Le comte répondit d'une voix qui devenait rauque de fatigue :
– C'est exact. Je me souviens d'avoir souligné aussi un certain nombre d'absurdités.
– Dans cette liste, nous relevons également des livres qui ne traitent pas d'alchimie, mais n'en sont pas moins prohibés. Je cite : « La France galante devenue italienne. »
« Les intrigues galantes de la cour de France », etc. Ces livres sont imprimés à La Haye ou à Liège, où nous savons que se réfugient les plus dangereux pamphlétaires et gazetiers chassés du royaume. Ils sont introduits clandestinement en France, et ceux qui cherchent à les acquérir sont grandement coupables. Je signale aussi dans cette liste des noms d'auteurs tels que Galilée et Copernic, dont l'Église a désapprouvé les théories scientifiques.
– Je suppose que cette liste vous a été communiquée par un maître d'hôtel nommé Clément, espion à la solde de je ne sais quel grand personnage, et qui est resté plusieurs années chez moi. Elle est exacte. Mais je vous ferai remarquer, messieurs, que deux mobiles peuvent pousser un amateur à mettre tel ou tel livre dans sa bibliothèque. Soit qu'il désire posséder un témoignage de l'intelligence humaine, et c'est le cas lorsqu'il possède des ouvrages de Copernic et de Galilée, soit qu'il souhaite pouvoir mesurer à l'échelle de la sottise humaine les progrès que la science a déjà accomplis depuis le Moyen Age et ceux qui lui restent encore à accomplir. C'est le cas lorsqu'il parcourt les élucubrations de Paracelse ou de Conan Bécher. Croyez-moi, messieurs, la lecture de ces œuvres est déjà une grande pénitence.
– Désapprouvez-vous la condamnation régulière par l'Église de Rome des théories impies de Copernic et de Galilée ?
– Oui, car l'Église s'est manifestement trompée. Ce qui ne signifie pas que je l'accuse sur d'autres points. J'aurais certes préféré me fier à elle et à sa connaissance des exorcismes et des sorcelleries plutôt que de me voir livré à un procès qui s'égare dans des discussions sophistiques...
*****
Le président fit un geste théâtral comme pour montrer qu'il était impossible de faire entendre raison à un accusé d'aussi mauvaise foi.
Il consulta ensuite ses collègues, puis annonça que l'interrogatoire était terminé et qu'on allait procéder à l'audition de quelques témoins à charge. Sur un signe de lui, deux gardes se détachèrent, et l'on entendit un brouhaha derrière la petite porte par laquelle était déjà entré le tribunal. Dans le prétoire pénétrèrent alors deux religieux en blanc, ensuite quatre nonnes et enfin deux moines récollets en bure brune.
Le groupe s'aligna devant la tribune des jurés.
Le président Masseneau se leva.
– Messieurs, nous entrons dans la partie la plus délicate du procès. Appelés par le roi, défenseur de l'Église de Dieu, à juger un procès de sorcellerie, nous avons dû rechercher les témoignages qui, selon le rituel de Rome, nous prouveraient de façon flagrante que le sieur Peyrac entretenait un commerce avec Satan. Principalement sur le troisième point de rituel qui dit que...
Il se pencha pour lire un texte.
– ...Qui dit que la personne usant de commerce avec le diable, et que l'on appelle traditionnellement « véritable énergumène », possède « les forces surnaturelles des corps et l'empire sur l'esprit et le corps des autres », nous avons retenu les faits suivants.
Malgré le froid assez rude qui régnait dans la grande salle, Masseneau s'épongea discrètement, puis reprit sa lecture en bredouillant un peu.
– ...Nous sont parvenues les plaintes de la prieure du couvent des filles de Saint-Léandre en Auvergne. Celle-ci déclarait qu'une de ses novices entrée depuis peu dans la communauté et qui avait donné jusqu'alors toute satisfaction, manifestait des troubles démoniaques dont elle accusait le comte de Peyrac. Elle ne cacha pas que celui-ci l'avait entraînée jadis dans de coupables licences, et que c'était le remords de ses fautes qui l'avait conduite à se retirer dans le cloître. Mais elle n'y trouvait pas la paix, car cet homme continuait à la tenter à distance et l'avait certainement envoûtée. Peu de temps après, elle amena au chapitre un bouquet de rosés qu'elle prétendit lui avoir été lancé par-dessus le mur du couvent par un inconnu qui avait la silhouette du comte de Peyrac, mais qui était certainement un démon, car il fut prouvé qu'à la même époque le gentilhomme en question se trouvait à Toulouse. Le bouquet en question causa aussitôt à travers la communauté d'étranges perturbations. D'autres religieuses furent saisies de transports extraordinaires et obscènes. Lorsqu'elles reprenaient leurs esprits, elles parlaient d'un diable boiteux dont la seule apparition les comblait d'une joie surhumaine et allumait dans leur chair un feu inextinguible. Naturellement la novice cause de ce désordre demeurait en état de transe à peu près permanent. Alarmée, la prieure de Saint-Léandre finit par en appeler à ses supérieurs. Précisément, l'instruction du procès du sieur Peyrac commençant, le cardinal-archevêque de Paris me communiqua le dossier. Ce sont les religieuses de ce couvent que nous allons entendre ici même.
Se penchant par-dessus son pupitre, Masseneau s'adressa respectueusement à l'une des cornettes penchées.
– Sœur Carmencita de Mérecourt, reconnaissez-vous en cet homme celui qui vous poursuit à distance et qui vous aurait jeté « l'invocation diabolique et ridicule » de l'envoûtement ?
Une voix de contralto pathétique s'éleva :
– Je reconnais mon seul et unique maître !
Stupéfaite, Angélique découvrait sous les voiles austères le sensuel visage au teint chaud de la belle Espagnole.
Masseneau s'éclaircit la voix et articula avec une peine visible :
– Pourtant, ma sœur, n'avez-vous pas pris l'habit pour vous consacrer exclusivement au Seigneur ?
– J'ai voulu fuir l'image de mon envoûteur. En vain. Il me poursuit jusqu'aux saints offices.
– Et vous, sœur Louise de Rennefonds, reconnaissez-vous celui qui vous est apparu au cours des scènes de délire dont vous avez été victime ?
Une voix jeune et tremblante répondit faiblement :
– Oui, je... je crois. Mais celui que je voyais avait des cornes... Une houle de rires secoua la salle et un clerc s'écria :
– Hé ! ça se peut bien qu'il lui en soit poussé pendant son séjour à la Bastille. Angélique était rouge de colère et d'humiliation. Sa compagne lui prit la main pour lui rappeler d'avoir à garder son sang-froid, et elle se maîtrisa.
Masseneau reprenait, s'adressant à l'abbesse du couvent :
– Madame, bien que cette audience soit fort pénible pour vous, je suis contraint de vous demander de confirmer vos dires devant le tribunal !
La religieuse âgée, qui ne semblait pas émue, mais seulement indignée, ne se fit pas prier et déclara d'une voix nette :
– Ce qui se passe depuis quelques mois dans ce couvent dont je suis depuis trente ans la prieure, est une véritable honte. Il faut vivre dans les cloîtres, messieurs, pour savoir à quelles facéties grotesques peut se livrer le démon, lorsque, par l'intermédiaire d'un sorcier, il lui est possible de se manifester. Je ne cache pas que le devoir qui m'incombe aujourd'hui m'est pénible, car je souffre, devant un tribunal séculier, d'être contrainte d'exposer des actions aussi offensantes pour l'Église, mais S. E. le cardinal-archevêque m'en a donné l'ordre. Je demanderai cependant à être entendue en privé.
Le président accéda à cette demande, à la grande satisfaction de l'abbesse et à la déception de la salle.
Le tribunal se retira suivi de l'abbesse et des autres religieuses dans une pièce du fond qui servait habituellement de greffe.
Seule Carmencita demeura, sous la garde des quatre moines qui l'avaient amenée et de deux gardes suisses.
Angélique regardait maintenant son ex-rivale. L'Espagnole n'avait rien perdu de sa beauté. Peut-être la claustration avait-elle encore affiné ce visage dans lequel les larges prunelles noires paraissaient poursuivre un rêve exalté. Le public aussi semblait se repaître de la vue de la belle envoûtée. Angélique entendit la voix moqueuse de Me Gallemand dire :
– Mâtin, le Grand Boiteux remonte dans mon estime !
La jeune femme vit que son mari n'avait pas honoré d'un regard cette scène spectaculaire. Maintenant que le tribunal était sorti, il cherchait sans doute à se reposer un peu. Il essaya de s'installer tant bien que mal sur ce banc d'infamie qu'était la sellette. Il y parvint en convulsant tous les traits de son visage. La station debout, sur ses béquilles, et surtout la torture de l'aiguille qu'on lui avait infligée à la Bastille, en avaient fait un martyr.
Le cœur d'Angélique lui faisait mal comme s'il était devenu de pierre. Jusqu'ici, son mari avait montré un courage surhumain. Il avait réussi à parler calmement, sans pouvoir toujours retenir son ironie coutumière qui, malheureusement, ne semblait avoir impressionné favorablement ni le tribunal ni même le public.
Maintenant, Joffrey tournait ostensiblement le dos à son ancienne maîtresse. L'avait-il seulement vue ? Sœur Carmencita, un moment inerte, fit soudain quelques pas dans la direction du prévenu. Les gardes s'interposèrent et la firent reculer.
Tout à coup, on vit le splendide visage de madone espagnole se transformer totalement, se tordre, se creuser. Il ressembla en un instant à une vision infernale. La bouche s'ouvrait et se refermait comme celle d'un poisson tiré hors de l'eau. Puis la religieuse porta brusquement la main à ses lèvres. Ses dents se serrèrent, ses yeux se révulsèrent, une mousse blanche apparut aux commissures des lèvres et se gonfla.
Desgrez bondit, hagard.
– Regardez ! Nous y voilà : c'est la grande scène des bulles de savon.
"Angélique Marquise des anges Part 2" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique Marquise des anges Part 2". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique Marquise des anges Part 2" друзьям в соцсетях.