Ah ! si la chose s'était passée à Toulouse !...
Et cet avocat, enfant de Paris lui aussi, inconnu, pauvre au surplus, quand lui laisserait-on la parole ?... N'allait-il pas se dérober ? Pourquoi n'intervenait-il plus ? Et le père Kircher, où était-il ? Angélique essayait en vain de discerner, parmi les spectateurs du premier rang, le visage de paysan matois du grand exorciste de France.
Des chuchotements hostiles entouraient Angélique d'une ronde infernale :
– Il paraît que Bourié a la promesse d'entrer en possession de trois diocèses s'il obtient la condamnation de cet homme. Peyrac n'a que le tort d'être en avance sur son siècle. Vous allez voir qu'on va le condamner...
Le président Masseneau toussota.
– Messieurs, dit-il, la séance continue. Accusé, avez-vous quelque chose à ajouter à tout ce que nous avons vu et entendu ?
Le Grand Boiteux du Languedoc se redressa sur ses cannes et sa voix s'éleva pleine, sonore, empreinte d'un accent de vérité qui fit passer un frémissement entre les rangs du public.
– Je jure devant Dieu, et sur les têtes bénies de ma femme et de mon enfant, que je ne connais ni le diable ni ses sortilèges, que je n'ai jamais pratiqué de transmutation de l'or ni créé la vie d'après des conseils sataniques, et que je n'ai jamais cherché à nuire à mon prochain par l'effet de charmes et de maléfices.
Pour la première fois de l'interminable séance, Angélique enregistra un mouvement de sympathie pour celui qui venait de parler.
Une voix claire, enfantine, jaillie du sein de la foule, cria :
– Nous te croyons.
Le juge Bourié se dressa en agitant ses manches.
– Prenez garde ! Voici l'effet d'un charme dont nous n'avons pas assez parlé. N'oubliez pas : la Voix d'or du royaume... la voix redoutable qui séduisait les femmes...
Le même timbre enfantin cria :
– Qu'il chante ! Qu'il chante...
Cette fois, le sang méridional du président Masseneau lui remonta au visage et il se mit à frapper du poing sur son pupitre.
– Silence ! Je fais évacuer la salle ! Gardes, expulsez les perturbateurs !... Monsieur Bourié, asseyez-vous ! Assez d'interruptions. Finissons-en ! Maître Desgrez, où êtes-vous ?
– Je suis là, monsieur le président, répondit l'avocat.
Masseneau reprit son souffle et fit effort pour se maîtriser. Il continua d'un ton plus calme :
– Messieurs, la justice du roi se doit de prendre toutes les garanties. C'est pourquoi, bien que ce procès soit mené à huis clos, le roi, dans sa magnanimité, n'a pas voulu priver l'accusé de tous les moyens de défense. C'est dans ce dessein que j'ai cru devoir accepter que l'accusé produise toute démonstration, même dangereuse, pour jeter la lumière sur les procédés magiques dont il est accusé d'être détenteur. Enfin, suprême clémence du prince, il a obtenu l'assistance d'un avocat, à qui je donne donc la parole.
Chapitre 12
Desgrez se leva, salua la cour, remercia le roi au nom de son client, puis monta sur la petite estrade de deux marches d'où il devait parler.
En le voyant se dresser, très droit, très grave, Angélique avait de la peine à s'imaginer que cet homme vêtu de noir était le même long garçon au nez fureteur qui, le dos rond sous sa casaque râpée, s'en allait à travers les rues de Paris en sifflant son chien.
Le vieux petit greffier Clopot, qui avait « procuré » les pièces s'en vint, selon l'usage, s'agenouiller devant lui.
L'avocat regarda le tribunal, puis le public. Il semblait chercher quelqu'un dans la foule. Était-ce à cause de la lueur jaune des chandelles ? Angélique eut l'impression qu'il était pâle comme un mort.
Pourtant, lorsqu'il parla, sa voix était nette et posée.
– Messieurs,
« Après tant d'efforts déployés tant par l'accusation que par les jurés, au cours desquels votre science de la Loi n'a pu trouver d'égale que la hauteur de votre érudition classique – tout ceci, répétons-le encore avec force, avec le SEUL BUT d'éclairer la Justice du Roi, afin de faire jaillir toute la VERITE, vous avez, Messieurs, épuisé toute la lumière des astres pour dépeindre le présent procès. Après les clairvoyantes citations latines ou grecques de MM. les commissaires du roi, que reste-t-il à un obscur avocat dont c'est la première grande cause, pour découvrir encore quelques minces rayons susceptibles d'aller chercher toute la vérité enfouie au fond du puits de la plus atroce des accusations ? Cette vérité m'apparaît, hélas, tellement lointaine et si dangereuse à révéler que je tremble en moi-même et souhaiterais presque que cette pauvre flamme s'éteigne et me laisse dans l'obscurité tranquille où j'étais auparavant. Mais il est trop tard ! J'ai vu et je dois parler. Et je dois vous crier : Prenez garde, messieurs ! Prenez garde que le choix que vous allez faire n'entraîne votre responsabilité devant les siècles futurs. Ne soyez pas de ceux par la faute de qui les enfants de nos enfants, se tournant vers notre siècle, diront :
« C'était un siècle d'hypocrites et d'ignares. Car il y eut en ce temps-là, diront-ils, un grand et noble gentilhomme qu'on accusa de sorcellerie, pour la seule raison qu'il était un grand savant. »
L'avocat fit une pause. Il reprit plus doucement :
– Imaginez, messieurs, une scène des temps passés, à cette époque ténébreuse où nos ancêtres n'employaient que de grossières armes de pierre. Voici que, parmi eux, un homme s'avise de ramasser la boue de certains terrains, il la jette dans le feu et en extrait une matière tranchante et dure, inconnue jusqu'alors. Ses compagnons crient à la sorcellerie et le condamnent. Pourtant, quelques siècles plus tard, c'est de cette matière inconnue, le fer, que sont fabriquées nos armes. Je vais plus loin. Si, de nos jours, messieurs, vous pénétriez dans le laboratoire d'un fabricant de parfums, allez-vous reculer d'horreur en criant à la sorcellerie, devant l'étalage des cornues et des filtres d'où s'échappent des vapeurs qui ne sont pas toujours odorantes ? Non, vous vous trouveriez ridicules. Et pourtant, quel mystère se trame dans l'antre de cet artisan ! Celui-ci matérialise, sous forme de liquide, la chose la plus invisible qui soit : l'odeur. Ne soyez pas de ceux à qui l'on pourra appliquer la terrible parole de l'Évangile : « Ils ont des yeux et ne voient pas. Ils ont des oreilles et n'entendent pas. »
« En fait, messieurs, je ne doute pas que la seule accusation de se livrer à des travaux bizarres ait pu inquiéter vos esprits ouverts par l'étude à toutes sortes de perspectives. Mais des circonstances troublantes, une réputation étrange entourent la personnalité du prévenu. Analysons, messieurs, sur quels faits repose cette réputation, et voyons si chaque fait, détaché des autres, peut soutenir raisonnablement l'accusation de sorcellerie. Enfant catholique, confié à une nourrice huguenote, Joffrey de Peyrac fut précipité d'une fenêtre à l'âge de quatre ans par des exaltés, dans la cour d'un château. Il fut estropié et défiguré. Faudrait-il, messieurs, accuser de sorcellerie tous les boiteux et tous ceux dont la vue inspire la frayeur ? Cependant, bien que disgracié par la nature, le comte possède une voix merveilleuse, qu'il cultiva avec des maîtres d'Italie. Faudrait-il, messieurs, accuser de sorcellerie tous ces chanteurs au gosier d'or devant lesquels les nobles dames et nos femmes elles-mêmes se pâment d'aise ? De ses voyages, le comte rapporte mille récits curieux. Il a étudié ces coutumes nouvelles, il s'est plu à étudier des philosophies étrangères. Faudrait-il condamner tous les voyageurs et les philosophes ? Oh ! je sais. Tout cela ne crée pas un personnage des plus simples. J'en viens au phénomène le plus surprenant : cet homme, qui a acquis une science profonde et s'est enrichi grâce à son savoir, cet homme qui parle à merveille et chante de même, cet homme, malgré son physique, réussit à plaire aux femmes. Il aime les femmes et ne s'en cache pas. Il vante l'amour et il a de nombreuses aventures. Que parmi ces femmes amoureuses se trouvent des exaltées et des dévergondées, c'est là monnaie courante dans une vie libertine que l'Église certes réprouve, mais qui n'en est pas moins fort répandue. S'il fallait, messieurs, brûler tous les nobles seigneurs qui aiment les femmes, et ceux que poursuivent leurs amantes déçues, je crois, ma foi, que la place de Grève ne serait pas assez vaste pour contenir leurs bûchers...
Il y eut un remous d'approbation. Angélique était confondue par l'habileté de Desgrez. Avec quel tact il évitait de s'étendre sur la richesse de Joffrey, qui avait éveillé tant de jalousies, pour s'appesantir, en revanche, comme sur un fait regrettable, mais contre lequel les austères bourgeois ne pouvaient rien, sur la vie dévoyée qui était l'apanage des nobles.
Peu à peu, il réduisait le débat, le ramenait à des proportions de ragots de province, et l'on s'étonnerait bientôt d'avoir fait tant de bruit pour rien.
– Il plaît aux femmes ! répéta doucement Desgrez, et nous nous étonnons, nous autres représentants du sexe fort, qu'avec son triste physique les dames du Sud éprouvent pour lui tant de passion. Oh ! messieurs, ne soyons pas trop hardis. Depuis que le monde est monde, qui a su expliquer le cœur des femmes et le pourquoi de leurs passions ? Arrêtons-nous, respectueux, au bord du mystère. Sinon nous serions obligés de brûler toutes les femmes !...
L'intervention de Bourié, qui bondit de son fauteuil, coupa les rires et les applaudissements.
– Assez de comédies ! cria le juge dont le teint devenait de plus en plus jaune. Vous vous moquez du tribunal et de l'Église. Oubliez-vous que l'accusation de sorcellerie a été initialement lancée par un archevêque ? Oubliez-vous que le principal témoin à charge est un religieux, et qu'un exorcisme en règle a été pratiqué sur l'accusé, démontrant que celui-ci est un suppôt de Satan ?...
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