On aurait toujours du lait frais grâce aux brebis et à la chèvre.

Il régnait sous ces caves voûtées, tapissées d'un enduit de chaux, d'argile et de paille hachée, une tiédeur sèche, agréable, qui préserverait les denrées périssables de la corruption et des moisissures. D'autres chambres souterraines moins aérées et plus fraîches gardaient les vins.

Ville d'Avray avait fait agrandir le trou où l'on entreposait les blocs de glace durant l'hiver et qui servirait de glacière durant l'été, permettant de goûter sorbets et boissons fraîches par des chaleurs torrides.

– Que ferions-nous sans nos caves et sans nos combles ? Ce sont nos meilleurs alliés pour survivre dans ces climats extrêmes. Les combles, l'hiver, nous gardent les viandes gelées sans qu'on ait besoin de se rendre à la chasse ou de faire boucherie trop souvent. Nos caves préservent nos provisions de la chaleur ou du froid. Savez-vous que ce sont pour la plupart des grottes naturelles qu'on n'a eu qu'à aménager ? Avec les citernes et les puits, cela nous fait, dans la Haute-Ville, une cité souterraine où nous pourrions à la rigueur nous enterrer et survivre comme des taupes. Ce serait plaisant.

Il cligna de l'œil.

– Nos caves sont nos labyrinthes secrets. Il y en a partout. Il y en a qui communiquent. Et bien des histoires cachées peuvent se vivre grâce à elles. Savez-vous que les jésuites ont un couloir qui communique avec les cavernes aménagées sous le couvent des ursulines ? Ainsi ces pieux personnages peuvent se rendre visite. Hé ! Hé ! À l'insu de tous...

Il ne pouvait s'empêcher d'être mauvaise langue.

Des caves, ils montèrent aux greniers. Le marquis avait pris sa lorgnette. Regardant par la lucarne, côté rue, il décida :

– Eh bien ! Je vais aménager une chambre sous ces combles comme Cleo d'Hourredanne, puisque vous trouvez la maison trop petite.

– Mais non ! Je vous ai dit qu'elle me plaisait ainsi.

Ils atteignirent le second plancher qui était juste sous le faîtage, ménageant un espace où l'on devait se tenir un peu courbé. En plein hiver, l'on y pendait à des crocs les morceaux de viande durcie par le gel.

La lorgnette de Ville d'Avray refusa de se laisser séduire par le grandiose panorama et plus prosaïquement se fixa sur une hutte de torchis à colombage et au toit de chaume qui poussait comme un champignon presque au pied de la maison un peu sur la gauche, à mi-chemin du talus. C'était là que logeait son voisin, Eustache Banistère. Un pli amer aux lèvres, le marquis expliqua à Angélique que cette masure croulante était la honte du quartier et une épine dans sa propre chair, à lui, Ville d'Avray.

Ambitionnant d'agrandir son domaine, d'y construire des écuries, des étables, un fournil, il se trouvait limité dans ses projets par la mauvaise volonté du propriétaire de la hutte, qui ne voulait pas vendre une parcelle de terrain. Or, la loi des héritages lui octroyait la plus grande partie de la colline à laquelle ils étaient adossés, territoire dont il n'avait jamais rien fait, se contentant d'y laisser pourrir la cahute, édifiée par ses parents quand ils étaient arrivés de Normandie en 1635. Eustache Banistère, dit le Cogneux, y était né, y revenait après chacun de ses voyages aux Grands Lacs, y demeurait pour le présent au grand dam de son voisinage.

Il avait été interprète, explorateur. On ne le voyait jamais. Une affaire d'excommunication pour avoir porté de l'eau-de-vie aux sauvages, de lettres d'anoblissement qui étaient tombées en désuétude pour n'avoir pas été enregistrées à temps par le Conseil Souverain, de procès avec les ursulines, dont le monastère limitait sa propriété et qui par erreur avaient commencé de défricher un bout de son lot, le retenait depuis deux ans à Québec dans sa tanière au toit de chaume pourri.

Il n'y vivait pas seul, nanti d'une femme blonde et amorphe répondant au patronyme bizarre de Jehanne d'Allemagne et de ses quatre enfants aussi sauvages que des coyotes.

Au bout de deux ans, les habitants de la rue de la Closerie étaient prêts à signer une pétition et à payer de leurs escarcelles pour faire lever son « excommunication » et qu'on lui rendît son « congé », afin qu'il retourne aux bois et qu'on en soit débarrassé.

Mais le géant d'une quarantaine d'années, grossier, taciturne et ivrogne, entendait se venger de la ville et savait fort bien que la meilleure manière d'y parvenir était de refuser de vendre ses lots et de demeurer dans sa hutte à peine digne d'un charbonnier et que tous les bourgeois de la Haute-Ville rêvaient de jeter bas. Là, planté comme un chancre sur les rebords de ce délicieux plateau aux pentes alanguies des territoires Sainte-Anne, Saint-Jean et Saint-Cyrille, il poursuivait une vengeance hargneuse. Sa cour était représentée par une excavation encombrée de détritus et d'ustensiles, une charrette, une cognée sur un billot, un chaudron sur trois pierres et, à l'extrémité, se dressait un bel arbre, un chêne rouge imposant, ses branches noueuses déployées en candélabre, au tronc duquel était enchaîné un chien maigre. Ville d'Avray présenta les choses de cette façon, c'est-à-dire la plus sinistre.

C'était la seule ombre à un tableau qui eût pu être idyllique, la seule disgrâce d'un site qu'il avait choisi parmi les plus beaux de Québec, sinon du monde, c'était l'inconvénient d'habiter une ville, on n'y est pas son maître. On dépend des VOISINS !...

Angélique dit que jusqu'alors ce voisinage ne l'avait pas trop importunée, excepté en deux ou trois occasions l'irruption bruyante des enfants qui attelaient, à un caisson de bois qui servait de chariot, leur chien misérable et le lançait à dévaler la rue dans un fracas d'enfer. Honorine indignée hurlait de colère.

– De vrais coyotes, je vous l'avais dit, soupira Ville d'Avray. Cela ne fait que commencer.

– Vous auriez pu avoir pour voisine Madame de Maudribourg ! Avez-vous remarqué, au Grand Conseil, de quelle sorte étaient les « amis » de la duchesse de Maudribourg qui l'attendaient à Québec ?... Ce comte de Varange dont ils ont parlé et qui est venu roder du côté de Tadoussac.

Le marquis de Ville d'Avray baissa la voix et jeta un regard méfiant autour de lui comme si sa minuscule maison canadienne eût pu receler des recoins pour espions.

– C'est un membre très influent de la Compagnie du Saint-Sacrement, mais on n'en conte pas moins qu'il a été envoyé au Canada à la suite d'une affaire de mœurs.

Ville d'Avray affectait toujours un air compassé pour parler des scandales, comme s'il n'avait pas eu quelques petites choses du même genre à se reprocher. C'était un réflexe d'éducation. Et aussi la conséquence de sa nature simple et joyeuse. Quoi qu'il fît il avait la conscience pure en tout. Mais l'habitude du monde le poussait à adopter la mimique consacrée, paupières baissées et sourire entendu, pour transmettre les informations croustillantes ou scabreuses.

– On m'a raconté que ce dévot ranci était le tuteur d'un jeune garçon, héritier d'une immense fortune. On dit qu'il abusa de lui, se fit signer la remise de toutes les possessions dé l'innocent, l'étrangla, jeta le corps dans un puits... À Paris, il a été l'amant de la duchesse. Vous imaginez ce déchet fripé avec cette beauté fine comme une statuette de Tanagra ? Elle aimait les vieillards concupiscents, notre Démone !

Ils regagnèrent la grande salle et s'assirent sur le canapé.

Au-dehors le froid aigre et bleu arrivait en tapinois et s'installerait dès que le soleil aurait achevé de descendre dans un ciel de nacre, parmi un cortège de nuages martelés de cuivre et d'or. Ville d'Avray lança une grande bourrée de genêts dans le feu qui crépita.

– Ah comme c'est bon ! s'exclama Angélique en se laissant aller sur le canapé. Je ne me rassasie pas de ces flambées. Il faisait froid sur les navires.

Le marquis poussa vers elle la petite armoire à liqueurs.

Ils étaient seuls dans la maison.

– Au fait, vous ne m'avez jamais raconté ce qui vous a entraîné à venir vivre en Nouvelle-France ? s'enquit-elle. Vous, un homme de Cour, s'il en fut. Entouré d'amis influents et connaissant tous les grands de ce monde... J'y réfléchis... Cela ne vous va guère. Même si vous m'affirmez le contraire, je continuerai à penser que votre charge de gouverneur de l'Acadie ne fut que prétexte. Compensation, à la rigueur, et même consolation. Mais il y a autre chose. Qu'avez-vous donc fait ?

– Comme tout le monde, avoua Ville d'Avray, J'AI DÉPLU. Et quand c'est à Sa Très Chrétienne Majesté le Roi de France que l'on se permet de déplaire, apprenez, belle ignorante, qui n'avez jamais vécu à la Cour, que cela peut mener loin... très loin... jusqu'au Canada par exemple.

Il rapprocha le cabinet de liqueurs du canapé, servit à Angélique un petit verre de malaga dans un cristal taillé de Bohême, et s'assit près d'elle, fort près.

Il lui raconta qu'il avait été longtemps le pourvoyeur de Monsieur, frère du Roi, pour les objets d'art, en son palais de Saint-Cloud.

– J'avais choisi des porcelaines de Chine pour Monsieur, afin d'orner sa résidence. Il faut connaître Monsieur, il aime le faste au moins autant que son royal frère.

Ville d'Avray soupira, huma son verre de rossoli et passa un bras autour de la taille d'Angélique.

– Le Roi n'a jamais refusé à son frère les moyens de mener un train étourdissant, continuait ce dernier. Mais c'est là une générosité qui cachait des traquenards. Entraîné à des dépenses considérables, Monsieur est devenu de plus en plus dépendant du Roi. De surcroît, et de cela j'ai averti à plusieurs reprises Son Altesse, le Roi était anxieux que la Cour de Monsieur ne dépassât pas la sienne en goût et en élégance et qu'on ne s'y amusât pas plus qu'à Versailles. La découverte que je fis de porcelaines de Chine rarissimes, rapportées d'Orient par un marchand vénitien, fit déborder la jalousie du Roi. Il me fit venir à Versailles, me félicita de mes habiletés, me fit don d'une terre et d'une abbaye, ce qui m'enchanta car les revenus en sont fort beaux, puis m'octroya la charge de gouverneur d'Acadie en Nouvelle-France avec mission de m'y rendre sans tarder. Je ne savais même pas où c'était. Mais je m'inclinai fort bas. J'avais compris. Tel est notre souverain, ma chère.