– Crois-tu qu'on puisse obtenir une telle lettre ? fit Angélique désabusée. L'Église n'aime pas les savants.
– Il me semble que ce n'est pas à une femme de ta conduite de juger les fautes ou les erreurs de l'Église, répondit doucement Raymond.
Angélique ne se méprit pas sur la douceur de ce ton. Elle demeura silencieuse.
– J'ai l'impression qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas entre Raymond et moi aujourd'hui, dit-elle lorsqu'un peu plus tard elle raccompagna l'avocat jusqu'à la poterne. Pourquoi parle-t-il de ma conduite sur ce ton acerbe ? Il me semble que je mène une vie au moins aussi exemplaire que la bourelle chez qui je loge.
Desgrez sourit.
– Je suppose que votre frère a dû déjà recueillir quelques-uns des papiers qui circulent depuis ce matin dans Paris. Claude Le Petit, ce fameux poète du Pont-Neuf qui depuis bientôt six ans trouble la digestion des grands, a eu vent du procès de votre mari et en a profité pour tremper sa plume dans le vitriol.
– Qu'a-t-il pu raconter ? Avez-vous vu ses pamphlets ?
L'avocat fit signe à M. Clopot qui suivait derrière de se rapprocher et de lui donner le sac qu'il tenait. Il en tira une liasse de papiers grossièrement imprimés. Il s'agissait de petites chansons en vers. Le journaliste, avec une verve qui semblait couler de source, mais recherchait manifestement l'injure la plus basse et les termes les plus vulgaires, présentait Joffrey de Peyrac comme « le grand Boiteux, le Chevelu, le Grand Cocu du Languedoc »...
Il avait beau jeu d'ironiser sur l'aspect physique de l'accusé. Il terminait l'un de ces libelles par ce couplet :
Et la belle madame de Peyrac,
Priant que la Bastille ne s'ouvre
Et qu'il demeure en son cul-de-sac,
S'en va faire la p... au Louvre.
Angélique crut qu'elle allait rougir, mais au contraire devint toute pâle.
– Oh ! maudit poète crotté ! s'écria-t-elle en jetant les feuillets dans la boue. C'est bien vrai que la crotte est encore trop propre pour lui !
– Chut ! Madame, il ne faut pas jurer, protesta Desgrez en affectant un air scandalisé tandis que le clerc se signait. Monsieur Clopot, veuillez ramasser ces ordures et les remettre dans le sac.
– Je voudrais bien savoir pourquoi l'on ne jette pas ces maudits gazetiers en prison au lieu d'y mettre les honnêtes gens, continua Angélique, qui tremblait de colère. Et j'ai entendu dire qu'on enfermait les gazetiers à la Bastille, comme s'ils étaient dignes de considération. Pourquoi pas au Châtelet, comme des vrais bandits qu'ils sont ?
– Il n'est pas facile de mettre la main sur un gazetier. C'est la race la plus fuyante qui soit. Ils sont partout et nulle part. Claude Le Petit a failli être pendu dix fois, et pourtant il reparaît toujours et lance ses flèches au moment où l'on s'y attend le moins. C'est l'œil de Paris. Il voit tout, il sait tout et personne ne le rencontre jamais. Je ne l'ai jamais vu moi-même, mais je suppose que ses oreilles doivent être plus larges que des plats à barbe, car tous les potins de la capitale y trouvent asile. On devrait le payer comme espion au lieu de le poursuivre.
– On devrait le pendre une bonne fois, c'est tout !
– Il est vrai que notre chère et peu efficace police classe les journalistes-gazetiers parmi les malintentionnés. Mais elle n'attrapera jamais le Petit Poète du Pont-Neuf, si nous ne nous en mêlons pas, mon chien et moi.
– Faites cela, je vous en prie ! s'écria Angélique en saisissant à deux mains Desgrez par son rabat de grosse toile. Que Sorbonne me le ramène dans sa gueule, mort ou vif.
– J'irai plutôt l'offrir à M. Mazarin, car, croyez-moi, avant vous c'est bien là son pire ennemi.
– Comment a-t-on pu tolérer si longtemps qu'un menteur puisse s'étaler ainsi impunément ?
– Hélas ! la force redoutable de Claude Le Petit, c'est qu'il ne ment jamais et se trompe rarement.
Angélique ouvrit la bouche pour protester, puis se souvenant du marquis de Vardes, elle se tut, dévorant sa rage et sa honte.
Chapitre 6
Quelques jours avant Noël, la neige se mit à tomber. La ville prit sa parure de fête. Dans les églises, on édifiait les crèches de gros carton ou de rocaille où les personnages de la Nativité retrouvaient leurs places, l'Enfant Jésus entre le bœuf et l'âne.
Les bannières des confréries continuaient à mener par les ruelles encombrées de neige et de boue leurs longues processions chantantes.
Ainsi que le voulait la coutume annuelle, les Augustins de l'Hôtel-Dieu se mirent à fabriquer des milliers de beignets, arrosés de jus de citron, que les enfants partirent vendre à pleines bassines à travers Paris. Pour ces beignets seuls, on avait droit de rompre le jeûne, et l'argent récolté aiderait au Noël des pauvres malades. Simultanément, les événements se précipitèrent pour Angélique. Entraînée dans les méandres lugubres de l'affreux procès, c'est à peine si elle réalisa que l'on vivait les heures bénies de Noël et les premiers jours de la nouvelle année. Tout d'abord, Desgrez vint la voir un matin au Temple, et lui communiqua les renseignements qu'il avait pu obtenir sur la nomination des juges-jurés du procès.
– La nomination des juges a été précédée d'une longue enquête. Il ne faut pas se faire d'illusions, car il semble qu'on les ait choisis non point à cause de leur esprit de justice, mais d'après leur degré d'attachement à la cause royale. De plus, on a soigneusement écarté des magistrats dont certains sont dévoués au roi, certes, mais que l'on sait assez courageux pour éventuellement s'opposer à la pression royale. Tel par exemple Me Gallemand, qui est un des avocats les plus célèbres de notre temps et dont la situation est pourtant bien assise, car, pendant la Fronde, il a franchement pris parti pour la cause royale, jusqu'à risquer l'emprisonnement, mais c'est un lutteur qui ne craint personne, et ses boutades inattendues font trembler le Palais. J'ai longtemps espéré qu'il serait choisi, mais décidément on ne veut que des gens sûrs.
– C'était à prévoir, d'après ce que j'ai cru comprendre dernièrement, fit Angélique avec courage. Savez-vous quelques noms parmi ceux qu'on a déjà désignés ?
– Le président Séguier, premier président, fera en personne l'interrogatoire pour la forme et pour revêtir le procès d'un grand éclat d'exemple et de publicité.
– Le président Séguier ! C'est plus que je n'osais espérer !
– Ne nous emballons pas, dit l'avocat. Le président Séguier paie ses hautes fonctions du prix de son indépendance morale. J'ai entendu dire aussi qu'il avait visité le prisonnier, et que l'entrevue avait été orageuse. Le comte a refusé de prêter serment, car la chambre de Justice est, à ses yeux, a-t-il dit, incompétente pour juger un membre du parlement de Toulouse, et seule la grande chambre du Parlement de Paris pourrait juger un ancien maître des requêtes d'un parlement provincial.
– Ne disiez-vous pas que la solution parlementaire n'était pas non plus souhaitable, à cause de l'asservissement des parlementaires à M. Fouquet ?
– Certes, madame, et j'ai essayé d'en avertir votre mari. Mais, soit que ce mot ne lui soit point parvenu, soit que sa fierté s'oppose à recevoir des conseils, je ne puis que vous rapporter la réponse qu'il a faite au grand maître de la justice du roi.
– Et qu'en est-il résulté ? demanda anxieusement la jeune femme.
– Je suppose que le roi a décidé de passer outre à la coutume, et qu'on jugera votre mari quand même, au besoin « en muet ».
– C'est-à-dire ?
L'avocat expliqua que cela consisterait à le juger comme un absent, « par contumace », et que, dans ce cas, son affaire s'en trouverait aggravée, puisqu'en France un prévenu était toujours un présumé coupable, alors qu'en Angleterre, par exemple, c'était au procureur-accusateur d'apporter les preuves de la culpabilité d'une personne arrêtée, laquelle, faute d'accusation notifiée par écrit, était relâchée dans les vingt-quatre heures.
– Et connaît-on le futur procureur-accusateur du procès ?
– Ils sont deux. Il y a d'abord Denis Talon, qui est l'avocat général du roi lui-même, et il y a, comme je l'avais prévu, votre beau-frère Fallot de Sancé désigné comme juge. Ce dernier a fait mine de se désister, alléguant un lien de parenté avec vous, mais il a dû être convaincu par Talon ou d'autres, car, dans les coulisses du Palais, on dit maintenant qu'on le trouve très fin d'avoir choisi entre le devoir de famille et sa fidélité au roi, à qui il doit tout.
Angélique avala sa salive et son visage se contracta. Mais elle se domina et voulut savoir la suite.
– Il y a aussi Masseneau, un parlementaire de Toulouse.
– Sans doute celui-là aussi serait-il soucieux d'obéir à n'importe quel ordre du roi, et surtout de se venger d'un noble insolent...
– Je l'ignore, madame, encore que cela soit possible, du fait même que Masseneau ait été désigné par le roi nommément. Pourtant, on me rapporte qu'il aurait eu récemment une conversation avec la Grande Mademoiselle au sujet de votre mari, conversation dont il résulterait qu'il ne serait pas totalement hostile à M. de Peyrac, et qu'il regretterait fort sa nomination.
Angélique chercha dans sa mémoire.
– La duchesse de Montpensier m'avait dit en effet quelque chose de ce genre. À la réflexion, une telle attitude favorable me paraît peu probable, car j'ai entendu Masseneau, hélas, injurier mon mari, et mon mari lui répondre sur le même ton.
– Circonstance qui, sans aucun doute, motiva sa désignation nominale par le roi. Car, avec l'avocat général et Masseneau, ce sont les seuls nommés. Les autres sont choisis par Séguier, ou par Talon lui-même.
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