Quand il était question de la traite de l'eau-de-vie, il perdait tout humour et aurait excommunié la terre entière.
– La Nouvelle-France pourrait-elle survivre sans la fourrure ? demanda Angélique.
– N'êtes-vous pas de tendance un peu moliniste ? suggéra-t-il.
Angélique ressentit une légère panique. Heureusement, elle avait glané jadis dans les salons parisiens quelques connaissances sur les idées philosophiques et théologiques en vogue, qui lui revinrent à propos en mémoire et elle put répondre qu'une certaine indulgence aux faiblesses du prochain ne voulait pas dire libéralité sans discernement, encore moins indifférence à son salut.
La réponse devait être excellente car le visage de Monseigneur de Laval s'éclaira. Il parut satisfait et, même, vaguement amusé de n'avoir pu la confondre.
– Avez-vous l'intention d'entrer dans la Confrérie de la Sainte-Famille ? s'informa-t-il.
Une telle proposition venant de sa part montrait qu'il la jugeait désormais comme digne d'en faire partie.
Elle éluda la réponse.
– Madame de Mercouville m'en a parlé...
– C'est une dévotion à laquelle la colonie doit de grandes grâces.
Il expliqua qu'il fallait avoir une dévotion en Canada.
– Dans les dangers sans nombre qui nous assaillent, les charges écrasantes, les responsabilités que nous recevons en ce pays où tout est à faire, où notre survie même est sans cesse remise en question, il est bon d'obtenir le secours des forces divines par l'intermédiaire de quelque saint protecteur qui crée le lien entre nous, pauvres mortels, et le Très-Haut, qu'il contemple dans sa gloire.
La Sainte Famille : Jésus, Marie, Joseph, pauvres, laborieux, unis, offrait une image idéale au peuple esseulé du Canada.
Par extension saint Joachim et sainte Anne, grand-père et grand-mère de l'Enfant Divin, recueillaient aussi beaucoup de suffrages.
Monseigneur de Laval parla ensuite du culte à l'Enfant-Jésus qu'il appelait le Petit Roi de Grâce ou le Petit Roi de Gloire.
Notre-Dame-de-Québec était consacrée sous les vocables conjoints de Saint Louis, patron du royaume de France, et de l'Immaculée Conception, dévotion mariale, dont on découvrait de plus en plus la valeur souveraine. Mère Marie de l'Incarnation, l'une des fondatrices ursulines qui était morte récemment à Québec et que l’Église reconnaîtrait certainement un jour comme une de ses grandes mystiques tant sa filiation avec sainte Thérèse d'Avila était évidente, avait l'habitude de s'adresser au Père éternel.
Le Saint-Sacrement avait aussi ses adeptes. Peut-être même dominait-il, mais l'on ne pouvait jamais savoir exactement, car c'était une confrérie secrète très influente. On pouvait avancer que la plupart des personnes en vue en faisaient partie et il ne fallait pas oublier que Gaston de Meury qui en avait été l'âme s'était trouvé à la racine de la fondation du Canada et de son climat mystique.
– Consultez votre confesseur, lui dit l'évêque en se levant, il vous conseillera. Nous devons tous avoir un ami pour nous dans le ciel.
Angélique s'agenouilla à demi pour baiser l'anneau pastoral. L'évêque ne paraissait pas mécontent de cette entrevue. Il devait approuver les personnes qui ne le craignaient point et débattaient franchement avec lui... Il l'accompagna jusqu'à la porte.
Dans la cour du séminaire, Angélique fit halte, et respira deux ou trois fois profondément. L'air était glacé et revigorant. Elle pensa que si une conversation avec l'évêque l'avait épuisée à ce point, qu'aurait-ce été s'il lui avait fallu affronter le Père d'Orgeval. Dieu merci ! Le Ciel ne lui offrait que des épreuves à la mesure de ses forces. Compte tenu de tous les sujets abordés, effleurés, contournés, des questions posées, des pièges tendus, et si l'on exceptait le molinisme sur lequel elle avait un peu dérapé, elle estimait, à part elle, qu'elle ne s'en était pas trop mal tirée. Il fallait reconnaître ses « insuffisances », comme disait Marguerite Bourgeoys, admettre qu'à courir les bois et les mers elle ne s'était guère enrichie dans le domaine de la théologie, de la philosophie et de la rhétorique.
Les dames de la Nouvelle-France possédaient pour la plupart un haut degré de culture. Elle leur demanderait des livres, et s'arrangerait pour aller aux conférences et aux sermons.
De plus, il lui faudrait, au plus tôt, se trouver un confesseur et se choisir une dévotion.
Chapitre 24
Une troisième aurore s'annonçait.
Ce matin-là se tiendrait le Grand Conseil auquel Angélique aussi était conviée.
Sur la rive de Lévis où s'allumaient les premiers quinquets derrière les fenêtres des habitations, on voyait se déplacer les fleurs rouges des pots à feu que portaient les paysans se dirigeant vers l'embarcadère.
C'était jour de marché. Ils traversaient le fleuve pour se rendre à Québec avec légumes, œufs, lait, beurre, poissons frais et fumés, viande ou charcuterie. On commençait à deviner le remue-ménage discret de la rade où deux navires à l'ancre balançaient leurs lanternes. Des radeaux chargés se détachaient de l'ombre des falaises.
Puis vers l'est, une longue barre d'un orange épais apparut au-dessus du feston noir des Appalaches. La lueur montait, lente, comme ayant de la peine à se frayer passage dans la confusion nocturne où s'engloutissaient îles, caps et côtes chargés de forêts. Cette partie du monde appartenait encore à la genèse, au chaos.
Le jour serait nuageux. Rien de l'éclat de la veille. Aujourd'hui, le matin mouillé rendait la ville benoîte et simple.
Angélique, après avoir, du seuil de la maison, contemplé les lointains, descendit la rue de la Petite-Chapelle, modestement escortée de M. de Barssempuy et de Piksarett. Elle se rendait au Grand Conseil prévu en leur honneur.
C'était une réunion exceptionnelle, destinée à régler les questions que leur arrivée dans la ville soulevait. Elle serait la seule femme avec Mme de Mercouville, dont l'avis était estimé précieux par la connaissance qu'elle avait des questions de charité et la compétence avec laquelle elle secondait l'intendant Carlon dans ses essais de développements commerciaux et artisanaux de la colonie.
En parvenant à la place de la Cathédrale, Angélique rejoignit Joffrey de Peyrac qui arrivait du manoir de Montigny avec le comte d'Urville, Kouassi-Bâ, quatre Espagnols l'encadrant et son écuyer breton, Yann Le Couennec, chargé des sacs contenant papiers et documents dont il aurait peut-être à faire mention au cours de la séance.
Deux porteurs de torchères et deux jeunes tambours précédaient le petit groupe. Les tambours scandaient leur avance de discrets roulements intermittents, mais qui suffisaient à faire sortir de toutes les encoignures nombre de bonnes gens déjà en besogne malgré l'heure matinale. On se levait tôt à Québec.
Franchissant la grille du Séminaire, des petits garçons et adolescents en uniformes noirs, en rang et se tenant par la main, traversèrent la place pour se rendre chez les jésuites où les attendaient leurs études de grammaire, mathématiques, théologie et mécanique. Un jeune clerc et un « engagé » les accompagnaient.
De concert, Angélique, le comte de Peyrac et leur suite montèrent la rue du Fort pour atteindre la Place d'Armes en lisière de laquelle, côté fleuve, s'érigeait le château Saint-Louis, résidence du gouverneur. Le château avait été construit à l'emplacement du premier fort édifié par Champlain pour protéger l'habitation à ses pieds. Il était donc situé sur le côté le plus escarpé de la montagne, juste au-dessus de la Basse-Ville.
C'était aujourd'hui un grand bâtiment de deux étages s'étendant du nord au sud, au bord de la falaise, avec des grands toits couverts d'ardoises importées de France, de hautes et nombreuses cheminées. L'entrée était à l'ouest, donnant sur une cour encadrée en partie d'un mur et de bâtiments dans lesquels logeaient les militaires.
On débouchait sur la Place d'Armes plantée d'ormes et d'érables, au centre de laquelle était ménagé un espace dénudé pour permettre aux soldats de faire l'exercice. Des silhouettes emmitouflées arrivaient, émergeant des rues avoisinantes ; venant de la rue qu'on appelait la Grande Allée, deux cavaliers mirent pied à terre et attachèrent leurs montures à l'angle du bâtiment de la Prévôté, d'où sortit la silhouette trapue du lieutenant de police, M. Garreau d'Entremont. Après s'être salués les trois hommes se dirigèrent à leur tour vers le château Saint-Louis. Arrivant de la ville un carrosse les dépassa ; il grinçait sur ses essieux et les fers des chevaux glissaient sur les pavés vernis de gelée blanche. M. de Frontenac revenait de la messe. Comme il était en guerre sourde contre les Jésuites et peu désireux de favoriser l'évêque, il allait se confesser et entendre la messe chez les Récollets qui avaient un petit couvent à l'écart de la ville, sur la rivière Saint-Charles, près de Notre-Dame-des-Anges.
Peu de dignitaires à Québec commençaient leur journée sans avoir assisté au Saint-Sacrifice de la messe et communié. En toutes saisons, et s'il le fallait l'hiver, dans la nuit la plus noire ces messieurs couraient à leurs patenôtres. Chacun ayant une dévotion particulière, il mettait à l'honorer une fidélité pointilleuse.
L'intendant Carlon, une fois par semaine, se faisait ouvrir la petite chapelle Sainte-Foy, isolée, au carrefour de quelques rues et sentiers, entre les ursulines et le quartier Sainte-Anne.
Garreau d'Entremont, deux vendredis par mois, requérait la chapelle latérale de la cathédrale, dédiée à saint Michel Archange, et y faisait célébrer une grand-messe avec trois officiants, on ne savait à quelle intention, mais qui devait revêtir aux yeux du lieutenant de police civile et criminelle une grande importance car il ne s'en abstenait jamais.
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