– Monsieur le conseiller, je vous serais obligé, si vous continuez, de me récuser de la présidence de ce tribunal, récusation que j'ai déjà demandée et que notre roi n'a pas voulu m'accorder, ce qui semble prouver que j'ai sa confiance.
Bourié devint rouge et se rassit, tandis que le comte, d'une voix lasse mais posée, expliquait que chacun comprenait son devoir à sa manière. N'étant pas courtisan, il ne se sentait pas la force de faire triompher ses vues envers et contre tous. N'était-ce pas déjà suffisant que, de sa province éloignée, il fût parvenu à verser tous les ans au trésor royal plus du quart de ce que rapportait le Languedoc entier à la France, et que, s'il travaillait ainsi pour le bien général, encore qu'aussi pour le sien, il préférait ne donner aucune publicité à ses découvertes, de peur d'être contraint de s'exiler, comme beaucoup de savants et d'inventeurs mal compris.
– En somme, vous avouez par là avoir un état d'esprit aigri et de dénigrement pour le royaume, laissa tomber avec la même douceur le président.
Angélique frémit de nouveau.
L'avocat leva le bras.
– Monsieur le président, pardonnez-moi. Je sais que ce n'est point encore l'heure de ma plaidoirie, mais je veux vous rappeler que mon client est un des plus fidèles sujets de Sa Majesté, qui l'a honoré d'une visite à Toulouse et l'a ensuite invité lui-même à son mariage. Vous ne pouvez pas, sans déconsidérer Sa Majesté elle-même, soutenir que le comte de Peyrac a travaillé contre elle et contre le royaume.
– Silence, maître ! Je suis bien bon de vous avoir laissé dire tout ceci, et croyez que nous en prenons. note. Mais n'interrompez pas ce qui n'est encore que l'interrogatoire, qui permettra d'éclairer tous les jurés sur la physionomie de l'accusé et sur ses affaires.
Desgrez se rassit. Le président rappela que le désir de justice du roi voulait qu'on pût entendre tout, y compris des critiques justifiées, mais qu'il appartenait au roi seul de juger sa propre conduite.
– Il y a crime de lèse-majesté..., cria encore Bourié.
– Je ne retiens pas le crime de lèse-majesté, trancha Masseneau.
Chapitre 9
Masseneau continua son interrogatoire en disant qu'outre la transmutation de l'or, qui n'était pas niée par l'accusé lui-même, mais qu'il prétendait être un phénomène naturel et nullement diabolique, de nombreux témoignages pourtant attestaient qu'il avait le pouvoir certain de fasciner les gens, plus particulièrement les toutes jeunes femmes. Et qu'aux réunions impies et dissolues qu'il organisait, il y avait généralement une grande majorité de femmes, « signe certain d'intervention satanique, car, dans les sabbats, le nombre de femmes dépasse toujours celui des hommes ».
Et, comme Peyrac restait muet et perdu dans un rêve lointain, Masseneau s'impatienta.
– Que pouvez-vous répondre à cette question précise suggérée par l'étude des causes de l'official de l'Église et qui semble vous embarrasser beaucoup ?
Joffrey sursauta, comme s'il s'éveillait.
– Puisque vous insistez, monsieur le président, je répondrai deux choses. La première, c'est que je ne suis pas certain de votre connaissance si approfondie de l'official de Rome, dont les détails ne peuvent être communiqués en dehors des tribunaux ecclésiastiques ; la deuxième, c'est que votre connaissance de ces faits singuliers ne peut vous être venue que d'expériences personnelles, c'est-à-dire qu'il vous a fallu, pour le moins, assister à l'un de ces sabbats de Satan que j'avoue pour ma part n'avoir encore jamais rencontré dans ma vie pourtant riche en aventures.
Le président bondit sous ce qu'il considérait comme une insulte. Il resta sans souffle pendant un long moment, puis proféra avec un calme menaçant :
– Accusé, je pourrais profiter de cette circonstance pour cesser de vous écouter, et vous juger « en muet », et même vous priver de tout moyen de tierce défense. Mais je ne désire pas qu'aux yeux de certains malveillants vous passiez pour le martyr de je ne sais quelle sombre cause. C'est pour cela que je laisserai d'autres jurés poursuivre cet interrogatoire, en espérant que vous ne les découragerez pas de vous entendre. À vous, monsieur le conseiller des protestants !
Un homme grand, au visage sévère, se dressa.
Le président du jury le gourmanda.
– Vous êtes juge aujourd'hui, monsieur Delmas. Vous devez à la majesté de la justice d'écouter l'accusé assis.
Delmas se rassit.
– Avant d'entreprendre l'interrogatoire, dit-il, je veux adresser au tribunal une requête où je me défends de mettre la moindre indulgence partiale envers l'accusé, mais seulement un souci d'humanité. Nul n'ignore que l'accusé est infirme depuis l'enfance, à la suite des guerres fratricides qui ont si longtemps désolé notre pays, et particulièrement les régions du Sud-Ouest, dont il est originaire. La séance risquant de se prolonger, je demande au tribunal d'autoriser l'accusé à s'asseoir, car il risque de défaillir.
– La chose est impossible ! trancha le désagréable Bourié. L'accusé doit assister à la séance à genoux sous le crucifix, la tradition est formelle. C'est déjà bien que l'on accepte qu'il se tienne debout.
– Je réitère ma demande, insista le conseiller des protestants.
– Naturellement, glapit Bourié, nul n'ignore que vous considérez le condamné comme un quasi-coreligionnaire parce qu'il a sucé le lait d'une nourrice huguenote, et qu'il prétend avoir été molesté dans son enfance par des catholiques, ce qu'il faudrait encore prouver.
– Je répète que c'est une question d'humanité et de sagesse. Les crimes dont on accuse cet homme me font aussi horreur qu'à vous-même, monsieur Bourié, mais s'il tombe en défaillance nous n'en finirons jamais avec ce procès.
– Je ne m'évanouirai pas et je vous remercie, monsieur Delmas. Continuons, je vous prie, coupa l'accusé d'un ton si autoritaire qu'après un peu de flottement le tribunal obtempéra.
– Monsieur de Peyrac, reprit Delmas, je crois en votre serment de dire la vérité, et aussi lorsque vous affirmez n'avoir pas eu de contacts avec l'esprit malin. Cependant, trop de points restent obscurs pour que votre bonne foi éclate aux yeux de la justice. C'est pourquoi je vous demande de répondre aux questions que je vais vous poser sans y voir de ma part autre chose que le désir de dissiper les doutes affreux qui planent sur vos actes. Vous prétendez avoir extrait de l'or des roches qui, selon les gens qualifiés, n'en contiennent pas. Admettons. Mais pourquoi vous êtes-vous livré à ce travail curieux, pénible, et auquel votre titre de gentilhomme ne vous destinait pas ?
– Tout d'abord, j'avais le désir de m'enrichir en travaillant et en faisant fructifier les dons intellectuels que j'avais reçus. D'autres demandent des pensions ou vivent aux dépens du voisin, ou encore restent gueux. Aucune de ces trois solutions ne me convenant, j'ai cherché à tirer de moi-même et de mes quelques terres le maximum de bénéfices. En quoi je ne pense pas avoir failli aux enseignements de Dieu lui-même, car il a dit : « Tu n'enterreras pas ton talent. » Cela signifie, je crois, que si l'on possède un don ou un talent, nous n'avons pas la faculté ou non de l'employer, mais l'obligation divine de le faire fructifier.
Le visage du magistrat se figea.
– Ce n'est pas à vous, monsieur, de nous parler des obligations divines. Passons... Pourquoi vous êtes-vous entouré soit de libertins, soit de gens bizarres, venus de l'étranger, et qui, sans être convaincus d'espionnage contre notre pays, ne sont pas précisément des amis de la France ni même de Rome, d'après ce qu'on m'a dit ?
– Ces gens bizarres pour vous représentent en fait surtout des savants étrangers, suisses, italiens ou allemands, aux travaux desquels je comparais les miens. Discuter de la gravitation terrestre et universelle est un passe-temps inoffensif. Quant au libertinage qu'on me reproche, il ne s'est guère passé plus de scandales dans mon palais qu'au temps où l'amour courtois, d'après les érudits eux-mêmes, « civilisait la société », et certainement moins qu'il ne s'en passe de nos jours et chaque soir, à la cour et dans toutes les tavernes de la capitale.
Devant cette déclaration audacieuse, le tribunal se renfrogna. Mais Joffrey de Peyrac, levant la main, s'écria :
– Messieurs les magistrats et gens de robe qui composez en partie cette assemblée, je n'ignore pas que vous représentez, par la pureté de vos mœurs et la sagesse de votre vie, un des éléments les plus saints de la société. Ne boudez pas une déclaration qui vise un autre ordre que le vôtre, et des paroles que vous avez souvent murmurées en votre cœur.
Cette habileté sincère déconcerta les juges et les clercs, secrètement flattés de voir rendre un hommage public à leur honorable et peu distrayante existence. Delmas toussota et fit mine de feuilleter le dossier.
– On dit que vous connaissez huit langues.
– Pic de la Mirandole, au siècle dernier, en connaissait dix-huit, et personne n'a alors insinué que Satan lui-même s'était donné le mal de les lui apprendre.
– Mais enfin, il est reconnu que vous ensorceliez les femmes. Je ne voudrais pas humilier inutilement un être accablé de malheur et de disgrâces, mais il est difficile, en vous regardant, d'admettre que votre physique seul attirait les femmes, au point qu'elles se tuaient et se mettaient en transe à votre simple vue.
– Il ne faut rien exagérer, dit modestement le comte en souriant. Ne se sont laissé ensorceler, comme vous dites, que celles qui l'ont bien voulu ; quant à quelques filles exaltées, nous en connaissons tous. Le couvent, ou plutôt l'hôpital, sont les seuls lieux qui leur conviennent, et l'on ne doit pas juger les femmes sur l'exemple de quelques folles.
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