Où était-il, son avocat ?

Elle le vit entrer par la même porte de scène que les autres jurés. Il fut suivi de plusieurs religieux inconnus, dont la plupart rejoignirent le premier rang des spectateurs officiels, où on leur avait visiblement réservé des places.

Angélique fut inquiète de ne point y reconnaître le père Kircher. Mais le moine Bécher non plus n'était pas là, et la jeune femme en soupira d'aise. Maintenant le silence était total. Un des religieux récita une bénédiction, puis approcha le crucifix de l'accusé, qui l'embrassa et se signa. Devant ce geste de soumission et de piété, une houle de déception parcourut la salle. Allait-on la priver d'un spectacle de magie et ne lui offrir que le simple jugement d'une querelle de gentilshommes ?

Une voix aiguë cria :

– Montrez-nous les faits de Lucifer !

Un remous coupa les rangs : les gardes fonçaient sur le spectateur irrévérencieux. Le jeune homme ainsi que quelques collègues furent durement saisis et immédiatement entraînés au-dehors.

Puis le silence se rétablit.

– Accusé, prêtez serment ! dit le président Séguier, qui défroissait en même temps un papier qu'un petit clerc à genoux devant lui lui tendait.

Angélique ferma les yeux. Joffrey allait parler. Elle s'attendait que son timbre fût brisé, affaibli, et sans doute chacun des spectateurs s'y attendait également, car lorsque la voix profonde et nette s'éleva, il y eut un mouvement d'étonnement. Bouleversée jusqu'aux entrailles, Angélique reconnaissait la voix séductrice qui, dans les nuits chaudes de Toulouse, lui avait murmuré tant de mots d'amour.

– Je jure de dire toute la vérité. Cependant je sais, messieurs, que la loi m'autorise à récuser la compétence de ce tribunal, car, en tant que maître des requêtes et parlementaire moi-même, j'estime que je dois être jugé par la grande cour du Parlement...

Le grand maître de la Justice parut hésiter un peu, puis dit avec une certaine précipitation :

–La loi n'autorise pas de serment restrictif : jurez simplement, et le tribunal sera alors habilité à vous juger. Si vous ne jurez pas, on vous jugera en « muet », c'est-à-dire par contumace, comme si vous étiez absent.

– Je vois, monsieur le président, que les jeux sont faits d'avance. C'est pourquoi, pour faciliter votre tâche, je renonce à profiter de l'ensemble des arguties judiciaires me permettant de récuser ce tribunal pour son tout ou en détail. Je fais donc confiance à son esprit de justice, et je confirme mon serment.

Le vieillard Séguier ne cacha pas une satisfaction cauteleuse.

– La cour appréciera à sa juste mesure l'honneur restrictif que vous semblez lui faire en acceptant sa compétence. Avant vous, le roi a décidé lui-même de faire confiance en sa bonne justice, et c'est cela seul qui importe. Quant à VOUS, messieurs de la cour, ne perdez pas un instant de vue la confiance que Sa Majesté a mise en vous. Souvenez-vous, messieurs les jurés, que vous avez le grand honneur de représenter ici le glaive que notre monarque tient en ses mains augustes. Or, il existe deux justices : celle qui s'applique aux actions des simples mortels, seraient-ils gens de haute naissance, et celle qui s'applique aux décisions d'un roi dont le titre procède du droit divin. Que la gravité de cette filiation ne vous échappe pas, messieurs. En jugeant au nom du roi, vous portez la responsabilité de sa grandeur. Mais aussi, en honorant le roi, vous honorerez le premier défenseur de la religion en ce royaume.

Après ce discours assez confus, mais où sa nature de démagogue parlementaire se conjuguait avec celle de courtisan pour former un avertissement ambigu, Séguier majestueusement se retira en essayant de dissimuler sa hâte. Lorsqu'il fut sorti, tout le monde s'assit. On souffla les chandelles qui brûlaient encore sur les pupitres. Un jour de crypte éclairait maintenant la salle et, lorsque le soleil pâle d'hiver filtra entre les vitraux, des lueurs bleues ou rouges modifièrent soudain l'aspect de quelques visages.

Me Gallemand, la main en cornet devant sa bouche, soufflait à ses voisins :

– Le vieux renard ne veut même pas prendre la responsabilité de notifier lui-même l'acte d'accusation. Ainsi fait-il comme Ponce Pilate, et, en cas de condamnation, il n'hésitera pas à rejeter la faute sur l'Inquisition ou les jésuites.

– Mais il ne pourra pas, puisque c'est un procès séculier.

– Pfuit ! La justice courtisane doit être à la fois aux ordres du maître et endormir le peuple quant à ses motifs.

Angélique entendait ces conversations séditieuses pour le roi dans un état de demi-inconscience. Pas un instant, il ne lui semblait que tout ceci pût être vrai. C'était un rêve éveillé, peut-être, oui, une pièce de théâtre... Elle n'avait d'yeux que pour son mari, qui se tenait debout, un peu voûté et lourdement appuyé sur ses deux cannes. Une idée encore vague commençait à se formuler en son esprit. « Je le vengerai. Tout ce que ses tortionnaires lui ont fait subir, je le leur ferai subir et, si le démon existe, comme la religion l'enseigne, je voudrais voir Satan emporter leurs âmes de faux chrétiens. »

*****

Après le départ sans grande dignité du premier président de la cour, l'avocat général Denis Talon, grand, sec et solennel, monta en chaire et brisa les cachets d'une grande enveloppe scellée. D'une voix aigre, il se mit en devoir de lire « les réquisitions ou actes d'accusation » :

– Le sieur Joffrey Peyrac, déjà déclaré déchu de tous ses titres et dépossédé de tous ses biens par un jugement privé en Conseil du roi, est remis à notre cour de justice pour être jugé d'actes de sorcellerie et sortilèges et autres actes offensant à la fois la religion et la sécurité de l'État et de l'Église par l'ensemble de ses pratiques de fabrication alchimique de métaux précieux. Pour tous ces faits et d'autres annexes qui lui sont reprochés par le dossier de l'accusation, je demande que lui et ses complices éventuels soient brûlés en place de Grève, et leurs cendres dispersées, ainsi qu'il convient aux magiciens convaincus de commerce avec le démon. Auparavant, je demande que la question ordinaire et extraordinaire lui soit appliquée afin qu'il révèle ses autres complices...

Le sang battait si précipitamment aux oreilles d'Angélique que la fin de la lecture ne lui parvint pas.

Elle reprit ses sens alors que la voix sonore de l'accusé s'élevait pour la seconde fois :

– Je jure que tout ceci est faux et tendancieux, et que je suis en mesure de le prouver ici même à toutes gens de bonne foi.

Le procureur du roi pinça ses lèvres minces et replia son papier, comme si la suite de cette cérémonie ne le concernait pas. À son tour, il esquissait un mouvement de retraite, lorsque l'avocat Desgrez se dressa et claironna :

– Messieurs de la cour, le roi et vous-mêmes m'avez fait le grand honneur de me nommer défenseur de l'accusé. Aussi me permettrai-je de vous poser, avant le départ de M. le procureur général, une question : comment se fait-il que cet acte d'accusation soit préparé d'avance et présenté ainsi tout fait et même scellé, alors que rien de pareil n'est prévu dans la procédure qui fait loi ?

Le sévère Denis Talon toisa le jeune avocat de toute sa taille et dit avec une hauteur méprisante :

– Jeune maître, je vois que, dans votre peu d'expérience, vous ne vous êtes guère informé des vicissitudes de cette procuration. Sachez que ce fut d'abord le président de Mesmon et non M. de Masseneau qui fut chargé par le roi d'instruire et de présider ce procès...

– La règle eût exigé, monsieur le haut conseiller, que ce fût M. le président Mesmon qui fût ici pour présenter lui-même son accusation !

– Vous ignorez donc que le président de Mesmon est mort hier subitement. Cependant, il eut le temps de rédiger le présent acte d'accusation qui, en quelque sorte, est son testament. Vous devez voir là, messieurs, un très bel exemple de l'esprit de devoir d'un grand magistrat du royaume !

Toute la salle se leva en honneur à la mémoire de Mesmon. Mais on entendit quelques cris dans la foule :

– Diablerie que cette mort subite !

– Assassinat par poison !

– Ça commence bien !

Les gardes intervinrent de nouveau.

Le président Masseneau prit la parole et rappela qu'il s'agissait d'un huis-clos. À la moindre manifestation on ferait sortir tous ceux qui n'avaient pas à jouer un rôle dans ce jugement.

La salle se calma.

De son côté. Me Desgrez se contentait de l'explication qu'on lui avait fournie et qui était un cas de force majeure. Il ajouta qu'il acceptait les termes de l'acte d'accusation, à condition que son client fût strictement jugé sur cette base. Après quelques paroles échangées à voix basse, l'accord se fit. Denis Talon présenta Masseneau comme président de la cour de justice et quitta solennellement la salle.

Le président Masseneau commençait sur-le-champ l'interrogatoire.

– Reconnaissez-vous les faits de sorcellerie et sortilèges qui vous sont reprochés ?

– Je les nie en bloc !

– Vous n'en avez pas le droit. Il faudra répondre à chacune des questions que. le dossier d'accusation contient. Vous y avez d'ailleurs tout intérêt, car il y en a qui ne sont absolument pas niables et il vaut mieux en convenir vous-même, puisque vous avez juré de dire toute la vérité. Ainsi : reconnaissez-vous avoir fabriqué des poisons ?

– Je reconnais avoir parfois fabriqué des produits chimiques dont certains pourraient être nocifs s'ils étaient consommés. Aussi bien ne les ai-je jamais destinés à la consommation, ni vendus, ni ne m'en suis servi pour empoisonner quelqu'un.

– Donc vous reconnaissez avoir utilisé et fabriqué des poisons tels le vitriol vert et le vitriol romain ?