Le plus difficile resterait ensuite à trouver : le mari.
– Nos jeunes gens ne sont guère pressés de s'établir, confia Frontenac à Angélique.
Nés au pays, c'étaient de joyeux lurons, fous d'espace et de liberté. Pour les retenir, les empêcher de partir aux bois courir leur chance dans l'aventure de la fourrure et les contraindre à fonder une famille, on avait édicté des lois sévères. Si un garçon de vingt ans ou une fille de seize ans n'étaient pas mariés, les parents devaient venir s'en expliquer aux autorités. De fortes amendes frappaient les géniteurs des récalcitrants. Au temps où les convois les plus importants de Filles du Roy arrivaient, tout célibataire qui n'était pas marié dans les quinze jours se voyait retirer ses droits de chasse et de pêche et son « congé » de voyageur qui l'autorisait à se rendre chez les sauvages pour y troquer des marchandises de traite contre du castor. Autant dire qu'il ne pouvait plus vivre...
Ces sanctions ayant été rappelées, Mme de Mercouville, qui avait l'esprit ingénieux et prompt à tirer parti de toutes les situations, suggéra que l'on pourrait prélever le cent d'aiguilles et le mille d'épingles prévus pour la cassette matrimoniale de chaque jeune fille sur la quincaille confisquée aux coureurs des bois en infraction d'épousailles. On y prendrait aussi les ustensiles de cuisine et objets accordés aux nouveaux mariés pour les encourager : chaudrons, pots, ciseaux, hachettes pour couper le bois, couteaux, couvertures...
M. de Frontenac, par courtoisie, ne voulait pas interrompre Mme de Mercouville, mais lorsqu'on commença à compter les épingles et les aiguilles, Angélique sentit qu'il était sur le point d'éclater.
– Laissons là ces détails qui fatiguent ces messieurs, proposa-t-elle à l'efficace présidente des Dames de la Sainte-Famille. J'irai vous voir, ma chère, et nous en conviendrons ensemble. Le principal c'est de recevoir l'accord du Grand Conseil quant au soutien de l'établissement de ces jeunes filles.
L'approbation semblait acquise. Noël de La Vaudière posa une dernière restriction.
– Sont-elles toutes « demoiselles » ? Car la dot de cent livres n'est prévue que pour les jeunes personnes de bonne famille, pauvres mais de bonne éducation et qui sont destinées à se marier avec des officiers ou des fonctionnaires de la colonie. Pour les orphelines ou les filles de l'Hôpital général ce n'est que cinquante livres... Je ne saurais inscrire...
– Vous vous noyez dans un crachat, cria Frontenac à bout de patience. Finissons-en ! Greffier, prenez note.
On commença de dicter les modalités du contrat qui engageait l'État à doter les jeunes femmes à marier. Une voix s'éleva :
– Il nous faudrait avoir plus de détails sur le naufrage de La Licorne. La bienfaitrice est-elle vraiment morte ? Nous ne pourrons rester dans l'imprécision lorsque les héritiers ou les commanditaires de cette veuve viendront nous demander des comptes.
C'était le gros lieutenant de police, Garreau d'Entremont, qui intervenait et il n'avait manqué de donner à sa question une forme qui trahissait indéniablement sa fonction.
Sa remarque provoqua un silence pesant.
– Qui a été témoin de la mort de Madame de Maudribourg ? demanda-t-il.
– Moi, fit Carlon.
Il ajouta en fixant son interlocuteur d'un regard sans réplique :
– ... J'ai vu son cadavre. Je pourrais vous indiquer l'endroit de sa tombe. Cela n'entrave en rien les décisions que nous avons à prendre aujourd'hui pour l'établissement des malheureuses survivantes.
L'incident fut clos.
M. Gaubert de La Melloise y revint un peu après en suggérant d'une voix onctueuse :
– Nous fêtons la Saint-Ambroise dans quelques jours. Je proposerais qu'on fasse célébrer à cette occasion une messe pour le repos de l'âme de cette dame bien-pensante qui a payé si chèrement son dévouement à la cause du Canada.
– L'autel va flamber, marmonna Ville d'Avray en aparté à Angélique.
La proposition fut acceptée. Les adeptes de la Compagnie du Saint-Sacrement paieraient l'encens et le luminaire ainsi que l'obole pour la paroisse et les pauvres. Les liens qui unissaient la duchesse de Maudribourg au Père d'Orgeval ne semblaient pas être connus. Il avait laissé à d'autres le soin de préparer la venue de celle qui était son âme damnée. À moins qu'il ne fût lui-même la sienne, ou que l'un et l'autre ne se considérassent comme le plus fort sur l'autre. Égarement, obscurcissement de la conscience, confusion irréelle...
Un frisson avait vrillé l'échine d'Angélique lorsqu'elle avait entendu la question de Garreau d'Entremont. Est-elle morte ?
Elle poussa un soupir si profond qu'on l'entendit. Les têtes se tournèrent vers elle et Frontenac s'écria :
– Madame, nous vous lassons ! Pardonnez ces controverses. Il fallait pourtant que vous fussiez présente...
– Je ne le regrette point. J'ai pu apprécier de quelles responsabilités vos épaules supportaient le poids...
– Vous le voyez ? Elles sont sans nombre...
– Mais à la vérité, je meurs de soif...
Aussitôt les laquais apportèrent des verres. Les conseillers se prononcèrent la plupart pour de la bière, que la brasserie de la côte d'Abraham fabriquait en suffisance. Angélique ne voulut qu'un grand verre d'eau.
Quelqu'un ayant dit : « On étouffe ! » les valets ouvrirent les fenêtres donnant sur la terrasse. Au-dehors quelques flocons de neige tombaient sans conviction. On voyait, çà et là, parmi les nuages, un peu de ciel bleu percer. Et tout à coup, l'horizon étincela.
Angélique, buvant à petites gorgées son eau glacée, reprenait des forces. Les Indiens lui avaient donné le goût de l'eau, sève de la terre, élixir de vie.
– L'eau est particulièrement bonne à Québec, lui dit Basile qui la regardait boire.
– C'est pourquoi nous fabriquons une bière aussi excellente, renchérit Carlon.
Il était très fier de sa brasserie qu'il avait créée pour utiliser le surplus de grains et dont il exportait des barriques jusqu'aux Antilles. Il se sentait ragaillardi après la pénible discussion qui avait précédé. Il avait été admirable.
Chapitre 26
Le Conseil reprit dans un climat détendu. On fit apporter des cartes, M. de Frontenac put tracer en quelques paragraphes les perspectives envisagées pour l'avenir du Canada et de l'Acadie, réunis sous l'appellation Nouvelle-France, si vastes territoires que semblaient s'y perdre les rares Français qui les avaient rassemblés sous la bannière à la fleur de lys. Cavelier de La Salle s'avançait vers le Mississipi. M. de Peyrac avait soutenu cette expédition. Avec ses navires sur les côtes de l'Acadie, il jouait dans la Baie Française un rôle de police évident qui tenait en respect les maraudeurs anglais. Il possédait des mines d'argent. Il avait repêché des trésors espagnols. Sa fortune était immense.
– Et puis, il est gascon comme vous, souligna Pierre Gollin d'un ton acide.
Frontenac négligea la remarque. Il concluait en rappelant que, par miracle, les royaumes de France et d'Angleterre ne se trouvaient pas, présentement, en guerre. Ne pouvait-on craindre que de trop fréquentes escarmouches entre la colonie française et les États de Nouvelle-Angleterre n'amenassent leurs souverains respectifs à se juger provoqués, et ne transformassent le conflit des possessions d'Amérique en guerre inexpiable ?
– Est-ce à nous de rappeler à nos princes qu'ils ont eu tort de déposer les armes ?
Mais les conseillers étaient moins sensibles à cet aspect de la question qu'au danger qui résidait pour eux à s'engager avec un aventurier qui pourrait être considéré comme un ennemi du Roi de France.
M. Haubourg de Longchamp qui avait soutenu le Père d'Orgeval prit la parole.
– Vous n'ignorez tout de même pas, Messieurs, dit-il d'un ton aigre, que le Père d'Orgeval a « l'oreille du Roi ». Il s'est entretenu avec lui lors de son dernier séjour en France et j'ai ouï dire qu'il avait reçu l'accord secret de Louis XIV, notre monarque, de poursuivre la guerre avec les colonies anglaises...
– Bien que la France et l'Angleterre ne soient pas en guerre pour une fois.
– Peut-être, mais il n'empêche que des centaines de bateaux maraudeurs de Nouvelle-Angleterre viennent rôder dans la Baie Française et menacent l'Acadie, vous l'avez remarqué vous-même tout à l'heure, Monsieur de Ville d'Avray.
– Raison de plus pour faire confiance à Monsieur de Peyrac qui est décidé à nous aider à maintenir la paix dans ces contrées.
– Et si le Père d'Orgeval a reçu l'ordre du Roi d'y maintenir la guerre, j'ai ouï dire...
– Monsieur, l'interrompit l'évêque, les « ouï-dire » sont des bases trop mouvantes pour que nous y asseyions d'une façon sûre nos décisions. Inutile de vous rappeler ce que vous savez tous, ce que je pense. Le Révérend Père d'Orgeval a pris en main non seulement l'Acadie, mais le Canada, c'est-à-dire la Nouvelle-France tout entière. Son appel à la guerre a dépassé les limites du simple avertissement et conseil que doit un confesseur aux âmes qui s'interrogent. Or, j'ai été nommé à cette fonction d'évêque afin de décharger ces messieurs de la Compagnie de Jésus des responsabilités temporelles et spirituelles dont ils avaient été peu à peu investis et les laisser plus libres de vaquer à leur vocation missionnaire.
« Tout est bien ainsi. Depuis longtemps aucun d'eux n'a le droit de siéger à ce Conseil ni de se mêler des visées politiques du gouvernement de la colonie.
« Ma présence suffit à y représenter l’Église et ses exigences. Cela dit, sans rien ôter au grand respect que je dois à ceux qui ont enseigné et entouré ma jeunesse, et avec lesquels je garde d'excellentes relations.
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