demandé de me laisser en Acadie. Je regrette tant de ne pas être restée à Gouldsboro comme certaines de nos compagnes, qui avaient un promis, qui ont pu se cacher au moment du départ de Madame de Maudribourg.

« Monsieur Paturel leur avait assuré qu'il les prendrait en charge. C'est un lieu un peu effrayant, au début, lorsqu'on y voit tous ces hérétiques et ces pirates qui s'y trouvent, mais vite, on se laisse séduire par la chaleur humaine qui y règne. Madame, puis-je vous demander très humblement de prendre en considération ma requête et de me ramener avec vous lorsque vous retournerez à Gouldsboro ?

– Nous n'en sommes pas encore là..., protesta Angélique. Le Saint-Laurent va se prendre dans les glaces et nous ne pourrons quitter Québec avant le printemps. Cela vous donne tout loisir de changer d'avis d'ici là.

Elle songeait à part :

« Qui sait si nous retournerons jamais à Gouldsboro ? Et vers quelle destinée nous voguerons quand viendra le printemps. »

La nuit prompte de l'hiver était là quand elle quitta la demeure des Mercouville.

Sur le noir de la nuit dansaient de minuscules flocons de neige qui ne se décidaient pas à tomber et tourbillonnaient de façon frivole.

Angélique se sentait oppressée comme chaque fois qu'il lui fallait se rappeler les événements du dernier été : La Démone, ses plaintes folles, son alliance ancienne avec le Père d'Orgeval. « Nous étions trois enfants maudits, lui, Zalil et moi, dans les montagnes du Dauphiné. » L'on échappe difficilement du cercle de craie magique de l'enfance.

Les lueurs douces des cierges brillaient derrière les vitraux de la chapelle des ursulines. Des bouffées de cantiques arrivaient, psalmodiés par des voix féminines. Les religieuses faisaient amende honorable pour les hosties dérobées.

Mais très vite son insouciance revenait. Les volées de cloches qui ne cessaient de planer au-dessus de Québec, plantée au cœur de l'Amérique, emportaient comme des oiseaux familiers les pensées inquiétantes ou pessimistes pour ne les emmener que vers les seules concrètes et dignes d'intérêt : la vie quotidienne, le salut de l'âme, la prière, les offices, les mondanités, l'approche de l'hiver, les provisions dans les caves ou dans les greniers, et encore les prières, les offices, etc.

Quand vint le dimanche et qu'à la messe Angélique vit arriver, portée par quatre enfants de chœur en surplis, une crédence chargée de gros morceaux de gâteaux, et que le marguillier en titre lui proposa la première part posée sur un coussin, geste honorifique, Angélique oublia qu'il n'y avait que huit jours qu'elle avait gravi la côte de la Montagne pour entendre le Te Deum en cette même cathédrale.

Elle oublia le temps, l'heure, le jour, et qu'il y avait dans la ville un homme qui avait été son amant et qui s'en autoriserait peut-être pour troubler l'harmonie de ses jours, qu'il y avait une visionnaire qui reconnaissait peut-être en elle un suppôt de Satan, ou un ecclésiastique fanatique jetant contre elle l'anathème.

Elle oublia le passé, le présent et l'avenir. Par la magie de cette odeur de gâteau mêlée à celle de l'encens, elle se retrouvait dans la petite église de Monteloup, son village de naissance, au moment de la distribution du « pain bénit » qui était bien de tous les rites de la messe celui préféré des enfants.

Et tout en mâchant lentement avec componction comme lorsqu'elle était petite sa part de brioche, elle se laissait bercer par ces ressouvenances idylliques dont la nostalgie ne meurt jamais et qu'elle retrouvait par miracle, à Québec, la France, le Poitou, Monteloup, le vieux château à pont-levis, son enfance, chez nous...

Chapitre 31


Voici une semaine que les étrangers du Gouldsboro sont arrivés à Québec, écrivait Mlle D'Hourredanne, appuyée à ses oreillers de dentelles et relevant de temps à autre les yeux pour guetter la maison d'en face. Je peux vous le dire sans ambages. Ces êtres-là ont bouleversé la ville, comme prévu, mais d'une autre folie que celle que nous craignions et que je ressens derrière mes murs, sans qu'on m'en entretienne. Mes amis m'ont en quelque sorte abandonnée pour s'empresser de faire leur cour à M. et Mme de Peyrac, grands favoris.

Je n'ai vu qu'une fois l'intendant Carlon depuis son retour. Il est venu, très excité à la suite d'un Grand Conseil exceptionnel, me dire qu'il va faire de la potasse avec M. de Peyrac, échanger du lard avec du cochon, et fabriquer des tissus de laine... Vous le connaissez, il n'en faut pas plus pour le rendre heureux... Mais, sachant aussi la faiblesse que j'ai pour lui, vous devinez combien je souffre de sa désaffection.

En revanche, le voisinage de cette très belle dame que l'on dit sorcière dans la maison du marquis de Ville d'Avray m'amène des gens dont je me passerais bien et qui veulent satisfaire leur curiosité en la guettant de ma fenêtre qui est, je l'avoue, un magnifique poste de vigie pour cela. Ces fâcheux se défendent en vain de venir à moi par amitié. Je ne me leurre point.

J'ai donc reçu entre autres la visite de Mme de Campvert... Mme de Campvert que je ne vois qu'une fois l'an lorsqu'elle ne trouve pas de partenaires pour se ruiner à son jeu et qu'elle se rabat sur moi afin de battre un « trente-et-un » auquel je suis assez habile, s'est présentée hier avec de grandes démonstrations d'amitié. Elle était accompagnée des messieurs de sa coterie, et je vous dis tout de suite que je les ai jugés fort déplaisants. Il s'agit de Messieurs de La Ferté, Bessart, de Saint-Edme et d'Argenteuil. À la façon dont ils se sont assis, tournés vers la rue les yeux fixés sur la maison de Ville d'Avray, j'ai su qu'ils venaient pour glaner quelques visions de nos hôtes. Ils se tordaient le cou et n'ont pas tardé à me demander toutes sortes de détails sur la belle Mme de Peyrac. Ils ont l'air de quatre larrons dont chacun aurait un rôle dévolu dans une bande de brigands.

Le nommé Bessart est celui qui tient les comptes. C'est un financier. Il a dû voler trop de gens, d'où son exil en Canada.

Le plus jeune a nom Martin d'Argenteuil. Il doit être cadet de famille et sert d'escorte à M. de La Ferté qui, lui, est sans nul doute de haut rang. Ce d'Argenteuil a belle mine, mais son regard est instable. Il porte des gants rouges que lui a fait faire M. de La Melloise et ouvre et ferme sans cesse les doigts comme s'il voulait étrangler quelqu'un. On m'a laissé entendre qu'il avait eu la charge de maître-paumier du Roi et jadis était compagnon de Sa Majesté. Mais depuis quelques années, le Roi déserte le fronton, se plaint-il. Le Roi préfère la chasse. Lui aussi parle d'opération magique et d'alchimie. Il a rencontré et aimé cette Brinvilliers, l'empoisonneuse, qu'on vient de décapiter en Place de Grève, et pleure sur elle en disant que c'était « une sainte ». Il ferait mieux de moins se vanter. C'est sans doute la raison de sa présence loin de Paris.

Pour tout vous confier, je crains que l'un ou l'autre de ces gentilshommes, et peut-être tous les quatre, ne soient atteints du mal napolitain, cette horrible gangrène due à l'amour charnel et que les armées du roi Charles VIII ont rapportée en France d'une guerre trop galante avec les Italiens, lesquels l'avaient prise chez les Espagnols revenant d'Amérique.

Terrible fléau que ce mal où les hommes risquent de voir leur virilité tomber comme fruit pourri et les femmes devenir objet de dégoût, par la lèpre qui ronge ce qu'elles possèdent de plus intime, de plus précieux, de plus convoité et de plus charmant.

Je ne cessais de penser à cela durant cette visite, et vous me comprendrez si je vous déclare que je n'étais pas enchantée de les voir assis dans mes fauteuils de soie brodée.

M. de Saint-Edme et M. d'Argenteuil m'ont demandé si je croyais que Mme de Peyrac était sorcière comme on l'avait dit. C'est alors que nous l'avons vue passer. Elle était accompagnée de M. de Bardagne, l'envoyé du Roi, qui rôde toujours en ces parages.

Ces messieurs se sont tus et M. de La Ferté s'est penché en avant. J'ai vu briller ses yeux, qu'il a très bleus, mais qui ne me plaisent pas...

Chapitre 32


La deuxième semaine commença mal. On aurait pu croire cependant qu'elle commençait bien car Angélique, tirant sa porte ce lundi matin, se trouva en présence d'un jeune et bel homme à la vigoureuse et élégante prestance et auquel la lumière du soleil levant donnait l'inattendu et la douceur d'une apparition archangélique.

Trompée par cette auréole éblouissante, Angélique mit quelques secondes à reconnaître le procureur du Grand Conseil, Noël Tardieu de La Vaudière, en personne.

Comme elle lui souriait et le priait d'entrer en lui demandant des nouvelles de sa charmante femme, il se récusa, faisant comprendre sans tarder qu'il n'était pas venu pour badiner, mais s'occuper d'une plainte dont il avait été saisi, à propos d'un Anglais que M. de Peyrac comptait dans sa « recrue », plainte présentée par les sept cordonniers de la ville.