Des gens de leur suite commençaient à se présenter sur le seuil : les écuyers, le maître d'hôtel et ses aides, portant des paniers de vaisselle et de linge, les Filles du Roy un peu désorientées et qui se rassemblaient par habitude dans le sillage d'Angélique et quelques-uns des fifres et tambours, fatigués de tant avoir soufflé dans leurs instruments, ou travaillé de leurs baguettes. Ces hommes souhaitaient boire quelque chose. Ils n'en avaient guère eu le temps depuis le matin car ils n'avaient pas cessé d'être en parade.
Cependant, il arrivait ce qu'Angélique, elle, avait prévu. La servante du marquis comprenant que son maître ne logerait point céans et que, non seulement elle allait le perdre une fois de plus, mais qu'il la déléguait sans ménagement au service d'une femme étrangère et pour laquelle il semblait nourrir une passion déplacée, prenait la porte avec sa dignité et sa tourtière. Voir son maître installer Angélique dans la demeure choyée par ses soins et émigrer, lui, vers la Basse-Ville, pour y être mal logé et sans la prier de l'y accompagner, elle, sa dévouée servante, qui l'avait attendu des mois avec fidélité, ne lui était pas supportable.
Ville d'Avray éclata en imprécations.
– Te prends-tu pour une reine de France ? lui cria-t-il outré. Voyez-moi l'insolente ! Ces gens des colonies n'ont pas de vergogne ! Ah ! Si tu étais de l'autre côté de la mer, dans les vieux pays, tu ne te conduirais pas ainsi, pendarde ! Tu recevrais du bâton !
Hors de lui, il lui administra quelques coups de canne bien sentis.
La servante plia l'échine mais ne s'en éloigna pas moins, emportant le fricot.
– Qu'allons-nous manger ce soir ? gémissait-il
Le maître d'hôtel du Gouldsboro intervint, disant qu il était prêt a leur préparer les mets de leur choix et Florimond s'élança pour l'assister. Florimond avait appris à cuisiner sur les navires quand il était moussaillon.
On continuait à apporter des coffres, des sacs, des garde-robes.
Angélique sortit dans la cour grouillante de monde Elle y trouva, assis sous l'orme géant qui se dressait près de la maison, le couple formé par Julienne et Aristide Beaumarchand avec leurs bagages parmi lesquels se trouvaient une vieille bourriche de cassonade des îles et quelques flasques de son rhum coco-merlot fabrique par lui et que le flibustier repenti avait « récupérées » sur le Saint-Jean-Baptiste
Dehors, la foule augmentait et s'agglutinait, pressée de trouver un gîte, car le froid du soir devenait vif. La grande salle-cuisine ne tiendrait pas tout le monde.
Sur ces entrefaites, quelqu'un vint dire que le manoir dont on apercevait, au revers du coteau, les hautes chemin »es, le toit mansardé et une partie de la blanche façade était, en fait, l'habitation mise par le gouverneur Frontenac à la disposition de Monsieur et Madame de Peyrac, de leur famille, et de tous leurs gens. Avec de vastes communs attenants, le domaine offrait toutes les commodités voulues.
Déjà des hommes d'équipage y avaient apporté des vivres, le mobilier et les objets de première nécessité pour compléter ce qui leur avait été préparé.
Des ordres furent lancés et ceux qui étaient dehors refluèrent dans la direction indiquée, coupant à travers champs, derrière la maison, pour atteindre le manoir.
Et tout se dénouant en même temps, deux dames appartenant à la Confrérie de la Sainte-Famille se présentèrent au nom de quelques personnes charitables qui étaient prêtes à héberger les Filles du Roy. Angélique encouragea les jeunes femmes à les suivre.
Dans ce tohu-bohu, Anne-François de Castel-Morgeat se trouva à ses côtés, se tordant les mains.
– Madame ! Madame ! Pardonnez-moi, ce qui est arrivé est affreux...
– Oui, oui ! Je vous pardonne... je vous pardonne tout, affirma Angélique qui commençait à sentir le poids de sa journée.
Mais Ville d'Avray l'entraînait, lui ouvrait les portes. Il aurait voulu lui vendre sa maison, de la cave au grenier, bibelot par bibelot, il ne se serait pas dépensé avec plus de fièvre.
– Et puis que je vous dise, ma chère, une chose que vous ignorez... Vous avez entendu Monsieur de Frontenac parler de l'habitation qu'on avait préparée pour Madame de Maudribourg... Elle n'était autre que ce manoir de Montigny que l'on vous propose aujourd'hui. Vous n'allez pas emménager dans ces murs qu'elle a hantés ?
Il la quitta enfin. Il ne fallait pas s'inquiéter pour lui, disait-il. Il savait où loger.
Dans la soirée, un peu après le départ de Ville d'Avray, un gros gamin d'une douzaine d'années, la pipe à la bouche, était venu lui transmettre des nouvelles du chat. Ce dernier se portait bien et paraissait se familiariser avec l'arrière-cuisine de l'auberge du Navire de France où il trouvait tout ce qu'il fallait pour son bien-être. Deux mitrons accompagnaient le garçon. Ils étaient chargés de pots et de plats qui contenaient du ragoût et du blanc-manger, du potage de légumes et de blé, des pâtisseries, le tout offert par l'accorte aubergiste.
Pouvait-on rêver attention plus aimable ? Angélique trouvait un air de connaissance au gros garçon. Il lui dit qu'il était le fils des Gonfarel et qu'il avait neuf ans. Il promettait d'être un costaud. Elle aurait voulu lui laisser un petit présent. Il refusa. Elle l'embrassa sur ses joues rebondies et le pria d'annoncer sa visite à sa mère, demain, dès qu'elle le pourrait, pour la remercier et venir chercher son chat.
Angélique s'était retrouvée seule avec Yolande l'Acadienne.
Les enfants étaient endormis dans une chambre du bas derrière la cuisine. La proximité de la cheminée chauffait la cloison.
La maison fleurait bon et doux, les meubles étaient imprégnés de cire à l'essence de benjoin, les bibelots, les ustensiles brillaient, disposés sur les tables, dans des vitrines, suspendus au mur, les lustres, les bougeoirs et les crucifix étincelaient. Quel exploit d'avoir pu atteindre ces murs ! Un an auparavant, la capitale de la Nouvelle-France, perdue au nord de leurs possessions du Maine, faisait figure de citadelle ennemie, à jamais inaccessible pour eux.
Des idées la traversaient par à-coups, un visage lui apparaissait, le souvenir d'un mot entendu lui revenait. Des questions auxquelles elle ne pouvait donner de réponse passaient comme des vols d'oiseaux.
L'absence du Père d'Orgeval... Mystérieuse... La folie de Madame de Castel-Morgeat... Insensée... Et quel pouvait bien être l'homme, perdu dans la foule, qui avait jeté cette phrase, alors que Joffrey de Peyrac apparaissait avec ses étendards :
« Tiens ! En Méditerranée, son écu d'argent était sur fond de gueules ! »
Un homme qui savait pertinemment que Joffrey était aussi le Rescator.
Et qu'il avait tiré, jadis, sur les galères du Roi...
Chapitre 14
Angélique rouvrit les yeux. Un malaise l'oppressait. L'eau du bain lui parut tiède. Elle comprit qu'elle avait dû s'assoupir. L'une des chandelles s'était éteinte. La lumière des autres, sur leur fin, vacillait.
Angélique revit dans le miroir, au-dessus d'elle, son apparence. Une femme nue, allongée dans le scintillement de l'eau, avec sa chevelure dispersée en auréole et ses yeux qui brillaient dans la pénombre, effrayés.
Pourquoi Joffrey n'était-il pas là ?
Ce bref moment qu'elle venait de sacrifier au sommeil avait suffi pour défigurer à ses yeux le décor qu'elle avait trouvé si charmant.
Le silence lui parut chargé de menaces.
Au-dehors une grave horloge sonna trois coups. C'était la voix de la ville endormie. La ville-piège.
Elle respirait à peine, ne voulant pas laisser la peur arriver jusqu'à elle.
Où était Joffrey ? Où étaient ses soldats ? Ses hommes d'équipage ? Ses Espagnols ? Les officiers ?
Les pires images fondaient sur elle comme un vol d'oiseaux noirs. Elle commença de craindre que l'accueil enthousiaste qu'on leur avait fait n'eût été qu'un mirage, une affreuse comédie destinée à endormir leur méfiance, afin de pouvoir appréhender sans coup férir l'homme qui menaçait l'hégémonie du roi très chrétien sur les vastes territoires de l'Amérique du Nord.
Dans le miroir, elle vit s'inscrire la vérité en lettres de feu « Ils l'ont arrêté... »
L'imagination d'Angélique, très vive, le lui montra, pénétrant au château Saint-Louis, et aussitôt entouré de gentilshommes, l'épée à la main.
« Monsieur de Peyrac, nous avons ordre de vous arrêter. Au nom du Roi ! »
Tout recommençait...
Et lorsqu'elle entendit un bruit, en bas, dans la maison devenue sombre comme un four, elle ne douta pas que ce fût comme autrefois, le tragique Kouassi-Bâ, à nouveau l'appelant et gémissant : « Médème ! Medeme !... Ils ont pris mon grand sabre ! »
D'un élan elle s'arracha à son inertie. Dans un grand jaillissement d'eau elle se ruait hors de la baignoiree. Elle attrapait un drap et s'en entortillait.
Le gosier bloqué sur des cris qu'elle retenait à grand-peine, prête à laisser éclater son désespoir elle se précipitait sur le palier.
Un homme était là, au pied de l'escalier.
Un homme vêtu de noir.
Chapitre 15
Joffrey de Peyrac se tenait là, au pied des marches.
Il était tout habille de noir.
La tête levée, il regardait Angélique.
Il portait une casaque courte, à manches larges et dont le col de fourrure d'ours, dressé et se confondant avec sa chevelure, lui faisait comme une auréole hérissée où le reflet du feu dans l'âtre accrochait des petites étincelles rousses.
Angélique, penchée sur la rampe, haletante, figée, le considéra comme un revenant.
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