– Avons-nous eu l'occasion de rencontrer ces personnes le jour de notre arrivée ?
– Certaines... Je ne les connais pas toutes. Madame de Campvert se tient un peu à l'écart. Elle a son monde et elle enrage tant d'être en exil qu'elle préfère oublier qu'elle s'y trouve. Il y a quelques messieurs qui ont débarqué en mon absence. Mais j'aurai tôt fait de savoir qui ils sont.
Une barque à une voile, venant de l'île d'Orléans, abordait. Un homme assez âgé drapé dans un manteau qui traînait à terre dans la fange de la grève, car il se tenait voûté, en descendit et fut aussitôt entouré de ceux qui l'attendaient, comme par un vol de perroquets.
Ville d'Avray retourna s'informer.
– C'est un certain comte de Saint-Edme qui accompagne le duc de La Ferté. On dit ce vieillard magicien et il est allé à l'île d'Orléans consulter une sorcière. Voilà une bien étrange compagnie. J'espère qu'ils ne vont pas nous gâcher notre hiver.
Le groupe mondain revenait en affectant de dédaigner la foule canadienne, occupée à l'embarquement.
L'un des gentilshommes, en passant, se tourna vers Angélique et lui adressa un salut appuyé de son chapeau à plumes. Elle n'y répondit pas, fit comme si ce mouvement lui avait échappé. Elle se sentait heureuse et presque fière d'être admise aux côtés de Mlle Bourgeoys, de Loménie ou de Vauvenart, ou de tous ces bonnets rouges, bleus ou blancs, ce qui lui prouvait qu'elle au moins avait été adoptée par la foule canadienne.
Résultat plus rapide qu'elle n'avait osé l'escompter. Mais elle aussi partageait le sentiment que ces personnages clinquants étaient déplacés à Québec.
Tandis qu'on attendait les bagages de M. d'Arreboust, Angélique put enfin joindre Marguerite Bourgeoys, lui remettre les provisions apportées pour elle et ses compagnes, des pâtisseries et des pralines que le maître d'hôtel du Gouldsboro avait confectionnées à sa demande.
– Merci, chère dame, de nous gâter ainsi. Nous ne sommes guère sucrées, mais ces confiseries distrairont les petits enfants et les jeunes femmes pendant le long voyage. Que vous êtes aimable !
Malgré le départ dont on l'avertissait, elle ne se précipitait pas. Elle continuait de poser sur Mme de Peyrac un regard scrutateur que celle-ci avait déjà remarqué à Tadoussac et à plusieurs reprises lorsqu'elle avait eu l'occasion de la rencontrer. Si bien qu'Angélique lui dit tout à trac et sous le coup d'une impulsion taquine :
– Vous regardez comment est faite une démone ?
La religieuse sursauta, puis se ressaisit et se mit à rire franchement et bonnement.
– Eh bien ! oui, dit-elle, encore que ce ne soit pas tout à fait mon dessein. J'ai cherché depuis notre première rencontre à savoir qui vous me rappeliez. Et n'est-ce pas curieux ? Coïncidences surnaturelles ? Hasard ? Avertissement pour l'avenir ? Que sais-je ? Irrésistiblement, vous me rappelez une fillette que nous avons eue dans notre école, à Ville-Marie, et qu'on surnommait « La petite diablesse »... Du poivre, cette enfant ! Et après quelques années où nous nous sommes évertuées à la polir de notre mieux, nous ne pouvons nous féliciter d'en avoir obtenu quoi que ce soit.
– Une Indienne ?
– Que non pas ! La fille d'un de nos colons. Ses sœurs que nous avons eues avant elle étaient bonnes et sages, mais elle... Qu'en dire ? Un farfadet ! Un elfe ! Et parfois, dans vos mouvements, ou lorsque vous parlez, son souvenir s'impose à moi comme l'éclair. C'est sans doute à cause de vos yeux. Elle aussi avait les yeux verts, ce qui n'est pas une teinte commune...
– Et répond-elle également au prénom d'Angélique ?
– Non !
– Eh bien, tant mieux !
– Mais...
Mlle Bourgeoys la regarda avec malice.
– ... Elle s'appelle Marie-Ange.
Angélique rit à son tour.
– J'avoue que c'est troublant.
– Vous nous trouvez tant soit peu superstitieux dans nos contrées, n'est-ce pas ? À voir partout des signes. Je ne vous cacherai pas que j'en suis consciente. Cela vient de l'habitude de vivre dans le danger, de survivre par miracle. Vous vous en apercevrez peu à peu à vivre en Canada... La moindre chose qui arrive, si ténue soit-elle, peut ne rien signifier, mais aussi dissimuler une affaire d'importance, une indication du ciel, de secrètes et mystiques vérités...
« Venez nous voir à Ville-Marie, à l'automne, au moment de la foire aux fourrures, je vous présenterai des personnes exceptionnelles... Ah ! J'ai parlé de vos Filles du Roy à ces dames de la Sainte-Famille... Elles vont s'occuper d'elles.
– Oui ! J'ai vu Madame de Mercouville hier au Grand Conseil. Merci de tout cœur.
– Mère Bourgeoys ! Mère Bourgeoys !
Tout le monde voulait lui parler. Elle dut s'arracher aux étreintes, aux recommandations, aux protestations de regret et d'amitié. Elle monta à bord. Détachée sur le gris de l'eau, sa silhouette vaillante vêtue de noir, son affable visage parurent intégrés à la nature même.
Elle appartenait au Canada. On se sentait un peu orphelin de la voir s'éloigner.
Les barques furent repoussées loin de la rive du bout de longues gaffes et les voiles carrées montèrent le long du mât unique. Le pilote de la ville, un nommé Topin, prenait la tête du convoi et dirigeait la manœuvre. Lui seul, assurait-il, connaissait toutes les traîtrises et les malignités du Saint-Laurent, depuis le Cap Tourmente en avant de Québec jusqu'à l'entrée de la Chaudière, rivière de la rive sud en amont. Les courants, les tourbillons, les rocs dissimulés, lui étaient soumis comme fauves au dompteur.
Les barques louvoyèrent entre Québec et Lévis un long moment cherchant le vent puis s'engagèrent dans la direction voulue sous les vivats et les mouchoirs déployés. De toutes les plages avoisinantes des canoës indiens s'élancèrent à leur suite, pagayant avec ardeur dans leur sillage.
L'on demeurait sur la rive, imprégné de mélancolie. Ce matin-là l'île d'Orléans paraissait proche et si nette que, dans l'échancrure de l'anse-aux-canots, on distinguait les quelques maisons et huttes du village de Sainte-Pétronille, une des paroisses de la grande île, et l'on pouvait compter les nombreuses fermes disséminées sur son échine rugueuse.
– Il était temps qu'ils mettent à la voile, fit remarquer M. de Bernières, l'ecclésiastique. Regardez.
Il désignait un point en avancée de l'île, qui se détachait sur l'étendue glauque du fleuve.
On eût dit l'écume blanche de vagues prêtes à déferler, mais qui se révélaient à l'examen curieusement immobiles.
– Les glaces..., dit-il. Bientôt.
Chapitre 29
À la question qu'Angélique se posait sur le gentilhomme qui l'avait saluée et qui l'avait intriguée par le rappel du blason du Rescator, elle reçut une réponse plus rapidement qu'elle ne le prévoyait et ce fut Ville d'Avray qui la lui donna.
Il vint dans l'après-midi, comme il l'avait promis afin de lui montrer de plus près la maison où elle s'installait et à l'aménagement de laquelle il avait consacré beaucoup de soins et une fortune.
Le marquis de Ville d'Avray lui avait consacré, le troisième jour de leur arrivée, une journée entière afin de l'aider à s'installer et de lui présenter sa bien-aimée, ce bijou, sa petite maison qu'il avait construite sur les hauts de Québec avec tant d'amour.
Pour la toiture, il avait fait venir d'Anjou, embarquées aux Sables-d'Olonne, cinquante mille ardoises poil noir, de la meilleure qualité. D'Italie des ferronneries, des plaques de marbre, et aussi des vitres, un luxe qui n'était réservé qu'aux habitations de marque.
Il avait fait accrocher son hamac de coton acheté au pirate du Sans Peur et déposé sur une étagère la pierre verte de son Caraïbe, talisman précieux, possédant toutes sortes de propriétés magiques, chez Janine Gonfarel, dans une grande chambre à l'étage qui possédait un cabinet d'eau et qu'elle mettait volontiers à la disposition des bons payeurs. Il y avait une galerie de bois avec une vue magnifique sur le fleuve. Lorsqu'il aurait la nostalgie de la Haute-Ville, eh bien il viendrait chez Angélique.
Il lui passa un bras conquérant autour de la taille. Il faisait le fou afin de ne pas avoir à répondre aux questions qu'elle lui poserait à propos du coffre aux scalps dont il s'était adjugé le mérite au détriment du pauvre Saint-Castine, trop lointain pour se défendre.
– Si vous saviez comme je suis fier de vous avoir ramenée dans ces murs. Ma réputation d'homme de goût s'en trouve affermie si possible... Venez sur ce canapé.
Angélique se récusa.
– Vous m'aviez promis de me faire visiter la maison, ce n'est pas le moment de se reposer.
– Soit !
Le marquis jeta un regard attendri autour de lui, passa affectueusement la main sur le dossier du grand canapé, entouré de nombreux fauteuils et de tabourets recouverts d'un point de tapisserie faisant face au grand âtre.
Derechef, il entoura Angélique de son bras et effleura sa tempe près des cheveux d'un baiser léger qu'elle n'eut pas le temps de parer.
– J'aime les femmes, affirma-t-il d'un ton lyrique. Je suis trop amoureux de la beauté pour ne pas aimer les femmes quand elles sont de qualité. J'embrasse très bien, figurez-vous ! Il faudra que vous l'appreniez.
Et comme elle riait.
– ... Ah ! Voilà ce que je cherchais à obtenir. Votre rire... J'ai toujours su m'y prendre avec les femmes. Elles m'aiment et je les aime. Elles ont de l'esprit et s'intéressent à la vie, ce n'est pas comme les hommes. Dieu ! Que c'est ennuyeux un homme !
Sur cette déclaration pour le moins inattendue de sa part, il l'entraîna dans les caves, lui montra les mille réserves qu'il avait entassées « pour elle », les tonneaux de vin de Bourgogne, les barils de biscuits d'Italie, de pois, de fèves, les pains de sucre, sans parler des saloirs bien garnis, des bocaux d'épices, bouchés de liège recouvert de suif.
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