Cette prise de position très nette amena un silence. Personne n'avait envie d'avoir l'évêque comme adversaire. Il était capable de bien des intrigues lorsque son omnipotence spirituelle était mise en contestation. Et l'absence du Père d'Orgeval le laissait maître du terrain.
Piksarett, l'Abénakis, estima le moment venu d'intervenir dans une palabre pour laquelle il avait revêtu, afin d'honorer Onontio12, la défroque des Blancs qui selon lui ne manquait pas de brillant et de panache, mais à son sens se révélait des plus incommodes.
Il n'en était pas moins prêt à souffrir pour ses amis afin de leur faire connaître les paroles de la sagesse et de la raison dont ils avaient fort besoin s'il en jugeait par ce qu'il venait d'entendre.
Ce qu'il leur annonça, après s'être levé et avoir salué du bras et prononcé les formules honorifiques, toujours très contournées et fleuries dans les discours indiens.
L'éloquence des autochtones séduisait les Français par son naturel, son pathétique et l'usage qu'ils faisaient de nombreuses expressions figurées. Nonobstant l'accent des langues sauvagines qui donnait au débit des mots la tonalité à la fois monotone et sonore d'oiseaux jacassants au fond des bois, il s'exprima dans son français châtié mêlé d'expressions indiennes familières aux Blancs.
Voici en substance ce qu'il dit :
– Le soleil tourne et poursuit sa course dans le ciel. Nous atteignons l'heure où les hommes sages et qui ont la responsabilité de la nation doivent interrompre leurs palabres et se restaurer, sinon, dans le vertige de la fatigue d'un estomac vide et le trouble de trop de pensées remuées, comme la vase des bas-fonds d'un étang, ils ne pourront parvenir à une décision claire.
« Vous autres, Blancs, vous commettez l'erreur de ne pas pétuner dans vos débats. Vous vous privez de l'aide quasi divine que dispense la fumée du tabac, qui clarifierait vos esprits et réparerait vos forces épuisées par la fièvre de vos harangues. Vous négligez le repos que procure à tous le passage du calumet de l'un à l'autre et le silence qui accompagne la prise des deux bouffées rituelles. Temps mis à profit pour les réflexions intérieures et la préparation des réponses aux questions imprévues qui ne peuvent manquer d'être lancées.
« Vous ne tenez pas compte de la disposition à la paix que ce simple geste engendre de tendre à son ennemi, ou à son adversaire, ou même à son ami, le calumet lui apportant l'aide sublime, inappréciable, de la fumée du pétun, qui emplit le corps de suavité et de soulagement, geste qui dispose à l'alliance. Vous n'avez point de ces secours, dans vos conseils, si ce n'est l'eau-de-vie et le vin qui portent à la folie. Aussi comment s'étonner que vous ne puissiez point dominer les sursauts qui vous poussent à prendre la parole quand on ne vous l'a point accordée, à interrompre votre frère lorsqu'il exprime sa pensée, à exposer la vôtre comme si elle était la seule juste et ne souffrait pas d'examen. Aussi comment s'étonner que de nous rendre aux « pawas » des Blancs nous paraisse à nous, Indiens, des expéditions des plus divertissantes, si, hélas, les funestes décrets qui en naissent et qui y sont édictés ne nous entraînaient pas, le plus souvent, nous, vos alliés, dans des malheurs ou des expéditions désastreuses.
« J'ai entendu, en ce jour, tomber de vos bouches bien des choses rutiles et comiques qui feraient penser à des commérages de femmes sur une place de village. Si je ne savais, pour être depuis longtemps l'ami des Français, que c'est là leur façon tortueuse de s'approcher et d'investir le sujet principal pour lequel ils se sont réunis. Ainsi en est-il de la tactique des Indiens Sauteux qui appartiennent à une tribu minable et qui, l'on ne sait pourquoi, entreprennent de cerner le village de leurs ennemis en commençant par reculer, se disperser et même lui tourner le dos.
« Or, je vous connais et je sais que vous n'avez pas oublié « le village » qui est au centre de vos pensées, c'est-à-dire l'avenir à décider, de guerre ou de paix, qui se présente à vous par la présence de Ticonderoga13 en ce Conseil de Québec. Nous savons tous que nous nous sommes réunis ici pour jeter les bases d'un traité de paix avec Ticonderoga, l'homme qui fait sauter la montagne, et qui a étendu son ombre depuis les sources du Kennébec à l'océan jusqu'aux rives de l'est où viennent les pêcheurs de morues. Il se tient maintenant entre les Anglais et nous, entre les Iroquois et nous. Nous voici devant des jours de paix et de prospérité ou devant la préparation de nouvelles campagnes militaires.
« Aussi dois-je parler, afin que vous sachiez qui est Piksarett, le chef des Narrangassetts, quelles opinions habitent mon cœur et les raisons pour lesquelles elles se sont développées en mon esprit. Je ne crains pas la guerre. Le feu qui me porte à anéantir ceux qui ont massacré les miens comme les Iroquois, ou ces maudits Anglais qui ont crucifié Notre-Seigneur Jésus-Christ et scalpé et torturé tant de mes frères bien-aimés parmi les Français, ainsi que parmi les Robes Noires qui avaient comblé mon âme par le baptême, est de celui qui ne peut se satisfaire qu'en portant la mort dans les villages et les wigwams de ces ennemis de Dieu.
« Cependant j'ai vu la désolation qui ressort des combats par la perte de tant de braves guerriers, la menace que fait peser sur nos tribus l'esprit de vengeance insatiable des Iroquois, le pitoyable état dans lequel nos peuples se retrouvent après les campagnes aux approches de l'hiver n'ayant pu « déserter » leur terre pour y planter suffisamment, et surtout se livrer à une chasse assez abondante pour la préparation des réserves de pemmican et la récolte de fruits sauvages, racines et herbes séchées, et jusqu'à celle du bois pour se préserver du froid. L'ennemi ne nous a pas vaincus par les armes, mais la famine et le froid y parviennent.
« Aussi les malheurs dont nous devons payer nos glorieuses campagnes de l'été m'ont incité à jeter un regard favorable sur le traité d'alliance que Ticonderoga veut soumettre à votre justice.
« Je ne parlerai pas plus longtemps. Vous saurez discerner l'avantage que renferment ses actions qui ne sont ni celles des Français ni celles des Anglais. Je vous avertirai seulement d'une chose encore.
« Lui et son épouse ont en leur possession des « wampums » d'une valeur inestimable qui garantissent la paix iroquoise pour des lunes et des lunes. Où qu'ils aillent, ou quelques-uns des leurs, le plus cruel de ces chiens d'Iroquois rencontré chantera pour eux son chant de paix.
« Déjà cet accord a porté ses fruits. N'est-il pas vrai qu'aucun Français labourant ses terres au cours de l'été n'a eu à se plaindre de l'incursion des Iroquois ? Vous avez pu engranger en paix. J'écoutais dans les rues de Québec les conversations de personnes se félicitant de la clémence d'un été comme la Nouvelle-France n'en a guère connu, où le sang n'a pas coulé, où les récoltes n'ont pas brûlé, où les captifs n'ont pas été emmenés en servitude aux Cinq-Nations.
« Je ne me tairai pas que vous n'ayez compris ceci. Outtaké, ce coyotte vindicatif, n'a point porté la guerre au-delà, du Kennébec comme il le fait chaque année, avide de sa moisson de scalps de Français, de Hurons ou des nôtres aussi, Abénakis, les enfants de l'aurore, parce que Ticonderoga s'était dressé entre eux et vous.
« J'ai dit.
Il se rassit dans un silence respectueux, très satisfait de l'avoir obtenu, ramassa ses bâtonnets et fouillant dans les basques de sa redingote anglaise en tira un petit serpent fumé qu'il se mit à couper sans façon en tronçons sur le bord de la table. Alors, il quitta la posture inconfortable qu'il souffrait depuis le début du Conseil, assis, comme les Blancs, sur ces trônes raides qu'on appelle chaises et où l'on ne peut même pas replier les jambes pour se reposer.
Il alla s'asseoir jambes croisées sur la pierre de l'âtre et se prit à déguster ses morceaux de serpent en surveillant du coin de l'œil l'effet de son discours. Son regard malin guettait lequel de ces agités allait reprendre la parole le premier. Il pariait qu'ils s'y lanceraient tous ensemble selon ce qu'il pouvait prévoir d'expérience.
Mais les fortes déclarations du Narrangassett avaient impressionné. Ses arguments s'ajoutaient aux autres déjà exposés pour faire pencher la balance du côté des avantages à retirer d'un franc traité et les conseillers en méditaient les termes.
– Tu parles d'or, Sagamore, remercia le gouverneur, tourné vers Piksarett. Tu as raison de nous ramener aux questions essentielles qui ont nécessité notre convocation du jour. N'est-ce pas malheureux, continua-t-il s'adressant à ses administrés, qu'il nous faille un sauvage pour nous rappeler nos devoirs et l'importance de nos fonctions ?
Les assistants demeurant cois, le gouverneur crut le moment opportun pour abattre son jeu.
– J'ai écrit au Roi, annonça-t-il, dans un courrier qui est parti par le premier bateau faisant retour en France en juillet, j'ai exposé de mon mieux les événements que nous avions à affronter et les solutions que je proposais. Je nommai Monsieur de Peyrac afin de ne rien laisser dans l'ombre et que Sa Majesté puisse juger en toute connaissance de cause.
– N'était-ce pas prématuré de le nommer au Roi ? s'écria M. Haubourg de Longchamp.
M. Magry de Saint-Chamond toussota, s'adressant à Peyrac sans le regarder :
– Nous nous sommes laissé dire, Monsieur, que vous avez été à l'origine de la révolte de la province d'Aquitaine qui, il y a quelque quinze ans, causa bien des soucis au Roi ?
– Quelle province n'a pas eu sa révolte en ce règne ? riposta le comte sans s'émouvoir.
Il se leva, posant sur les personnes présentes un regard attentif.
– Ne sommes-nous pas tous ici plus ou moins victimes de disgrâces ? reprit-il. Disgrâces que bien peu d'entre nous ont conscience d'avoir recherchées ou méritées par leur conduite. Mais il nous faut les subir car il n'est pas accordé à tous de pouvoir sortir indemnes des convulsions du temps, qu'ont suscitées les erreurs de quelques-uns. Le Roi a souffert dans sa minorité de voir s'élever contre lui les grands du royaume, la plupart de sa parenté, comme son propre oncle, Gaston d'Orléans, frère de son père Louis XIII. Ne nous étonnons pas qu'il en ait gardé une méfiance profonde contre la puissance des provinces et tous ceux qui à leur tête lui paraissaient, à tort ou à raison, menacer son trône et l'unité de la France. Comme beaucoup, j'ai eu à supporter le poids de cette méfiance, encore que je n'aie pas besoin, Messieurs, de vous faire remarquer qu'au temps de la Fronde, je n'étais encore qu'un très jeune homme à l'écart des complots. Ce ne fut que plus tard que la révolte d'Aquitaine naquit du préjudice qui m'était causé. Je ne présidais plus à ses destinées et elle s'égara, voulant m'être fidèle. Mais laissons là une histoire dont il ne faut pas s'exagérer l'importance. Les temps ont changé. Le cardinal Mazarin qui veilla sur la jeunesse du Roi et lui permit de sortir victorieux des désordres de la Fronde fut le dernier des premiers ministres. Aujourd'hui le Roi règne seul14. Nul ne conteste son pouvoir. Et l'on voit graviter autour de lui, à Versailles, comblés de bienfaits et de charges, beaucoup de ceux qui, jadis, ont porté les armes contre lui. Car le Roi oublie ce qu'il veut oublier et parfois bien au-delà de ce que l'on était en droit d'attendre.
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