Honorine avait une mémoire étonnante des visages et de toutes choses en général. Ce n'était pas la première fois qu'Angélique s'en avisait.

À son tour, elle reconnaissait en effet le petit Marcellin, neveu de M. de L'Aubignière, qu'un parti d'Iroquois qui le détenait prisonnier depuis trois ans avait rendu aux Canadiens, qui les encerclaient sur les rives du Kennébec, en échange de leur liberté.

Il ne disait mot.

– As-tu gardé les billes que t'avait données Thomas ? Réponds-moi. Tu parles français maintenant ?

Mais l'enfant demeurait coi. Elle devina pourtant qu'il la reconnaissait à un rapide éclair de malice et de méfiance qui passa dans son regard bleu.

Étonnés de la voir agenouillée devant l'un des pensionnaires du Séminaire et sensibles au tableau qu'elle offrait avec son grand manteau de fourrure blanche, la corolle de sa robe bleu brillant gonflant autour d'elle, les gens s'étaient attroupés.

L'arrivée en force des Acadiens qui, eux aussi, avaient été des passagers du Gouldsboro, relança un nouvel échange de saluts.

– Décidément, comte, vous avez battu le rappel des attardés, disait le gouverneur à Peyrac. Sans vous, je commence à comprendre que bien des nôtres se seraient trouvés en difficulté pour rallier Québec à l'automne. La navigation se fait de plus en plus difficile dans la Baie Française avec les Anglais. D'autre part, je me serais réjoui que vous m'apportiez des nouvelles d'un contingent de Filles du Roy que m'annonçait dans les premiers courriers de l'été, avec grandes recommandations, la Compagnie du Saint-Sacrement. Leur bienfaitrice, la duchesse de Maudribourg, avait frété un navire sur sa cassette et les accompagnait.

Il s'interrompit, fixant avec étonnement quelqu'un qui se trouvait derrière Angélique et le comte de Peyrac.

– Pourquoi te signes-tu, soldat ?

– C'est que vous avez prononcé le nom de cette bougresse-là, mon gouverneur, balbutia la voix troublée d'Adhémar, qui caché derrière Angélique se couvrait de larges signes de croix. La Maudribourg ! Oh ! Pitié pour nous ! Tout le monde sait qu'elle était fille du diable !

L'ensemble de cette déclaration embrouillée se perdit dans un bruit de paroles véhémentes que certains des arrivants qui se trouvaient là lancèrent avec beaucoup de vigueur, afin de la couvrir.

Joffrey put enfin saisir l'opportunité de renseigner M. de Frontenac sur le sort de la duchesse de Maudribourg.

– En effet, Monsieur le gouverneur, vos pressentiments sont justes. La Licorne, le navire de cette dame bienfaitrice, s'est perdu corps et biens sur les côtes de l'Acadie. Me trouvant là, j'ai pu secourir quelques-unes de ces malheureuses jeunes filles, mais, hélas, la duchesse a trouvé la mort dans ce naufrage.

– Vingt dieux ! s'exclama Frontenac, la Compagnie du Saint-Sacrement va me chanter pouilles !

– Nous avons amené avec nous quelques-unes de ces rescapées...

– Que vais-je en faire maintenant que leur bienfaitrice n'est plus là pour les soutenir ?

Le gouverneur chercha des yeux autour de lui.

– Je vais demander son avis à Madame de Mercouville... C'est une personne de bon jugement, très active. Elle est présidente de la Confrérie de la Sainte-Famille. Elle aura certainement une idée. De toute façon, je dois réunir le Grand Conseil demain, non, après-demain, car je veux vous laisser, ainsi qu'à Madame de Peyrac, le temps de prendre vos quartiers... Après ce long voyage... J'ai été bien inspiré. Voyant que je n'avais plus à l'attendre pour cette saison, j'ai mis à votre disposition le manoir que j'avais prévu pour la duchesse de Maudribourg, c'est l'une de nos plus belles bâtisses...

Chaque fois qu'Adhémar entendait prononcer le nom de la duchesse de Maudribourg, il se signait abondamment. Le quartier-maître Vanneau finit par l'écarter et par le dissimuler derrière le rempart des hommes du Gouldsboro. Il valait mieux qu'il n'attirât pas trop l'attention dans son uniforme flambant neuf, tant qu'on n'aurait pas éliminé pour le pauvre soldat l'accusation de désertion qui risquait de peser sur lui en Nouvelle-France.

Comme par une réaction de conjuration envers la duchesse, l'instant parut choisi pour présenter les jésuites. Étant avertie que le Père d'Orgeval ne se trouvait pas parmi eux, Angélique les aborda sans appréhension. Elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver aussi de la déception. Ce jésuite, leur ennemi, qu'ils n'avaient jamais vu et qui se dérobait toujours au moment de la confrontation, demeurait ainsi un adversaire inquiétant. Il aurait été bon de pouvoir croiser le fer avec lui une fois pour toutes, d'affronter « ce regard bleu à la dureté de saphir » dont parlait Ambroisine.

Privé de cette présence, le groupe des jésuites, nonobstant leur expression de courtoisie distante, n'inspirait pas la crainte.

Ils étaient une dizaine environ.

Le supérieur de la communauté, le Révérend Père de Maubeuge, apparut à Angélique comme un énigmatique personnage. On disait qu'il avait passé de longues années en Chine, parmi les savants qui avaient fondé l'observatoire de Pékin. Était-ce l'effet de sa réputation ? On ne pouvait s'empêcher de trouver à ce religieux, d'origine picarde, on ne sait quelle ressemblance avec les Asiatiques dont il avait si longtemps partagé l'existence et les coutumes.

Âgé d'une soixantaine d'années, peut-être plus, de taille moyenne, presque chauve, il avait la peau lisse, ivoirine, les gestes rares, les traits impassibles mais qu'une lueur d'humour pouvait éclairer parfois. Sa barbe grisonnante était courte et pointue. Il échangea des paroles de bienvenue avec le comte de Peyrac. Sa forme de politesse et quelques petits saluts dont il ponctuait son discours complétaient cette impression d'avoir affaire à un mandarin, à un homme d'une race différente, étrangère à celle de ces Français bruyants et turbulents qui s'ébattaient alentour.

Du bref regard oblique qu'il lui jeta de sous ses paupières bridées, Angélique garda le sentiment d'avoir été examinée par le représentant d'un monde mystérieux et inaccessible. Cependant, elle n'en éprouva pas d'effroi.

– Nous n'oublions pas que nous vous devons la vie d'un de nos frères, Madame, lui dit-il d'une voix tranquille et monocorde.

Et comme elle s'étonnait, il se tourna vers un autre jésuite à ses côtés, trapu et solide, à la forte barbe noire, dans lequel elle reconnut le Père Massérat, souriant et bonhomme.

– Vous, mon Père ? Quelle bonne surprise de vous trouver ici ! Pardonnez-moi de ne pas vous avoir reconnu plus tôt...

– C'est à moi de vous prier de m'excuser. J'écarquillais les yeux ne reconnaissant pas, dans une si fastueuse apparition, notre bonne hôtesse de Wapassou, à qui nous devons de ne pas avoir péri, transformés en statues de glace, un soir d’Épiphanie. J'ai tardé à venir vous saluer.

Ils commencèrent d'évoquer les souvenirs de cet hiver terrible au cours duquel le Père Massérat les avait aidés à soigner les malades.

Les Filles du Roy étaient arrivées avec Yolande et Chérubin, et la cohorte des voyageurs du Saint-Jean-Baptiste que les équipages de Peyrac avaient tirés de leur mauvaise posture, à l'entrée de la rivière Saint-Charles.

Angélique les vit de loin qui introduisaient les jeunes filles auprès des aimables Canadiens avec lesquels ils avaient lié connaissance, et qui leur faisaient servir à boire et à manger, tâchant de les encourager et de les égayer.

On était à Québec, plus de doute ! Et le moment était venu de voir comment allait se résoudre une foule de petits détails dont la proposition n'était pas simple.

Que faire entre autres du malheureux Anglais du Connecticut, Élie Kempton, razzié par le capitaine du Saint-Jean-Baptiste dans le Golfe Saint-Laurent ? Pour l'instant, on ne le montrait pas, car il faudrait lui éviter d'être emprisonné comme ennemi des Français et vendu comme esclave aux Indiens ou à une famille pieuse chargée de le convertir au catholicisme.

Angélique poussa une petite exclamation. Ces Canadiens avec leurs boissons explosives lui avaient fait oublier son chat.

– Ne craignez rien, affirma Ville d'Avray. Il est en bonnes mains, je vous le réitère. On peut compter sur Janine Gonfarel quand elle vous a rangé de son côté.

– Janine Gonfarel ! répéta Angélique, vous ne voulez pas dire que... que... cette grosse femme qui est intervenue.. Mais on nous avait dit qu'elle nous était hostile et très dévouée aux jésuites...

– Si fait... Mais il faut croire qu'elle aime les bêtes. Elle voulait bien qu'on vous lance des pierres, à vous, mais pas à votre chat... Rassurez-vous ! Rassurez-vous, insista le marquis, voyant Angélique pâlir. Je me porte garant de son tendre cœur. On la craint, elle terrorise la moitié de la ville par son verbe haut et son remue-ménage. Il n'est pas de jour qu'elle ne monte au château Saint-Louis ou à la Prévôté ou chez l'intendant se plaindre de ceci ou réclamer cela. Mais soyez tranquille pour votre chat. Il va être soigné et gâté ! Songez qu'elle est patronne de la taverne du Navire de France, un endroit où l'on mange divinement. Rassurez-vous, vous dis-je ! C'est une très brave femme ! Je l'aime comme ma sœur...

Malgré les protestations du marquis, Angélique sentait, une fois de plus, sa joie troublée d'un souci intérieur mal défini. Quoi qu'il en ait dit, l'intervention de la virago n'avait pas été sans l'interloquer et maintenant qu'elle savait qu'il s'agissait de Janine Gonfarel, ce revirement d'une personne défavorable à leur venue ne laissait pas de l'inquiéter plus que de la rassurer.

Mais il lui fut impossible de s'appesantir au milieu d'une telle agitation et d'un tel vacarme.

Les sons carillonnants d'une volée de cloches s'ébranlant tout à coup dans les hauteurs de la ville, et roulant jusqu'à eux en réveillant les échos des falaises, vinrent ajouter au tumulte.