Elle avait avalé son verre de malaga sans y prendre garde. Ces évocations des cours princières lui tournaient dans la tête. La lumière vibrante de l'été de Saint-Cloud, aux jardins anglais désordonnés et ravissants, lui revint et parut entrer dans la pièce avec le dernier éclat de ce soleil bas du Grand Nord, s'abîmant derrière un horizon désert, et traversant comme un pieu d'or les vitres de la fenêtre derrière elle. Tout à coup elle poussa un cri se croyant la proie d'un vertige, ou victime d'un tremblement de terre. Elle basculait en arrière et se retrouvait les pieds battant l'air, avec au-dessus d'elle, l'enlaçant, Ville d'Avray qui riait comme un fou.
– C'est le secret de mon canapé, s'écria-t-il enchanté de sa plaisanterie. Je vous avais dit que je vous en montrerais les petites astuces. Au moment choisi, on manœuvre un levier dissimulé dans les accoudoirs et le dossier se rabat pour former une couche des plus opportunes.
Angélique était dans une situation difficile pour se défendre efficacement. Si elle voulait se redresser, il lui fallait s'agripper au cou du marquis, ce qui la livrait encore plus à ses privautés.
– Ne vous fâchez pas, dit-il, et je vous livrerai le nom de ce gentilhomme qui vous adresse de grands saluts et raconte, quand il est ivre, qu'il vous connaît et que vous avez eu des bontés pour lui.
Du coup Angélique cessa de se débattre, tenaillée par la curiosité.
– Qui est-ce donc ?
Ville d'Avray, du coin de l'œil, regardait Angélique renversée parmi ses cheveux en nappe sur fond de tapisseries mythologiques, avec la satisfaction d'un chat qui vient de capturer une souris.
– Vous ne vous fâcherez pas contre moi ?
– Non, mais dites.
– C'est un gentilhomme de l'entourage du Roi.
– Je m'en doute... Mais encore ?
– Il est ici sous un faux nom... Il veut faire croire qu'il est ici pour une mission qui nécessite son incognito, mais je gagerais que provisoirement compromis par quelque fredaine il s'est donné une raison pour se tenir loin des intrigues et ne pas être mêlé à leur dénouement. Cependant je l'ai reconnu.
– Qui est-ce ?
Ville d'Avray prit prétexte de l'énormité de la confidence pour se rapprocher plus près de son oreille et lui souffler entre deux petits baisers :
– C'est le frère de la favorite.
– Quelle favorite ?
– Mais il n'y en a qu'une, sursauta le marquis, agacé. Malgré les caprices du Roi, c'est toujours la même, notre ennemie à tous, celle qui a envoyé Lauzun en prison et m'a jeté sur les chemins du Canada. Elle, Athénaïs, la marquise de Montespan...
Un volet d'images défila à toute allure dans la tête d'Angélique, comme feuilleté par une main fébrile.
– Le frère d'Athénaïs... le duc de Vivonne...
Les visions se précisèrent, éventail ouvert et refermé avec un air de plaisanterie galante, claquant rapidement, laissant entrevoir des alcôves, une mer bleue, l'abri d'un tabernacle de soie rouge à l'avant d'une galère et sur des coussins de soie les ébats sans équivoque d'un couple étroitement enlacé. Ce n'était pas Versailles. C'était Marseille ! La Méditerranée ! Et le séduisant amiral des galères du Roi, frère de la favorite, la tenant dans ses bras.
« Seigneur ! Mais... j'ai couché avec lui », pensa-t-elle.
Elle s'aperçut que Ville d'Avray, profitant de sa distraction, s'était emparé de ses lèvres et les pressait avec art. C'est vrai qu'il embrassait bien, ce sybarite !
– Cess... cessez, intima-t-elle en se débattant, cette fois avec énergie, je vous interdis.
– Mais vous m'avez paru soudain si accessible, si consentante...
– Ce n'est pas cela..., protesta Angélique en essayant de s'extraire du canapé-piège. Vous m'avez tellement stupéfaite avec vos révélations sur ce « Monsieur de La Ferté », que je pensais à autre chose.
– Que les femmes sont donc décevantes ! se plaignit le marquis. Et vous êtes la plus décevante de toutes, Angélique ! Je ne m'attendais pas à cela de vous.
– Je ne vous avais rien promis.
– N'êtes-vous pas venue à Québec pour...
– Pour... manger des pommes au caramel, avec vous, devant l'âtre... rien de plus.
– Je vous encombre ?
– Quelquefois, admit-elle.
Elle se redressa et s'assit, lissa le col de sa robe, et s'efforça de redonner un pli sage à sa chevelure. Le duc de Vivonne... Elle était surtout contrariée de se retrouver si proche de quelqu'un qui savait beaucoup de choses sur son passé et sur sa situation à la Cour. Au fur et à mesure que les images défilaient, elle en voyait les répercussions. C'était lui sans doute qui avait jeté ces paroles, le jour de l'arrivée, au moment où Joffrey de Peyrac débouchait sur la place avec son étendard et ses bannières... « En Méditerranée, son écu d'argent était sur fond de gueules »...
« Quelle malchance ! Quelle catastrophe ! » se disait-elle atterrée... « Il nous a reconnus... Il peut nous nuire... » Puis elle réfléchit qu'il se cachait sous un faux nom et ne tenait peut-être pas à ce qu'on le sût en Canada. Mais il l'avait saluée d'une façon appuyée et cela lui fut désagréable.
– Vous me faites de la peine, gémissait Ville d'Avray.
– Ah ! Ne perdez pas la tête, vous aussi, dit-elle avec impatience.
Puis, le voyant fort marri et songeant qu'il lui avait donné la possibilité de vivre dans un endroit si agréable, elle déposa sur sa joue un baiser fraternel.
– ... Ne boudez pas, mon cher, vous savez que je vous aime, que vous êtes mon préféré. Mais ne faites plus le fou. L'hiver commence à peine. Si vous brûlez les étapes nous n'en atteindrons pas le bout. Enfin, marquis, un peu de bon sens !
Ville d'Avray protesta que, tout en l'adorant, il n'avait voulu lui causer aucun désagrément, qu'il n'était là que pour lui rendre la vie légère ce qui était l'unique but de ces petits baisers coquins et nécessaires pour guérir la maladie de « sérieux » qu'elle avait contractée à ne point le connaître assez tôt, lui, Ville d'Avray « mis sur la Terre pour le bonheur de son entourage » ; et que, de toute façon, elle pouvait s'abandonner à la quiétude de Québec, il ne lui arriverait que des joies de son fait, car la vie était belle et ne méritait pas qu'on la gaspille en tragédies. Tous ces marivaudages ne tiraient pas à conséquence, n'est-ce pas ? Elle l'admit. Ils rirent, s'embrassèrent en cousins et se promirent fidélité, aide et assistance comme au bon vieux temps sulfureux de la Démone.
Angélique reconnaissait volontiers que, sans Ville d'Avray, Québec pouvait l'effrayer avec ses mondes cachés et différents. Mais il savait tout et il lui était acquis.
On reprit pied en Canada avec l'irruption de voix et des rires d'enfants qui leur parvinrent. Honorine et Chérubin, leur escorte, traversaient la cour et regagnaient le logis. Angélique pria Ville d'Avray de redonner à ce canapé un aspect honnête.
– Montrez-moi donc comment fonctionne votre système diabolique ?
Mais il refusa de lui dévoiler les secrets de la mécanique qu'il avait mise au point.
– Pour que vous vous en serviez avec un autre que moi ! Jamais !
Chapitre 30
Je l'éviterai, se promit Angélique. Elle pensait au duc de Vivonne, le frère d'Athénaïs de Montespan, que la malchance avait amené à Québec alors qu'elle s'y trouvait.
Mais les derniers jours de cette première semaine amenèrent tant d'occupations et d'événements qu'elle dut remettre à plus tard de réfléchir à ce désagrément.
On aurait pu croire qu'elle avait toujours vécu à Québec tant elle s'y trouvait entraînée naturellement dans une forme de vie à laquelle elle avait toujours, au moins en rêve, donné ses préférences. Ainsi, rien de plus agréable que de commencer la journée en se rendant à la messe de bon matin, ce qui était à la fois l'occasion de voir se lever le soleil, du seuil de sa porte, puis de saluer les gens de son escorte ou les premiers badauds de la rue.
Dans son escorte habituelle, on trouvait toujours Piksarett, Adhémar, qu'elle avait sauvé du « cheval de bois », en allant demander son aide à M. de Castel-Morgeat et le pauvre soldat avait été réintégré dans l'armée à titre de sentinelle, délégué pour assurer la protection de Mme de Peyrac et monter la garde devant sa maison... ou à l'intérieur, quand il faisait froid.
Mlle d'Hourredanne, sa voisine d'en face, refusait encore de la voir. Lorsqu'elle avait été soulever le heurtoir de la porte, la servante anglaise, après l'avoir entrebâillée, la lui avait claquée au nez.
En revanche, les Indiens du petit campement venaient faire cercle autour d'elle dès qu'elle sortait et l'accompagnaient avec leurs chiens jusqu'à l'église. Elle avait aussi déjà ses pauvres et, parmi eux, un vieux bonhomme nommé Loubette qui habitait au bas de sa rue et que Ville d'Avray lui avait recommandé.
– Figurez-vous que le jour de votre arrivée, tout le monde l'avait oublié. Comme il est seul et impotent, sans moi, il serait mort. Mais, ayant eu l'idée de le visiter au matin, je l'ai secouru. C'est un vieil ours, fort irascible, mais intéressant. Il a un très beau calumet indien et un buffet de chêne admirable.
Mme de Mercouville lui proposait pour les gros travaux du ménage son esclave indien, de race panis, les seuls Indiens qui étaient considérés comme esclaves par leurs congénères. Puis elle se ravisa subitement.
– Non ! Depuis qu'il a été marqué à la fleur de lys, je ne peux plus en faire façon. Je craindrais qu'il ne vous déçoive...
Elle expliqua que cet excellent garçon ne lui avait donné que des satisfactions, qu'un « voyageur » l'avait ramené des Mers Douces et qu'elle l'avait acheté quinze livres tournois et fait baptiser.
"Angélique à Québec 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique à Québec 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique à Québec 1" друзьям в соцсетях.