Elle ne voulait pas avoir l'air de s'immiscer parmi les membres nommés du Grand Conseil, mais aujourd'hui la réunion comportait presque plus d'invités que de siégeants ordinaires.

C'était le procureur royal du Grand Conseil, Noël Tardieu de La Vaudière, qui avait pris sur lui de faire arrêter M. d'Arreboust, et personne ne s'étonnerait de voir celui-ci en garder rancune, et qu'il y eût, de part et d'autre, des réflexions acerbes.

Angélique vit le jeune homme dont on parlait s'avancer d'un air assuré. Il resta debout s'entretenant avec M. Carlon, avant de se décider à s'asseoir non sans avoir jeté sur l'assemblée un regard d'une lenteur calculée et déplaisante. L'expression implacable insultait à la douceur bleue de sa prunelle. Angélique ne pouvait s'empêcher d'admirer une fois de plus la prestance et la beauté de ce garçon. Cela l'inclinait à l'indulgence. Elle se souvint qu'il avait pour femme cette ravissante Bérengère-Aimée dont l'amabilité et la vivacité l'avaient conquise.

– Un petit ménage ambitieux... peuh..., murmura Ville d'Avray en remuant à peine les lèvres. Dommage que sa femme soit si jolie... et lui si beau...

Le comte de Loménie-Chambord se vêtait avec modestie d'un vêtement de drap gris de coupe militaire. Dans la lumière un peu atténuée qui tombait des fenêtres en vitrail, son visage aux traits fins reflétait la douceur lointaine de ses pensées et elle lui trouva l'air triste.

L'intendant Carlon quoique parlant et répondant à tous lui parut l'objet d'une songerie morose et elle eut l'intuition que ces deux hommes, auxquels elle se considérait liée par des liens d'amitié et de reconnaissance, étaient en proie à un chagrin personnel. Les regards de Loménie finirent par rencontrer les siens. Réalisant que c'était lui qu'elle regardait, il parut surpris et sourit.

L'intendant, en revanche, se renfrogna. Lui et Angélique étaient trop éloignés pour pouvoir correspondre par la parole mais la même pensée les traversa au même instant : que le sujet de la duchesse de Maudribourg, de sa venue, ou plutôt de sa non-venue, serait abordé et que ce serait un moment difficile pour beaucoup d'entre eux.

Joffrey était au bout de la table dans son justaucorps de velours rouge à broderies d'argent. Un ruban de moire soutenait sur sa poitrine une étoile de diamants. En observant les unes après les autres les personnes assemblées, Angélique se demanda si parmi elles se trouvait « l'espion » de Joffrey.

C'était sur ses indications que le comte de Peyrac avait décidé du choix de ses présents lorsqu'il en avait fait le tri sur la plage de Tidmagouche. Il fallait croire qu'il avait comblé les vœux de chacun et surtout de chacune car les rumeurs les plus enthousiastes circulaient à ce sujet. Seule, Mme de Castel-Morgeat n'avait pas reçu le délicieux bibelot d'or et d'émeraude prévu pour elle.

Où était-elle en ce moment, Sabine de Castel-Morgeat ? Elle devait se terrer là-haut dans son appartement du château Saint-Louis, tout en songeant que sa propre demeure bâillait à ciel ouvert et que ceux qu'elle avait voulu repousser à coups de canon siégeaient victorieux dans la salle du Conseil.

Avant d'ouvrir la séance, le gouverneur pria l'évêque de la bénir d'une courte prière. Lui-même requit de saint Joseph la bonté de les éclairer avec sagesse dans leurs délibérations. Lorsque l'on eut répondu trois fois : « Priez pour nous », à l'invocation : saint Joseph, patron de la Nouvelle-France, tout le monde se rassit.

Chapitre 25


L'on savait que l'objet de la réunion de ce Conseil extraordinaire était d'envisager tout ce qui concernait la présence de M. de Peyrac et de ses troupes dans la ville. Ce serait l'occasion de faire le point sur la façon dont avaient tourné les événements et d'en réexaminer différents aspects que l'on n'avait pu qu'effleurer lors de l'assemblée nocturne du premier soir. Chacun avait rédigé un exposé et supputait ses possibilités d'intervention, mais personne ne s'attendait à l'attaque du procureur Tardieu et à la nature de ses revendications, et l'on dut reconnaître que s'il avait voulu étonner son monde il y avait pleinement réussi.

Le jeune Tardieu de La Vaudière, sur le ton autoritaire qu'il affectionnait, s'éleva contre l'action frauduleuse qui consistait à introduire en Nouvelle-France des marchandises étrangères et de les mettre en circulation sans en avoir auparavant acquitté les taxes de douane.

– Quelles marchandises ? s'informa l'intendant.

– De toutes sortes.

– Mais encore ?

Noël Tardieu fit signe à son greffier de lui passer un long mémoire couvert d'écritures qu'il lut à toute allure, avec des gestes de la main qui signifiaient : ma foi, qu'il en passait... Il y en avait tant.

– ... Tableaux religieux de belle facture. Ornements d'église, objets du culte, objets d'or, d'argent, d'ivoire, de vermeil, pierres précieuses, étoffes, soieries, velours, tapisseries, émaux, nacres, objets de science où entraient ébène et palissandre, marbre de Carrare, etc. Il en passait : parfums, tabac de Virginie et du Maryland, vins et spiritueux de différentes provenances, etc... etc. Marchandises doublement taxées non seulement comme étrangères, mais aussi comme marchandises de luxe. En première approximation, il estimait qu'il y avait là une somme importante dont le manque à gagner, pour la colonie, ne pouvait être passé sous silence. Certains objets exigeraient d'être expertisés avec soin, telle la châsse de vermeil, par exemple, car pour estimer sa valeur il faudrait savoir si elle portait un poinçon d'origine ou non.

– Mais il s'agit de présents, s'écria Monseigneur de Laval, offusqué lui-même de telles prétentions.

– Pardon, de marchandises, ne craignit pas de rectifier le jeune procureur.

– Ne comptez-vous pas les munitions ? ironisa Ville d'Avray. Les deux boulets étrangers qui sont allés se ficher dans le mur de Monsieur de Castel-Morgeat ?

– Je ne compte pas les munitions, riposta l'autre... Mais, un navire, oui... ce qui n'est pas négligeable... Le vôtre, Monsieur de Ville d'Avray.

Et comme le marquis en perdait parole :

– ... Ne vous ai-je pas entendu dire que l'un des navires qui mouillaient dans la baie vous appartenait, un cadeau que vous aurait fait Monsieur de Peyrac ?

Ville d'Avray devint rouge d'indignation. Pendant quelques instants, Noël Tardieu de La Vaudière put pérorer à son aise et faire résonner les voûtes à caissons de la grande salle du château Saint-Louis de sa voix sonore et bien posée, son réquisitoire ayant eu la vertu de clore la bouche de toutes les personnes présentes.

L'évêque, déconcerté, se demandait s'il n'y avait pas atteinte à l’Église ou à sa personne par cette application par trop consciencieuse des lois temporelles.

Frontenac ne trouvait rien à dire. Depuis qu'il l'avait vu débarquer au Canada, ce jeune administrateur plein de promesses ne cessait de l'inquiéter autant que de le stupéfier.

Les marchands assombris méditaient sur les difficultés qu'ils avaient déjà connues et qu'ils ne manqueraient pas de connaître encore avec un procureur fiscal aussi retors que fanatique.

– Mais ce navire m'a été donné en échange de mon pauvre Asmodée coulé par les bandits, éclata enfin Ville d'Avray ayant retrouvé son souffle. Prenez garde ! Si vous me cherchez noise je réclamerai le dédommagement de ce que j'ai perdu au service du Roi. Et faites-moi confiance ! Cela dépassera de loin ce que vous essayez de m'arracher comme taxes, espèce de vautour...

– Voulez-vous insinuer qu'il s'agit d'une prise de guerre ? interrogea l'intraitable, avançant une lèvre dédaigneuse.

– Prise de guerre ! s'exclama Basile en tapant des deux mains sur la table.

Depuis le début de l'altercation, il était demeuré songeur, se caressant le menton et examinant Noël Tardieu de La Vaudière comme il l'aurait fait d'un animal inconnu, mais dont il faut absolument comprendre les mobiles afin de le rendre moins dangereux si possible et de le réduire au silence.

– Prise de guerre ! Voilà la solution mon garçon, reprit-il en posant la main sur le bras du procureur qui n'apprécia guère la familiarité, me tromperais-je en supposant que vous êtes moins préoccupé de percevoir ces taxes pour les engloutir dans les caisses de l'État, que de trouver une justification à l'entrée libre de ces marchandises sans qu'on puisse en haut lieu vous accuser de négligence, voire de collusion avec les fraudeurs ? Votre position n'est pas toujours facile et nous ne vous en voulons pas. Nous savons que vous êtes comme nous tous et que vous ne tenez pas tellement à prélever une taxe sur la ravissante montre d'or et d'émaux dont votre épouse se glorifie depuis hier, se rangeant ainsi parmi les coupables. Votre remarque à propos du navire de Monsieur de Ville d'Avray prouve que vous êtes sur le chemin d'un compromis satisfaisant pour tous. Les prises de guerre considérées comme butin ne payent pas de taxes...

Ville d'Avray, ayant compris l'intention de l'homme d'affaires, se lança dans un récit dramatique, tendant à démontrer avec feu combien son navire avait été conquis de haute lutte sur d'horribles pirates. Il parlait avec conviction. Les événements tragiques de l'été n'étaient pas si lointains. « Peu s'en est fallu que j'y laisse ma vie... » ce qui était vrai. En tout cas, il y avait perdu son navire l'Asmodée. Il commença de brosser un sombre tableau de la situation dans la Baie Française11 infestée d'Anglais et de pirates de toutes nations. Mais les affaires d'Acadie ennuyaient Frontenac...

– En ce qui concerne votre gouvernement d'Acadie, nous aurons une session spéciale, dit-il à Ville d'Avray. Aujourd'hui, notre propos est d'ouvrir les pourparlers avec Monsieur de Peyrac et nous nous perdons en billevesées. Monsieur de La Vaudière, statuez je vous prie, et je vous conseillerai de le faire dans le sens proposé par Monsieur Basile qui me semble concilier votre juste désir de vous dégager de toutes responsabilités et la courtoisie que vous nous devez et qui doit régner entre nous. Nous garderons nos cadeaux : prise de guerre.