Angélique s'assit sur le siège qu'il lui montrait et qui n'était autre qu'un simple coffre de bois, destiné sans doute à ranger des vêtements. Elle regardait autour d'elle en se disant qu'elle n'avait jamais vu un intérieur aussi misérable. Le jour n'y pénétrait que par des petits carreaux de couleur verdâtre, encadrés de plomb. Dans l'âtre, un feu maigre n'arrivait pas à dissiper l'humidité venue du fleuve que l'on entendait couler plus bas entre les pilotis du Petit-Pont. Dans un coin, des livres étaient entassés sur le plancher. Desgrez lui-même n'avait pas de table. Assis sur un escabeau, il écrivait, une planche posée sur les genoux. Son écritoire était à terre, près de lui.

Le seul meuble important était le lit, mais les courtines de serge bleue et les couvertures en étaient constellées de trous. Cependant il y avait des draps blancs, usés mais propres. Malgré elle, les yeux d'Angélique revenaient sans cesse vers ce lit bouleversé, dont le désordre trahissait sans fard la scène qui avait dû s'y dérouler quelques instants auparavant entre l'avocat et la fille, si lestement congédiée. La jeune femme sentit le sang lui monter aux joues.

Une longue continence, vécue dans des alternatives d'espoir et de découragement qui lui exaspéraient les nerfs, la rendait sensible à cette évocation. Elle éprouva le désir intense de se blottir contre une épaule masculine et de tout oublier dans une étreinte exigeante, un peu brutale, comme devait l'être celle de ce garçon dont la plume grinçait dans le silence.

Elle le regarda. Absorbé, il plissait le front et remuait ses noirs sourcils sous l'effort de la pensée.

Elle éprouva un peu de honte et, pour dissimuler son trouble, caressa machinalement la grosse tête que le chien danois avait posée dévotement sur ses genoux.

– Ouf ! s'exclama Desgrez en se levant et en s'étirant. Jamais de ma vie je n'ai tant parlé de Dieu et de l'Eglise. Savez-vous ce que représentent ces feuillets que vous voyez épars sur mon dallage ?

– Non.

– La plaidoirie de Me Desgrez, avocat, qu'il prononcera au procès du seigneur de Peyrac, accusé de sorcellerie, procès qui tiendra ses assises au Palais de justice le 20 janvier 1661.

– La date est fixée ? s'écria Angélique qui se sentit pâlir. Oh ! je veux absolument y assister. Déguisez-moi en homme de robe ou en moine. Il est vrai que je suis enceinte, fit-elle en se regardant avec ennui. Mais cela se voit à peine. Mme Cordeau affirme que j'aurai une fille, car je porte le bébé très haut. À la rigueur, je puis passer pour un clerc qui aime bien la bonne chère...

Desgrez se mit à rire.

– Je ne sais pas si la supercherie ne serait pas un peu trop visible. J'ai trouvé mieux. Il y aura quelques religieuses admises à l'audience. Vous vous déguiserez avec cornette et scapulaire.

– Cette fois je me demande si la bonne réputation des nonnes ne sera pas atteinte par mon embonpoint ?

– Bah ! Avec une ample robe et une bonne mante, il n'y paraîtra pas. Mais, attention, je peux compter sur votre sang-froid ?

– Je vous promets que je serai la plus discrète des auditrices.

– Ce sera dur, fit Desgrez. Je ne peux absolument pas prévoir comment les choses vont tourner. Tout tribunal a ceci de bon, c'est qu'il est sensible à une déposition sensationnelle faite devant lui. Je tiens donc en réserve la démonstration artisanale de la fabrication de l'or, pour réduire à néant les accusations d'alchimie, et surtout le procès-verbal du père Kircher, seul accrédité par l'Église et qui déclare votre mari comme ne présentant aucun signe de possession.

– Merci, mon Dieu ! soupira Angélique.

Touchait-elle au bout de ses épreuves ?

– Nous gagnerons, n'est-ce pas ?

Il eut un geste dubitatif.

– J'ai vu ce Fritz Hauër, que vous avez fait appeler, reprit-il après un instant de silence. Il est arrivé avec toutes ses casseroles et ses cornues. Impressionnant, le bonhomme ! C'est dommage. Enfin ! Je le cache au couvent des chartreux, dans le faubourg Saint-Jacques. Quant au Maure, avec lequel j'ai pu converser en me glissant aux Tuileries sous les traits d'un marchand de vinaigre, son concours nous est assuré. Surtout ne parlez à personne de mon plan. Il y va peut-être de la vie de ces pauvres gens. Et la réussite est suspendue à ces quelques démonstrations.

La recommandation parut superflue à la malheureuse Angélique, qui commençait à avoir la bouche sèche et brûlante à force de craindre et d'espérer.

– Je vais vous raccompagner, dit l'avocat. Paris est malsain pour vous. Ne sortez plus de l'Enclos avant le matin du procès. Une religieuse viendra vous y chercher avec des vêtements et vous accompagnera jusqu'au Palais de justice. Je vous avertis tout de suite que cette respectable nonne est peu aimable. C'est ma sœur aînée. Elle m'a élevé et elle est entrée au couvent lorsqu'elle a vu que ses vigoureuses corrections ne m'avaient pas empêché de m'écarter du droit chemin. Elle prie pour la rémission de mes péchés. Bref, elle ferait n'importe quoi pour moi. Vous pouvez avoir toute confiance en elle.

Dans la rue, Desgrez prit le bras d'Angélique. Elle se laissa faire, heureuse de cet appui.

Comme ils arrivaient à l'extrémité du Petit-Pont, Sorbonne se mit en arrêt et pointa ses oreilles.

À quelques pas, dressé avec une sorte d'insolence, un grand athlète haillonneux paraissait attendre les deux promeneurs. Sous son feutre déteint planté d'une plume, on devinait son visage marqué d'une loupe violette et barré par le bandeau noir qui lui cachait un œil. L'homme souriait.

Sorbonne bondit vers lui. Le gueux sauta de côté avec une souplesse d'acrobate et s'engouffra sous la porte d'une des maisons du Petit-Pont. Le chien fila derrière lui.

On entendit un « plouf » sonore.

– Sacré Calembredaine ! grommela Desgrez. Il a sauté dans la Seine malgré les glaçons, et je parie qu'en ce moment il est en train de se défiler dans les pilotis. Il a de véritables cachettes de rat sous tous les ponts de Paris. C'est un des plus audacieux bandits de la ville.

Sorbonne revenait l'oreille basse.

Angélique essayait de maîtriser sa frayeur, mais elle ne pouvait se défendre d'une angoissante appréhension. Il lui semblait que ce misérable dressé soudain sur son chemin était le symbole d'un destin effrayant.

Chapitre 8

Il faisait à peine jour lorsque Angélique, accompagnée de la religieuse, franchit le pont au Change et se retrouva dans l'île de la Cité.

Le froid était vif. La Seine charriait de gros glaçons qui faisaient craquer sinistrement les pilotis des vieux ponts de bois.

La neige recouvrait les toits, ourlait les corniches des maisons et fleurissait comme un rameau printanier la flèche de la Sainte-Chapelle, plantée au sein de la masse close du Palais de justice.

N'était son pieux déguisement, Angélique eût volontiers demandé un petit verre au marchand d'eau-de-vie. Celui-ci, le nez rouge, courait éveiller les compagnons artisans, les pauvres clercs, les apprentis, tous ceux qui doivent se lever les premiers afin d'ouvrir l'échoppe, l'atelier ou l'étude.

6 heures sonnaient à la grosse horloge de la tour d'angle. Son incomparable cadran érigé sur fond d'azur et fleurs de lis d'or avait été, à l'époque du roi Henri III, une étrange nouveauté. L'horloge, c'était le joyau du Palais. Ses figurines de terre coloriée, sa colombe représentant le Saint-Esprit et abritant sous ses ailes Piété et Justice brillaient dans le matin gris de tous leurs émaux rouges, blancs et bleus. Ayant traversé la grande cour et monté un certain nombre de marches, Angélique et sa compagne furent enfin abordées par un magistrat en qui Angélique reconnut avec étonnement l'avocat Desgrez. Il l'intimida avec son ample robe noire, son rabat immaculé, sa perruque à rouleaux blancs, soigneusement étages sous son bonnet carré. Il tenait à la main un sac à procès tout neuf et qui paraissait bourré de paperasses ; très grave, il dit qu'il venait de voir le prisonnier à la Conciergerie du Palais.

– Sait-il que je serai dans la salle ? interrogea Angélique.

– Non ! Cela risquerait de l'émouvoir. Et vous ?... Vous me promettez de ne pas perdre votre sang-froid ?

– Je vous le promets.

– Il est... il est très abîmé, fit Desgrez d'une voix altérée. On l'a torturé odieusement. Mais ainsi les abus flagrants de ceux qui ont monté le procès risquent d'impressionner les juges. Quoi qu'il arrive, vous serez forte ?

La gorge serrée, elle inclina affirmativement la tête.

À l'entrée de la salle, des gardes du roi exigèrent des billets signés. Angélique fut à peine surprise lorsque la religieuse en tendit un en l'accompagnant d'un murmure :

– Service de S. E. le cardinal Mazarin !

Un huissier prit ensuite les deux religieuses en charge et les conduisit au milieu d'une salle déjà bondée où les robes noires des gens de justice se mêlaient aux bures et aux soutanes des religieux, prêtres et moines.

Un assez mince parterre de seigneurs garnissait le deuxième rang de l'hémicycle. Parmi ces seigneurs, Angélique n'aperçut personne de connaissance. Il fallait croire que les gens de cour n'étaient point admis ou bien qu'ils ignoraient ce procès qui avait lieu à huis clos, ou encore qu'ils ne voulaient point se compromettre. La comtesse de Peyrac et sa voisine furent installées un peu à l'écart, mais d'un endroit d'où l'on pouvait tout voir et tout entendre, et Angélique fut surprise de se trouver à côté d'une brochette d'autres religieuses de différents ordres, qu'un aumônier de très haut rang semblait surveiller discrètement. Angélique se demanda ce que ces nonnes pouvaient avoir à faire dans un procès d'alchimie et de sorcellerie. La salle, qui devait appartenir à l'une des parties les plus anciennes du Palais de justice, était voûtée d'ogives profondes dont les culs-de-lampe sculptés suspendaient au-dessus des têtes leurs masses de feuilles d'acanthe. Il faisait sombre à cause des fenêtres à vitraux, et quelques chandelles ajoutaient encore à cette atmosphère lugubre. Deux ou trois gros poêles allemands, dont les faïences brillaient, répandaient un peu de chaleur.