– Que trouvez-vous à cette femme ? Elle est d'un vulgaire !
Elle avait une façon d'arquer ses fins sourcils et d'arrondir ses yeux sombres et candides qui entraînait à lui fournir des explications plus complètes afin de ne point passer pour sotte, ou naïve, ou affligée d'un goût médiocre.
Angélique eut toutes les peines du monde à garder son secret et à dissimuler les affres que lui inspirait le sort de mister Willoagby. Elle réussit à demeurer évasive, se bornant à répéter qu'il fallait que M. de Peyrac fût mis instantanément au courant.
– Il le sera, ne craignez rien, rassura l'autre d'un ton protecteur. Mais il faut avouer que notre cher comte n'est pas de ces personnages qu'on peut être assuré de trouver au logis. Tant s'en faut. On l'accuserait plutôt d'avoir le don d'ubiquité. Pour le rencontrer, je ne cesse de tourner comme une girouette. On me dit : Il est là. J'y cours. Il est déjà ailleurs.
Angélique notait qu'en moins de trois jours, Joffrey était devenu pour ces dames « notre cher comte » et que – naïveté ou bravade – Madame le Procureur ne dissimulait pas qu'elle courait après lui.
– ... Votre époux est un homme d'une telle galanterie. Regardez la montre que j'ai reçue de lui.
Elle tenait à deux doigts le bijou qui était retenu à son cou par un ruban de velours noir et qui reposait à la naissance de ses seins, soutenus très haut par le buse de son corsage. Une mince écharpe de linon n'en laissait pas ignorer les rondeurs.
Tout en parlant, la jeune femme surveillait les passants qui allaient et venaient par le chemin escarpé. Elle poussa une exclamation.
– Ah ! Voici quelqu'un qui va nous renseigner à coup sûr.
À son appel surgit dans l'entrebâillement des rideaux, comme d'une boîte à ressorts, la face de l'Indien esclave de Mme de Mercouville sur la joue droite duquel la marque de la fleur de lys laissait une cicatrice noirâtre et boursouflée, tirant un coin de sa bouche et lui donnant toujours l'air de rire.
– Ce garçon sait tout sur chacun, glissa Mme de La Vaudière, mais il est très lunatique. Il faut savoir le prendre.
Elle dialogua avec lui. Angélique comprenait mal l'accent de l'Indien qui s'exprimait en français, la seule langue dont il pût user à Québec pour se faire entendre.
Après un échange de questions et de réponses inintelligibles, l'Indien grimpa à côté du cocher. Mme de La Vaudière prenait un air entendu et faisait signe à Angélique de ne pas se décourager.
Elle occupa le reste du trajet à l'instruire sur le statut des Panis qui étaient les seuls Indiens en Nouvelle-France à être esclaves. Ils venaient de régions inexplorées, au-delà des Mers Douces. Les Indiens qui les faisaient prisonniers les revendaient aux Blancs.
Angélique écoutait d'une oreille distraite et, songeant à mister Willoagby, retenait son impatience.
Par la rue de la Fabrique, le carrosse débouchait enfin sur la place de la Cathédrale.
L'Indien bondit à terre, courut, disparut et revint peu après, en sautillant d'un pas de danse guerrière. Il témoignait ainsi d'avoir trouvé celui que l'on cherchait. Mme de La Vaudière triompha.
– C'est bien ce que je pensais ! Monsieur de Peyrac est chez les jésuites.
– Chez les jésuites !
Mais déjà, très résolue, Bérangère-Aimée descendait de carrosse.
Pour atteindre les établissements des Pères jésuites, groupés en face de la cathédrale mais sur l'autre côté de la place, il fallait sauter un ruisseau.
On abordait alors sur l'autre rive comme en territoire étranger et c'était le domaine des jésuites. De grands arbres, sur une légère éminence, gardaient les entrées des beaux bâtiments de pierre de ces messieurs de la Compagnie de Jésus. Il y avait l'église, le collège, le couvent, une maison résidentielle pour des hôtes ou des retraitants, les fermes, étables et écuries. Les jésuites venaient d'achever leur nouvelle église attenante au collège. L'édifice, remarquable pour l'époque et le lieu, possédait une façade cantonnée de deux tours en plus du clocher qui surmontait la croisée du transept.
Depuis, l'évêque cherchait à faire agrandir sa cathédrale. Celle-ci, quoique vaste et belle, ne possédait qu'une tour et l'église des jésuites par-dessus les arbres et le ruisseau semblait lui jeter un défi, la regarder de ses vitraux en ogives, ouverts comme des yeux tranquilles. L'église des jésuites et le couvent possédaient chacun une entrée donnant sur la place.
Mais Bérangère, entraînant rapidement Angélique, préféra pénétrer par une petite porte latérale qui introduisait dans une cour intérieure.
– Nous cherchons Monsieur de Peyrac, jeta-t-elle à un frère convers qui venait des étables, deux seaux de lait en main, son long scapulaire noir battant ses sabots.
Ce « nous » agaça Angélique.
Mme de La Vaudière paraissait familière des lieux et n'en éprouver aucune crainte. Ce n'est pas elle qui se sentait impressionnée comme Angélique par le vestibule dallé, garni de quelques sièges, orné d'un seul grand crucifix au mur et d'un bénitier à droite de la porte.
Bérangère y trempait le bout de ses doigts avec un mélange de désinvolture et de componction qui était un chef-d'œuvre de grâce et d'hypocrisie féminines. Ce faisant, elle possédait un charme indéniable, l'effronterie à la fois gaie et pieuse qu'on prête à une certaine catégorie d'anges qui entourent le trône du Très-Haut et qui ne semblent guère jouer d'autre rôle que d'y apporter de l'espièglerie.
Et Angélique, à voir ses façons, se souvint que Mme de La Vaudière était aussi d'origine gasconne. Une Occitane de cette province d'Aquitaine, rebelle et ensoleillée, où les gens ont un sens singulier de la religion, un comportement différent à l'égard des rites et des croyances.
Angélique se rappela que lorsqu'elle était arrivée jadis à Toulouse, venant de son Poitou natal, elle avait été effarouchée par l'ardeur de ces peuples dont le noble Joffrey de Peyrac personnifiait les contrastes : élégance, esprit, indépendance farouche, goût de l'amour. Et aussi fougue, tendresse, détachement, subtile ironie.
Il lui semblait alors que les belles dames du Languedoc, aux yeux noirs, aux rires provocants, aux passions brûlantes, se moquaient de sa blondeur et de son sérieux. Et ce n'est pas sans mal que « la petite Poitevine » s'était imposée parmi elles.
Et voilà – n'était-ce pas ridicule ? – que cette Bérengère follette réveillait en elle des sentiments anciens et mitigés.
Un élève, vêtu de noir, fit entrer les deux dames dans un vaste parloir. Mis au courant de leur démarche, il s'éloigna afin de s'informer si M. de Peyrac se trouvait céans, ce qui était fort possible.
Un poêle de fonte, comme on commençait à en exporter d'Angleterre, chauffait la pièce. Aux murs étaient suspendus de nombreux tableaux, dont un portrait de saint Ignace de Loyola, l'officier espagnol qui, un peu plus d'un siècle auparavant, avait jeté les fondements de la célèbre Compagnie des soldats du Christ. Dans une niche où brillait une veilleuse se trouvait un moulage de son masque mortuaire.
Bérengère allait et venait en examinant les grands tableaux avec intérêt, scènes édifiantes, grouillantes de personnages, peints par des artistes de talent, qui s'y étaient consacrés, on le sentait, avec une piété enthousiaste.
L'une de ces compositions représentait la mort du père Georges Vaz, apôtre de l'Afrique, rassemblant ses dernières forces pour bénir les Noirs du Congo assemblés autour de sa couche. Une autre mettait en scène le père François-Xavier parmi la foule chinoise à San Chéou, ressuscitant un enfant noyé. Il avait été l'un des six jésuites fondateurs, compagnons d'Ignace et, comme lui, déjà canonisés par le pape Grégoire XV. Sa fête venait d'être célébrée, ce qui expliquait les vases d'argent et de verrerie déposés devant le tableau, garnis de grands bouquets de fleurs de papier, peintes et dorées, que fabriquaient les sœurs de l'Hôtel-Dieu.
Le silence qui régnait était d'une densité particulière. L'atmosphère était différente de celle du séminaire. Plus intériorisée. Un calme surprenant malgré la présence des enfants dans les classes. Les portes refermées, on était, derrière ces murs épais, dans une forteresse. En ces lieux, les missionnaires itinérants venaient se reposer des fatigues et des dangers de leurs voyages. Après les interminables courses dans les canots d'écorce, ils retrouvaient, loin de la fumée et de la vermine des cabanes indiennes, la paix de leurs cellules blanchies à la chaux, le réconfort des offices liturgiques, la détente que leur apportaient les entretiens avec leurs frères en religion. Ils y écrivaient leurs « relations » célèbres et fort attendues en France, ils s'y livraient à l'étude des langues sauvagines, à l'enseignement des jeunes Canadiens, aux exercices de l'âme et du corps prescrits par leur mystique fondateur.
Des personnalités hors du commun, capables de lévitation, de transmission de la pensée à distance, de divination, hantaient ces lieux.
L'idée vint à Angélique que le Père d'Orgeval pouvait fort bien s'y trouver caché, insoupçonné, attendant son heure.
C'est alors que l'apparition eut lieu. Un pas glissa derrière elle et quand elle tourna la tête, un jésuite était là, entré par une porte dissimulée dans la tapisserie.
Malgré la pénombre, elle reconnut aussitôt sa barbe blonde, sa peau trop blanche que le soleil avait comme écorchée aux pommettes et à l'arête du nez.
Comme il demeurait immobile, figé à quelques pas, elle lui adressa un léger salut.
– Je crois que nous nous sommes rencontrés en Acadie ? Vous êtes le Père Philippe de Guérande, n'est-ce pas ? Le coadjuteur du Père d'Orgeval ?
Il approuva d'un signe de tête. Son regard très clair prenait la dureté de l'agate. Ses lèvres bougèrent enfin. Il dit dans un souffle :
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