Il s'empressa de prendre le relais de M. de Chambly pour tancer les Indiennes et leur reprocher leur penchant à l'alcool qui pervertissait leur âme et ruinait leur corps.

Yolande parut sur le seuil, fin prête, ayant revêtu une mante à carreaux de satin que Marcelline, sa mère, lui avait confiée pour les grandes occasions pendant son séjour dans la capitale. Elle tenait un missel bien serré dans sa grande main et, de l'autre, Chérubin. Adhémar suivait, son chapeau militaire sous le bras. Marcelline l'Acadienne avait fait mille recommandations à Yolande à propos du climat redoutable de Québec. Ce n'était pas la douce Baie Française avec ses tempêtes et ses marées démentielles soit – mais où les lupins roses, bleus et blancs fleurissaient comme herbe à chiendent. La mer y était toujours libre. Angélique prit par la main Honorine et Timothy.

– Tu as raison grand sagamore, dit-elle, de nous rappeler à nos devoirs envers Dieu. Allons communier.

Chapitre 23


Ce qu'on appelait à Québec le séminaire était en fait l'évêché. Monseigneur de Laval, évêque de Pétrée, vicaire apostolique de la Nouvelle-France, y regroupait son clergé, communauté de prêtres séculiers qui avaient pris le relais des missionnaires jésuites ou franciscains auprès de la population blanche du Canada et qui devaient desservir les paroisses sans s'attacher à des bénéfices de cure. Dans ces grands bâtiments de deux ou trois étages, aux combles imposants, les desservants des paroisses y trouvaient asile et subsistance. On y tenait aussi l'école pour les petits garçons de la ville. Il y avait de nombreux pensionnaires parmi lesquels quelques petits Indiens qu'on espérait franciser, des enfants de seigneuries ou de concessions éloignées, des orphelins à charge de la communauté. Les. prêtres se partageaient l'enseignement avec les jésuites, chez lesquels les enfants se rendaient pour les classes de mathématiques, grammaire, sciences naturelles, etc. Adolescents et jeunes gens qui se destinaient à la prêtrise y entreprenaient leurs études avant d'être ordonnés par leur évêque.

La grande cour d'entrée s'ouvrait sur la place de la Cathédrale précédée par une grille monumentale de fer forgé que sommaient l'écusson des Montmorency-Laval en métal doré et un écusson où s'entrelaçaient les lettres J.MJ. : Jésus-Marie-Joseph.

Angélique traversa cette cour d'un pas ferme. Au coup de cloche, un de ces messieurs du Séminaire se présenta.

Les dames laissèrent Angélique à sa protection. Il la guida tout d'abord dans un long couloir dallé puis lui fit monter les marches d'un escalier de pierre flambant neuf.

Dans le lointain, on entendait des voix enfantines psalmodier et les gammes d'un orgue jouées par un remarquable virtuose. Les notes montaient et redescendaient avec brio. L'organiste plaquait des accords triomphants puis recommençait. Il travaillait avec plaisir. On respirait une ambiance active et familiale.

À l'étage, le clerc s'effaça devant la visiteuse et ouvrit une porte qui donnait sur un vaste parloir où attendaient un grand nombre de personnes.

Ces messieurs du séminaire devaient être de complexion robuste, car non seulement la pièce n'était pas chauffée mais encore l'on avait ouvert l'une des hautes fenêtres à petits carreaux de couleur, sans doute afin que le très beau soleil de ce jour de novembre pénétrât à l'intérieur et tînt lieu de poêle ou de brasero.

Cela permettait, en entrant, d'englober d'un seul coup d'œil les lointains de la merveilleuse côte de Beaupré toute pâle sous le gel d'hiver, avec ses champs dénudés mordant sur le sombre des bois et des forêts qui les cloisonnaient.

Angélique, en jetant un regard sur la rade, remarqua qu'il ne restait plus que deux navires de leur flotte à l'ancre : le Rochelais et le Mont-Désert.

Sa vue s'habituant à la pénombre de la pièce, elle reconnut parmi les personnes présentes Marguerite Bourgeoys et ses compagnes et, contente, se dirigea vers elles. L'une des jeunes filles se leva aussitôt et lui céda sa chaise à haut dossier raide et s'assit sur un « carreau9 » de tapisserie. On devait être habitué, lorsqu'on demandait audience à Monseigneur l’Évêque, d'attendre patiemment de longues heures, car presque tout le monde occupait son temps de quelque façon, soit en lisant des ouvrages de piété, soit en égrenant son chapelet, soit en tricotant ou en s'occupant les doigts à des travaux de « frivolités ».

Mlle Bourgeoys et ses filles avaient en main de petits instruments de bois, plantés de clous, sur lesquels elles entrecroisaient des fils noirs ou bruns :

– Nous faisons du lacet.

Quand elles seraient à Montréal, elle apprendrait à ses néophytes à tresser à l'indienne des fils de couleur pour composer des ceintures fort commodes et, de plus, fort plaisantes que les Canadiens aimaient à s'enrouler autour du ventre afin de se protéger des grands froids.

– Nous nous embarquerons après-demain pour Ville-Marie, renseigna la directrice de la communauté. Il n'est que temps. Les grandes marées d'automne ont eu lieu, les glaces peuvent survenir.

Par la fenêtre ouverte, les cris des mouettes et des cormorans montaient dans l'air pur, jusqu'à la Ville-Haute, accompagnés de l'écho sonore des coups de marteau du chantier naval. Avant de quitter Québec, Mlle Bourgeoys voulait saluer et consulter Monseigneur.

– Il est assez jaloux de son rôle de pasteur en Nouvelle-France et nous devons, à Ville-Marie, ménager les susceptibilités bien que notre ville soit au départ une société indépendante, libre de ses fondations et de ses initiatives. Et, seuls les messieurs de Saint-Sulpice, qui sont seigneurs de l'île de Montréal, ont juridiction ecclésiastique. L'on pourrait fort bien se passer de l'approbation épiscopale, mais c'est une question de courtoisie.

Ayant ainsi bien précisé sa position, elle reconnut volontiers que Monseigneur de Laval était un homme droit, actif, dévoué au salut des âmes assemblées sous sa houlette pastorale, mais Mlle Bourgeoys soupira, tira sur son fil et dit :

– En ce pays de croix, rien n'est simple. En mon absence, Monseigneur s'est ému d'apprendre que depuis trois ans j'avais revêtu mes postulantes du costume sans qu'il y eût de règle écrite. Mais, cette fois, il faudra bien qu'il accorde à notre congrégation l'approbation canonique.

Les difficultés avec lui venaient, dit-elle, de ce qu'elle refusait la clôture monastique pour son ordre et qu'elle ne voulait, pour le costume des religieuses, « ni voile ni guimpe » qui les auraient différenciées par trop des habitantes du pays. Elle voulait les compagnes de son ordre vêtues comme de modestes bourgeoises, de la même robe noire, à collet blanc avec un fichu noir noué sur leurs bonnets de ménagères :

– Nous sommes des femmes communes, au service des autres.

Elle parla de toutes les grandes dames de France, les bienfaitrices qui avaient soutenu les œuvres du Canada de leurs deniers, comme Mme de La Peltrie qui avait accompagné les ursulines jusqu'à Québec ou Mme de Gallion qui avait aidé Jeanne Mance à fonder un petit hôpital à Montréal.

Angélique, qui devait inclure à leur cohorte une « bienfaitrice » dans le genre de la duchesse de Maudribourg, n'écouta pas sans réticence leur panégyrique. Elle s'imagina Ambroisine abordant à Québec, doucereuse, confite en dévotion, maternelle avec ses Filles du Roy, s'attirant le dévouement des personnes les meilleures, par sa conduite exemplaire, le prestige de sa fortune et son charme habile. À la seule pensée des ravages souterrains que sa venue aurait pu provoquer dans la petite cité confiante, elle eut un frisson, et comme le pressentiment que Québec n'était plus à l'abri des contagions vénéneuses du Vieux Monde.

Une porte dans le fond s'ouvrit et un garçon d'une trentaine d'années en sortit qui remerciait avec effusion, tout en s'inclinant, son grand chapeau sur l'estomac. Puis la porte se referma.

L'homme vint saluer Mlle Bourgeoys. Elle était fort connue et tout le monde l'aimait. Il lui fit part de sa satisfaction, car le sachant désireux de se marier avec une jeune habitante de Château-Richer, Monseigneur de Laval venait de lui accorder un bail de cinq ans sur les deux moulins banaux de son fief. Cet accord en échange de la somme annuelle de six cents livres tournois, six chapons vifs et un gâteau.

– De quelle taille le gâteau ? s'exclama Angélique qui trouvait amusant cet impôt d'un nouveau genre.

– Les modalités restent à prévoir, dit le garçon, mais le gâteau devra être livré en mai, pour la Saint-Boniface.

Lui aussi se réjouissait car il avait été apprenti pâtissier avant d'émigrer en Nouvelle-France. Il avait couru les bois et boulangé dans les forts militaires. Maintenant, il désirait se fixer. Son gâteau fiscal lui permettait de se refaire la main.

Une petite famille d'immigrants qui attendait, assise en rang sur une banquette, le long du mur, avait écouté avec attention. Ils se rapprochèrent tous en chœur, les parents et les quatre enfants.

Marguerite Bourgeoys les connaissait pour avoir fait avec eux la traversée sur le Saint-Jean-Baptiste. On aurait deviné leur qualité d'immigrants, rien qu'à les voir hâves, pâles et flottant dans leurs vêtements usés. Ils étaient inquiets. Ils étaient arrivés la veille, avaient assisté au Te Deum, qui les avait éblouis sans qu'ils eussent rien compris, et ils avaient dormi dans la remise d'un des magasins de l'ancienne Compagnie des Indes Occidentales. En France, on les avait recrutés pour le peuplement des terres situées entre Québec et Montréal, ils ne se rappelaient plus très bien le nom de la seigneurie. Personne ne les avait pris en charge, hier, à l'arrivée. On avait fini par les envoyer chez l'évêque, ce matin. Ils étaient complètement perdus. Partis du Havre, ils avaient mis près de quatre mois à parvenir à Québec.