– En effet, ce voyage a été l'un des plus durs que j'aie jamais connus, convint Mlle Bourgeoys. Certes, nous savons à l'avance les périls que nous devons courir sur cette grande mer océane, la plus rude à passer de toutes les mers – non qu'il se perde beaucoup de vaisseaux dans la traversée que nous devons faire de douze cents lieues – mais il y a bien des incommodités à souffrir, on tombe en de grandes maladies, on craint la rencontre des Anglais, des Dunkerquois et des Turcs... Avec le Saint-Jean-Baptiste nous avons dû supporter en plus la filouterie du capitaine et de son équipage.

La femme tira de sa mante rapiécée un petit gobelet d'argent.

– Nous avons vendu quelques hardes et ustensiles avant de partir et j'en ai converti la somme en cette timbale.

– Vous avez été avisée, ma fille, approuva Marguerite Bourgeoys. Avec cette petite garantie, vous pouvez obtenir des prêts ou du numéraire si vous la faites fondre.

Angélique croyait se rappeler que le fait de faire fondre de l'argent et d'en troquer était passible, selon les arrêts des tribunaux établis d'après la coutume de Paris, des galères et même de la mort sans phrase.

Mais personne, à la colonie, ne paraissait s'en soucier. Elle apprendrait qu'on y fondait à qui mieux mieux. Le moindre bibelot d'argent, comme la plus somptueuse pièce d'argenterie, représentait la seule valeur sûre.

Celui qui possédait de l'argent avait la confiance des marchands, affirma Mlle Bourgeoys.

Un homme en gros souliers entra d'un pas rapide en laissant des traces de boue partout. Il jeta un regard alentour et se précipita vers la petite famille d'immigrants.

– Ah, vous voici ! Je suis votre seigneur, Arnaud de La Porterie. Je n'ai pu aborder que ce matin et je vous cherche depuis deux heures, à la piste, dans la ville. Il faut que nous réglions rapidement nos affaires. La grande barge repart bientôt.

Il examina des feuillets qu'il avait tirés de la poche de sa casaque de cuir.

– Vous êtes bien Gaston Bernard et sa femme Isabeau, née Candelle, tous deux originaires de Chartres ?

Debout devant lui, ils acquiescèrent timidement. M. de La Porterie les comptait de l'œil.

– Vous étiez annoncés pour sept...

– Nous avons perdu un petit en mer, répondit la femme portant son mouchoir à ses yeux.

– Bien, conclut le gentilhomme en rangeant ses papiers.

S'avisant qu'il manquait de compassion, il ôta son chapeau de castor et pria solennellement.

– ... Paix à l'âme de cet enfant ! Dieu a pris les prémices, l'œuvre sera belle. Que la Vierge nous protège !

– Amen, répondirent-ils en chœur.

– Nous devons aller au greffe du Conseil souverain, continua l'autre, pour signer votre acte de concession. Vous recevrez trois arpents de front pour vingt de profondeur, moyennant de vous y établir pour la présente année, d'y avoir feu et lieu, et de payer vingt sols tournois par arpent de terre de front, douze deniers de cens et deux chapons vifs, le tout à porter chaque an, le jour de la Saint-Martin d'hiver, en mon manoir. Savez-vous labourer ? Vous apprendrez, coupa-t-il voyant leur mouvement évasif.

Il examina leurs vêtements loqueteux dans lesquels ils grelottaient.

– Pour commencer, il faut acquérir des capots et des bottes sauvages. J'ai des réserves dans mon magasin de la Basse-Ville. Suivez-moi.

– Laissez-les au moins saluer l'évêque, s'interposa Mlle Bourgeoys.

– Pour quoi faire ? L'évêque n'a pas à s'occuper de mes censitaires. Il aura bien le temps de les voir quand il fera sa tournée épiscopale, pendant l'été.

Il sortit, poussant devant lui son petit troupeau. Mlle Bourgeoys hocha la tête d'un air réprobateur.

– Monsieur de La Porterie n'a pas le droit d'avoir un entrepôt de marchandises en ville. C'est interdit aux seigneurs possesseurs de fiefs de noblesse ou même de fiefs de roture. Mais tout le monde ici, sauf le clergé, fait du commerce. Il est vrai que pour un seigneur le revenu de ses terres lui rapporte à peine un poulet une fois l'an. La dîme des censitaires n'est rien comme vous avez pu l'entendre. Et le seigneur doit s'occuper de l'établissement de ceux qu'il fait venir. Il a de lourdes charges et peu d'aide du Roi pour aider au peuplement de la colonie. Il mourra impécunieux, mais sa seigneurie tout occupée et défrichée. Et il se peut que son fils ait, lui, de bons revenus.

Tout en l'écoutant, Angélique laissait errer son regard sur le décor de la pièce. Il y avait aux murs de belles tapisseries représentant des sujets de la Bible. Les plafonds étaient hauts, ornementés de caissons, et les planchers cirés comme un miroir.

Dans une encoignure, en face, s'érigeait une statue de l'Enfant-Jésus, couronné d'or et vêtu de velours rouge, tenant d'une main un globe surmonté d'une croix. Des tableaux au mur montraient des reproductions de l'Enfant-Jésus au maillot, adoré par les anges, et une autre, en camaïeu, de l'ange offrant Louis XIV nouveau-né à Notre-Dame-de-Lorette.

Une grande statue de saint Joseph portant lui aussi sur son bras le divin enfant se dressait près de la porte.

Mlle Bourgeoys informa Angélique que saint Joseph était le patron de la Nouvelle-France, tandis que l'Enfant-Jésus était plus particulièrement chargé de la protection du Séminaire.

Angélique aurait écouté Marguerite Bourgeoys pendant des heures. Comme à Tadoussac, elle s'apercevait que, lorsqu'elle était en sa compagnie, le temps filait comme le vent. La paix de l'âme de Marguerite était communicative. Elle avait beau faire le récit des « pires ennuis », elle gardait l'âme légère.

– Vous passerez avant nous chez l'évêque, déclara-t-elle tout à coup à Angélique. Certes, il est important que vous voyiez l'évêque, mais vous ne pouvez perdre trop de temps. Vos activités mondaines sont attachantes et vous avez beaucoup à faire. Nous autres, nous pouvons attendre.

Angélique se souvint qu'elle avait en effet rendez-vous avec Joffrey au château Saint-Louis pour y rencontrer le gouverneur, vers l'heure de midi. Elle remercia chaleureusement.

De nouveau, la porte du cabinet de l'évêque s'ouvrit, et, cette fois, ce fut le marquis de Ville d'Avray qui en surgit tel le diable d'une boîte. À demi tourné, il s'adressait au prélat, dont la haute stature, en camail violet, se profilait derrière lui.

– ... Ainsi, Monseigneur, vous voyez que vous n'avez nulle crainte à éprouver quant à la fidélité de nos catéchumènes d'Acadie. À preuve cette moisson de scalps d'Anglais hérétiques que j'ai apportée à Monsieur le Gouverneur et qui traduit l'attachement que ces pauvres sauvages gardent à Dieu et à l’Église que nous leur avons appris à connaître, attachement qu'ils manifestent selon leurs moyens et à leur manière, en allant semer la guerre chez nos ennemis de Nouvelle-Angleterre...

Il mit prestement un genou à terre pour baiser l'anneau de l'évêque, et s'éloigna traversant le parloir d'un talon assuré sans apercevoir Angélique.

Celle-ci se jeta sur ses pas et le héla du haut de l'escalier qu'il avait déjà descendu de moitié.

– Monsieur de Ville d'Avray !...

Il se retourna et, en l'apercevant, son visage s'illumina.

– Oh ! Très chère !...

Elle ne le laissa pas poursuivre son élan.

– Que racontiez-vous à l'évêque ? Des scalps d'Anglais ? Prendriez-vous à votre compte le coffre que le baron de Saint-Castine a fait envoyer à Québec afin de témoigner de son zèle auprès des autorités...

– Pourquoi pas ? dit-il, avec un sourire enjôleur.

– Que nenni ! Je ne vous laisserai pas accréditer ce bruit. Bien que cette marchandise me répugne, je me chargerai d'en faire connaître la provenance. Il ne manquerait plus que vous vous en adjugiez tout l'avantage alors que notre pauvre Saint-Castine va se faire blâmer, et peut-être déplacer, pour n'avoir pas soutenu la campagne guerrière du Père d'Orgeval10.

Voyant qu'elle ne plaisantait pas, le marquis se rebiffa.

– Toutes les têtes d'Acadie m'appartiennent, assura-t-il avec superbe.

– C'est ce que nous verrons. Je vais avertir les soutiers du Gouldsboro de vous refuser ce coffre si vous le demandez.

– Je l'ai déjà...

Après un échange de paroles assez vives, Ville d'Avray s'en alla fâché.

Retournant au parloir, Angélique s'aperçut que cette altercation lui avait fait perdre le tour généreusement cédé par Mlle Bourgeoys. Celle-ci et ses filles avaient été introduites près de l'évêque.

L'angélus annonçait midi. Les autres personnes attendant se dressèrent pour réciter en commun la prière de la salutation à la Vierge

L'Ange a annoncé à Marie


Et elle a conçu par


L'opération du Saint-Esprit...

Un clerc vint avertir Mme de Peyrac des regrets de Monseigneur de Laval, qui devait, après l'audience en cours, aller prendre une légère collation. Il attendrait Mme de Peyrac dès le début de l'après-midi.

Angélique se précipita dehors. Elle ne voulait pour rien au monde manquer son rendez-vous avec Jorfrey chez le gouverneur.

Sur la place elle hésita. Chaise à porteurs ? Carrosse ? Qu'est-ce qui valait le mieux ?

Prendre ses jambes à son cou. Lorsqu'on était pressé à Québec, cela réclamait moins de temps que de racoler valets et cochers.

Elle atteignit promptement le château Saint-Louis et, dès le vestibule, elle aperçut Joffrey en grande conversation avec une charmante brunette aux yeux noirs, Bérengère-Aimée de La Vaudière, l'épouse du procureur Noël Tardieu.

Celle-ci s'était fait remarquer le jour de son arrivée par sa grâce aimable. Sa famille, de haut lignage, était originaire de Tarbes. Les dames et gentilshommes s'apprêtaient à partager le repas du gouverneur. En l'attendant les conversations avaient pour sujet le ravissement dans lequel avaient été plongées ces dames qui la veille avaient reçu des mains du plénipotentiaire de M. de Peyrac qui un bijou, qui un objet de piété, une miniature ou un colifichet.