Angélique regretta de ne pas avoir demandé à l'avocat s'il avait pu récupérer Kouassi-Ba et s'entendre avec le vieux métallurgiste saxon. En vain, cherchait-elle dans la foule des visages familiers. Ni l'avocat, ni le prisonnier, ni les jurés n'étaient là encore. Pourtant, la salle était maintenant pleine et beaucoup de gens, malgré l'heure matinale, encombraient les passages. On voyait que certains étaient venus en ce lieu comme au spectacle, ou plutôt comme à une sorte de cours public de justice, car, visiblement, la grande partie de l'assistance était composée de jeunes clercs de la judicature. Devant Angélique, un groupe paraissait particulièrement bruyant, au milieu de la réserve générale, et se livrait à mi-voix à des commentaires qui sans doute étaient destinés à instruire un auditoire proche et encore inexpérimenté.

– Qu'est-ce qu'on attend donc ? réclamait avec impatience un jeune magistrat aux cheveux abondamment poudrés.

Son voisin, dont le large visage bourgeonnant était engoncé dans un collet de fourrure, répondit en bâillant :

– On attend qu'on ferme les portes de la salle et qu'ensuite le prévenu soit introduit pour être mis sur la sellette.

– La sellette, c'est ce banc isolé en contrebas, et où il n'y a même pas de dossier ?

Un clerc, ricanant et crasseux à souhait, se retourna vers le groupe et protesta :

– Vous ne voudriez tout de même pas qu'on préparât un fauteuil pour un suppôt de Satan !

– Il paraît qu'un sorcier peut se tenir debout sur une épingle ou une flamme, dit l'avocat poudré.

Son gros compagnon répliqua gravement :

– On ne lui en demandera pas tant, mais il devra se tenir à genoux sur cet escabeau, sous un crucifix placé au bas du pupitre du président du jury.

– C'est encore trop de luxe pour des monstres pareils ! cria le clerc aux cheveux sales.

Angélique frissonna. Si le sentiment général de la foule, pourtant triée et composée de l'élite de la judicature, était déjà si partial et hostile, que fallait-il attendre des juges triés sur le volet par le roi et ses serviteurs ?

Mais la voix grave du magistrat en collet de fourrure reprit :

– Pour moi, tout cela, c'est de l'invention. Cet. homme n'est pas plus sorcier que vous ou moi, mais il a dû simplement déranger quelque grosse intrigue des grands, qui voudraient avoir un prétexte légal pour le supprimer.

Angélique se pencha un peu pour essayer de mieux apercevoir le visage de cet homme, qui osait exprimer aussi ouvertement une opinion dangereuse. Elle brûlait de demander son nom. Sa compagne lui toucha légèrement la main pour la rappeler à une attitude discrète.

Le voisin de l'homme au collet de fourrure, après avoir jeté un regard autour de lui, glissa :

– Si on voulait vraiment le supprimer, je crois que les nobles, d'habitude, n'ont pas besoin de s'encombrer d'un jugement.

– Il faut bien satisfaire le peuple et prouver de temps à autre que le roi punit tout de même parfois quelques puissants.

– Si votre hypothèse de donner satisfaction à la vindicte publique, comme le faisait Néron autrefois, était la vraie, maître Gallemand, on eût ordonné une grande séance publique et non pas le huis clos, reprit le jeune impatient.

– On voit que tu en es à tes débuts de ce fichu métier, fit le célèbre avocat dont Desgrez avait dit que les boutades faisaient trembler le Palais. En séance publique, on risque de véritables émeutes du peuple, qui est sentimental et pas si bête qu'il en a l'air. Or le roi est déjà un sage de la procédure, et il craint par-dessus tout que les choses ne tournent comme en Angleterre, où le peuple a fort bien su poser la tête d'un roi sur un billot. Chez nous donc, on étouffe en douceur et sans éclat ceux qui ont des idées personnelles, ou gênantes. Ensuite, on jette leur carcasse encore pantelante en pâture aux plus bas instincts de la racaille. On accuse les manants de bestialité. Les prêtres parlent de la nécessité de maîtriser leurs penchants les plus vils et, bien entendu, il y a une messe dite avant et après.

– L'Église n'est pour rien dans de pareils excès, protesta l'aumônier en se penchant vers les causeurs. Je vous ferai même remarquer, messieurs, que trop souvent aujourd'hui des laïques ignorant les lois canoniques ont la prétention de se substituer à la loi divine. Et je crois pouvoir vous assurer que la plupart des religieux que vous voyez ici sont dans l'inquiétude de l'empiétement du pouvoir civil sur le droit religieux. Ainsi, moi qui viens de Rome, j'ai vu le quartier de notre ambassade du Vatican se transformer peu à peu en un refuge de tous les gredins de la pire espèce. Le Saint-Père lui-même n'est plus maître chez lui, car notre roi, pour régler ce différend, n'a pas hésité à envoyer des troupes de renfort, des effectifs militaires français de son ambassade, avec ordre de tirer sur les troupes du pape si celles-ci passaient à l'action, c'est-à-dire si elles se saisissaient des bandits et des voleurs italiens et suisses réfugiés à l'ambassade de France.

– Mais toute ambassade doit rester inviolable en territoire étranger, émit un vieux bourgeois à l'air prudent.

– Certes. Cependant, elle ne doit pas non plus abriter toute la racaille de Rome et contribuer à saper l'unité de l'Église.

– Mais l'Église elle-même ne doit pas saper l'unité de l'État de France, dont le roi est le défenseur, répliqua le vieux bourgeois d'un air têtu.

Les gens le regardèrent et parurent se demander ce qu'il faisait là. La plupart prirent une expression soupçonneuse et se détournèrent, en regrettant manifestement d'avoir prononcé des paroles osées devant un inconnu, qui était peut-être un espion du Conseil de Sa Majesté.

Seul, Me Gallemand, après l'avoir dévisagé, riposta :

– Eh bien, surveillez attentivement ce procès, monsieur. Vous y verrez sans doute un petit aspect de ce grand conflit très réel qui existe déjà entre le roi et l'Église de Rome.

Angélique suivait avec effroi cet échange de paroles. Elle comprenait mieux maintenant les réticences des jésuites et l'échec de la lettre du pape en laquelle elle avait mis si longtemps toute son espérance. Ainsi le roi ne reconnaissait plus aucun maître. Il n'y avait donc qu'une seule chance pour Joffrey de Peyrac : c'était que la conscience des juges fût plus forte que leur servilité.

Un silence énorme, tombant sur l'amphithéâtre, ramena la jeune femme à la réalité. Son cœur s'arrêta de battre.

Elle venait d'apercevoir Joffrey.

Il entrait en marchant avec difficulté et en s'appuyant sur deux cannes ; sa claudication s'était accentuée, et à chaque pas on avait l'impression qu'il allait perdre l'équilibre.

Il lui parut à la fois très grand et très voûté, effroyablement maigre. Elle éprouva un choc terrible. Après ces longs mois de séparation, qui avaient estompé dans sa mémoire les contours de la chère silhouette, elle le revoyait avec les yeux du public et, terrifiée, elle découvrait son aspect insolite et même inquiétant. L'abondante chevelure noire de Joffrey encadrant un visage ravagé, d'une pâleur de spectre, où les cicatrices traçaient des sillons rouges, ses vêtements usés, sa maigreur, tout contribuait à impressionner la foule.

Lorsqu'il releva la tête et que ses yeux noirs et brillants firent lentement, avec une sorte d'assurance railleuse, le tour de l'hémicycle, la pitié qui avait effleuré certains disparut, et un murmure hostile courut dans l'assistance. La vision dépassait encore ce qu'on avait espéré. C'était bien là un vrai sorcier !

Encadré par les gardes, le comte de Peyrac resta debout devant la sellette, sur laquelle il ne pouvait s'agenouiller.

À ce moment, une vingtaine de gardes royaux armés pénétrèrent par deux portes et se répartirent à travers l'immense salle.

Le procès allait s'ouvrir.

Une voix annonça :

– Messieurs, la cour !

Toute l'assistance se leva, et par la porte de la scène entrèrent des huissiers hallebardiers en costume du XVIe siècle, avec collerettes à godrons et toquets de plumes. Ils précédaient une procession de juges en toge et col d'hermine, coiffés du bonnet carré.

Celui qui venait en premier était assez âgé, entièrement vêtu de noir, et Angélique eut de la peine à reconnaître en lui le chancelier Séguier qu'elle avait aperçu, si magnifique, au cours du défilé de l'entrée royale. Le personnage qui le suivait était grand et sec, habillé de rouge. Venaient ensuite six hommes en noir. L'un d'eux portait un mantelet rouge. C'était le sieur Masseneau, président du parlement de Toulouse, plus austèrement vêtu que lors de la rencontre du chemin de Salsigne. Devant Angélique, Me Gallemand commentait à mi-voix :

– Le vieux en noir qui marche en tête est le premier président de la cour, Séguier. L'homme en rouge, c'est Denis Talon, avocat général du Conseil du roi et accusateur principal. Le mantelet rouge appartient à Masseneau, un parlementaire de Toulouse, et qui a été nommé, pour ce procès, président des jurés. Parmi ceux-ci, le plus jeune, c'est le procureur Fallot qui se dit baron de Sancé et qui n'hésite pas à rentrer dans les grâces de la cour en acceptant de juger l'accusé, qu'on dit un de ses proches parents par alliance.

– Un cas cornélien, en somme, observa le blanc-bec aux cheveux poudrés.

– Mon ami, je vois que, comme tous les jeunes gens volages de ta génération, tu te rends à ces spectacles de théâtre auxquels un homme de loi qui se respecte ne saurait assister sans passer pour un esprit léger. Eh bien, pourtant, crois-moi, tu n'y écouteras jamais plus belle comédie que celle à laquelle tu vas assister aujourd'hui... Dans le brouhaha, Angélique n'entendit pas la suite.

Elle eût voulu savoir quels étaient les autres juges. Desgrez n'avait point dit qu'il y en aurait tant. Peu importait du reste, puisqu'elle ne les connaissait pas, sauf Masseneau et Fallot.