Angélique était sidérée de l'habileté avec laquelle Joffrey de Peyrac présentait une défense que tous commençaient à se sentir embarrassés de lui avoir demandée.

Il mettait en évidence un fait qui pesait d'un grand poids dans l'évolution de leurs destins : la magnanimité du Roi. On savait le Roi excessif dans ses générosités comme dans ses rancunes. Lorsqu'il faisait grâce, il effaçait tout et comblait de faveurs ceux qu'il avait abaissés.

Levant les yeux vers le gentilhomme en costume de velours rouge, l'étoile de diamants brillant sur sa poitrine et qui leur parlait avec autant d'autorité que de mesure, ils virent que Joffrey de Peyrac restait le dernier des grands princes dont le Roi avait entrepris d'abattre la superbe.

Or, pour avoir été banni et écarté avec plus de rigueur, il s'en retrouvait plus libre et plus puissant que les autres, ceux qui là-bas, à Versailles, asservis par leurs chaînes dorées, éloignés de leurs fiefs, ne subsistaient plus que par les titres et la fortune en cette Cour splendide où Louis XIV les voulait rassemblés sous ses yeux afin de mieux les tenir à sa merci.

Lui restait le plus libre. Oublié, exclu, effacé, il pouvait réapparaître marqué encore d'un privilège perdu.

M. Magry de Saint-Chamond intervint.

– Votre missive au Roi, Monsieur le gouverneur, introduit un élément nouveau ainsi que des perspectives nouvelles. Hélas ! Nous ne saurons qu'au retour des navires ce que Sa Majesté en pense.

– Sa Majesté en pense grand bien.

Celui qui venait de jeter ces mots était Nicolas de Bardagne qui jusqu'alors n'avait pas prononcé un mot.

L'assemblée demeura interloquée. M. de Frontenac fut le plus surpris. Il se mit à tirer sur sa moustache avec perplexité. Mais le premier, il comprit ce qu'impliquait la déclaration du chargé de mission.

– Voulez-vous dire que votre mission en Canada a pour objet d'examiner les éventualités que nous venons d'exposer à propos de Monsieur de Peyrac ?

– Entre autres, répondit un peu sèchement l'envoyé du Roi.

Frontenac insista.

– Sa Majesté vous aurait-elle prié de vous informer de la situation en Acadie modifiée par la présence de Monsieur de Peyrac ?

– Entre autres, répéta Bardagne qui préférait laisser planer un doute sur le nombre et l'importance des différentes enquêtes dont il avait été chargé. À vrai dire, reprit-il après un petit silence, Sa Majesté m'a paru surtout désireuse de savoir qui était Monsieur de Peyrac, en bref de recevoir des renseignements précis et détaillés sur ce gentilhomme, ses intentions, ses agissements, ses déclarations.

– Mais alors, s'exclama joyeusement Frontenac, mais alors... il faudrait croire que le Roi a déjà examiné mon courrier ? Votre départ pour la Nouvelle-France aurait-il été déterminé par ce que je lui exposais dans mes lettres ?

Les conseillers calculèrent fiévreusement le temps des traversées.

– ... Quoi qu'il en soit le Roi est au courant. La hâte avec laquelle il s'est empressé de donner suite à ce que je lui exposais prouve combien l'intérêt lui en est apparu. Que vous en a-t-il dit, Monsieur l'envoyé royal ?

– Secret d'État. Mais je puis cependant vous dire que Sa Majesté regardait avec sympathie du côté de votre projet. J'ai pu, dès Tadoussac, lui écrire une lettre où je lui donnais mon avis.

– Favorable, je l'espère, jeta vivement Frontenac.

Il jubilait.

– ... Voyez, Messieurs, plus de doute, Sa Majesté approuve la politique d'alliance que j'ai préconisée avec Monsieur de Peyrac.

– ... Approuvera, peut-être..., rectifia le premier conseiller Magry de Saint-Chamond en levant un index réticent.

Mais son pessimisme ne trouva plus d'écho.

L'envoyé du Roi en révélant que le souverain jetait un regard d'intérêt à leur projet d'expansion pacifique, avait fait se retourner l'opinion générale avec la promptitude d'un sablier se renversant. Que n'avait-il parlé plus tôt, ce Nicolas de Bardagne ? pensaient les conseillers. Ils se seraient épargné bien des atermoiements.

Subtil, M. de Chambly-Montauban, qui avait le goût d'épicer la plus anodine des situations d'éventualités amoureuses ou érotiques, envisagea que la beauté de Mme de Peyrac était de celles qui ne pourraient, s'il la voyait un jour, laisser le sensuel Louis XIV indifférent. Autant se mettre à l'avance du bon côté. La partie était gagnée. Presque involontairement Bardagne avait contribué à l'emporter.

Par ses paroles, il leur apportait la caution du Roi. Et pour ces gens-là, c'était la seule chose qui comptait : le Roi. Angélique leva les yeux sur le grand tableau qui, au fronton de la cheminée, représentait le Roi.

Pour elle, il était devenu un mythe, une abstraction redoutable.

Peu à peu, elle avait oublié la personne humaine. Et, sous les lambris du château Saint-Louis de Québec, il revint vers elle, elle revit ses yeux bruns dont il ternissait volontairement l'éclat, mais qu'il savait rendre très éloquents lorsque le tourmentait le désir.

Un temps, il avait voulu faire d'elle la reine de Versailles.

Mme de Mercouville, pensant que les graves questions politiques étaient réglées, jugea le moment opportun de parler de ses métiers à tisser. On avait planté du lin et le pays produisait des moutons. Il fallait encourager les femmes des campagnes, inactives l'hiver, à tisser leurs draps et leurs vêtements. Elle avait une requête à présenter au Conseil à propos de prisonniers anglais qui se trouvaient au village des Hurons de Lorette. On lui avait dit que ces deux captifs de Boston connaissaient le secret des teintures végétales et celui de les fixer. Elle souhaitait obtenir de l'intendant Carlon un ordre de réquisition qui lui permît de faire venir ces hommes à Québec, le temps d'apprendre leurs procédés afin de teindre, de vives et sûres couleurs, la laine réservée aux tissages.

– Monsieur Gaubert de La Melloise, dit-elle, les employait souvent.

Mais M. Gaubert de La Melloise, croisant ses doigts finement gantés aujourd'hui de vert amande, fit remarquer que ces hommes, fort bornés et taciturnes comme tous les plébéiens de race anglo-saxonne, ne divulgueraient pas leurs secrets et qu'elle n'en obtiendrait rien.

– Ils ne savent pas un mot de français.

– Je sais l'anglais.

– Soyez persuadée que leurs maîtres sauvages ne se priveront pas volontiers de leurs services, même pour huit jours.

– Monsieur l'intendant Carlon leur fera porter un ordre.

Gaubert de La Melloise rit doucement. Il assura qu'il était le seul à pouvoir faire entendre raison aux sauvages et à convaincre leurs abrutis d'esclaves anglais à composer de temps à autre un bol de teinture dont ils ne révélaient pas les ingrédients.

– En vérité, vous voulez les garder pour vous ! s'écria Mme de Mercouville indignée.

Voyant la tournure que prenait ce nouveau différend, Frontenac décréta que la séance était levée. On avait fait du bon travail. Il se dressa et les hommes l'imitèrent.

– Aïe, ma jambe ! cria M. de Castel-Morgeat.

Personne ne se formalisait des exclamations que la douleur arrachait parfois au pauvre gouverneur militaire.

Il s'excusa auprès des dames.

– Souffrez-vous d'une ancienne blessure ? s'enquit Angélique.

– Non, même pas ! Ce serait plus glorieux. Ce sont des douleurs que j'ai contractées au cours d'une campagne d'hiver contre les Iroquois.

Angélique fut sur le point de lui conseiller un onguent dont elle avait le secret, de graines de sorbier et de résine de sapin baumier incorporées à du beurre de chèvre. Accompagné d'une infusion de colchique bien dosée, le traitement faisait merveille. Mais elle s'en abstint. Non sans regret, elle abandonna le pauvre Castel-Morgeat à ses souffrances.

Elle s'était promis, par prudence, de ne pas alimenter sa légende de guérisseuse. De ce titre à celui de sorcière il n'y avait souvent qu'un pas.

Attentive à se composer, pour Québec, un personnage de grande dame citadine et mondaine, elle travaillerait à estomper l'image naïve et dangereuse qui s'était créée à partir d'elle et dont la confirmation pouvait lui coûter cher.

Midi carillonnait. Monseigneur de Laval récita l'angélus, ce qui clôtura pieusement le Conseil et l'on traversa le vestibule par petits groupes.

Angélique s'approcha de Nicolas de Bardagne.

– La loyauté de votre intervention m'a plu, lui dit-elle. Je veux vous remercier.

Il laissa tomber un long regard sur elle. Elle s'émut devant son visage et elle sentit qu'en lui parlant ainsi elle le payait au centuple. Il recueillait chaque mot ou geste venant d'elle comme des perles.

– Comme vous êtes ardente ! dit-il. Je vous regarde vivre et je m'aperçois que déjà c'était cette qualité en vous qui m'avait séduit à La Rochelle. Votre flamme, votre participation à la vie, la conscience avec laquelle vous recherchez la meilleure voie. À La Rochelle, je m'étonnais de vous voir prendre fait et cause pour vos maîtres huguenots comme si l'injustice qui leur était causée vous atteignait vous, sans souci de votre propre sort.

« En ce temps-là, je me demandais quelle pouvait être la couleur de vos cheveux soigneusement cachés sous votre bonnet de servante... Maintenant, je le sais, ajouta-t-il en s'arrêtant sur le seuil et en la contemplant. Vous avez l'air d'une fée...

Il ébaucha le geste d'effleurer sa chevelure pâle et dorée. Perdu dans son rêve, il se croyait toujours seul au monde avec elle. Le comte de Loménie venait vers eux pour prendre congé. M. de Bardagne après avoir baisé la main d'Angélique s'écarta.

Joffrey de Peyrac s'attardait. Il parlait avec le gouverneur et un certain Morillon, adjoint de l'intendant, qui avait été chargé de mission en Nouvelle-Angleterre, après le traité de Bréda. Il n'était pas intervenu pendant la réunion par timidité, mais était heureux de s'entretenir d'un sujet qu'il connaissait bien et confirmait ce que le comte avait dit sur le tracé des frontières dans les régions de l'embouchure du Kennébec.