*****

Par la suite, Angélique fréquenta moins souvent la cuisine de Mme Cordeau. Elle se rapprochait de Françoise Scarron et, disposant d'un peu d'argent depuis la vente de Kouassi-Ba, elle achetait du bois pour faire un bon feu et invitait la jeune veuve dans sa chambre.

Mme Scarron espérait toujours que le roi un jour lirait ses placets. Chargée d'espoir, elle partait, certains matins froids, pour le Louvre, et en revenait ayant perdu son espoir, mais ayant fait bagage d'anecdotes de cour qui la distrayaient pour la journée.

Elle quitta le Temple une dizaine de jours, ayant trouvé une place de gouvernante chez une grande dame, puis revint, sans donner d'explications, reprendre sa vie cachée et grelottante à l'ombre de l'Enclos.

Elle recevait parfois quelques visites parmi les gens haut placés qui l'avaient fréquentée lorsque l'écrivain satirique Scarron régnait sur un petit cénacle de beaux esprits.

Un jour, à travers la cloison, Angélique reconnut la voix claironnante d'Athénaïs de Tonnay-Charente. Elle sut que la belle Poitevine poursuivait une carrière assez agitée dans le monde parisien, mais n'avait pas encore décroché un mari bellement titré et pensionné.

Une autre fois, ce fut une femme blonde et animée, fort belle encore malgré les approches de la quarantaine. Comme elle repartait, Angélique l'entendit qui disait :

– Que voulez-vous, ma chérie, il faut prendre le plaisir au jour la journée. Vous me faites peine à vivre dans votre chambre sans feu, dans vos petites robes usées. Une telle misère n'est pas permise quand on a de si beaux yeux.

Françoise murmura quelque chose qu'Angélique ne distingua pas.

– Je vous l'accorde, reprit la voix harmonieuse et gaie, mais il dépend de nous seules qu'une servitude, pas plus humiliante que de quêter des pensions, ne devienne esclavage. Ainsi le « payant », qui actuellement me permet de rouler carrosse, se résigne très facilement à deux petites visites par mois. « Pour cinq cents livres, lui ai-je dit, il m'est impossible de donner plus. » Il s'incline, car il sait bien que sans cela il n'aurait rien. Oh ! c'est un brave homme : sa seule qualité, c'est de s'y connaître admirablement en viandes, car son grand-père était boucher. Il me conseille lorsque je reçois. Je l'ai averti aussi qu'il aurait mauvais gré de se montrer jaloux, car je tiens à mes petits caprices. Vous voilà choquée, ma belle ? Je le vois à la façon de serrer vos jolies lèvres. Écoutez, il n'y a rien pourtant de si varié dans la nature que les joies de l'amour, quoiqu'elles soient toujours les mêmes.

*****

Lorsqu'elle revit son amie, Angélique ne put se retenir de lui demander qui était cette personne.

– Ne croyez pas que ce soit mon goût de recevoir des femmes de ce genre, répondit Françoise avec gêne. Mais vraiment il faut reconnaître que Ninon de Lenclos est la plus charmante et la plus spirituelle des amies. Elle m'a beaucoup aidée et fait de son mieux pour me trouver des protections. Cependant, je me demande si sa recommandation ne me nuit pas plus qu'elle ne me profite.

– J'aurais aimé l'approcher et lui parler, dit Angélique. Ninon de Lenclos..., répétat-elle rêveusement, car le nom de la célèbre courtisane ne lui était pas inconnu. Lorsque j'ai su que j'irais à Paris, j'ai songé : « Pourvu que je puisse me faire admettre dans le salon de Ninon de Lenclos ! »

– Qu'un ange m'emporte si je mens ! s'écria la jeune veuve dont le regard brilla d'enthousiasme. Il n'est pas d'endroit dans Paris où l'on puisse se trouver plus à l'aise. Le ton y est divin, la décence remarquable, et l'on ne s'y ennuie guère. Ce salon de Ninon de Lenclos, c'est vraiment l'un des pièges du diable, car personne ne pourrait croire qu'il est dirigé par une personne aux mœurs aussi condamnables. Vous savez ce qu'on dit d'elle : « Ninon de Lenclos a couché avec le règne de Louis XIII et s'apprête à en faire autant avec celui de Louis XIV. » Ce qui d'ailleurs ne m'étonnerait pas, car sa jeunesse semble éternelle.

*****

Ce jour-là, en pénétrant pour la seconde fois dans le petit parloir des jésuites, Angélique s'attendait à y trouver son frère qui l'avait fait prévenir, et l'avocat Desgrez qu'elle n'avait pas revu depuis longtemps.

Mais seul se trouvait là un petit homme d'un certain âge, vêtu de noir et portant une de ces « perruques de clerc » faites de crin et auxquelles était cousue une calotte de cuir noir.

Il se leva et salua gauchement, d'une manière surannée, puis se présenta comme greffier du tribunal, retenu présentement par Me Desgrez pour l'affaire du sieur Peyrac.

– Je ne m'en occupe que depuis trois jours, mais j'ai déjà vu longuement Me Desgrez et Me Fallot, qui m'ont instruit de cette affaire et m'ont chargé des écritures ordinaires et de l'introduction de votre procès.

Angélique poussa un soupir de soulagement.

– Enfin, ça y est ! s'exclama-t-elle.

Le petit bonhomme regarda d'un air scandalisé cette cliente qui n'entendait visiblement rien à la chicane.

– Si Me Desgrez m'a fait l'insigne honneur de me demander de l'assister, c'est qu'il s'est rendu compte, ce jeune homme, que, malgré tous les hauts parchemins que sa grande intelligence lui a fait décerner, il lui fallait un homme connaissant vraiment le métier de la procédure. Cet homme de métier, madame, c'est moi.

Angélique le vit fermer les yeux, avaler sa salive et se mettre ensuite à surveiller les poussières qui dansaient dans un rai de lumière. Elle fut un peu décontenancée.

– Mais vous m'aviez laissé entendre que le procès était introduit ?

– Tout doux, ma belle madame. J'ai dit seulement que je travaillais à l'introduction dudit procès et que...

Il fut interrompu par l'entrée de l'avocat et du jésuite.

– Qu'est-ce donc cet oiseau que vous nous avez amené ? glissa Angélique à Desgrez.

– Ne craignez rien, il n'est pas dangereux. C'est un petit insecte qui vit de paperasses, mais un petit dieu dans son genre.

– Il parle de faire pourrir mon mari en prison pendant vingt ans !

– Monsieur Clopot, votre langue est trop longue et vous avez excédé madame, dit l'avocat.

Le petit homme se fit encore plus petit, et alla se blottir dans un coin où il prit quelque ressemblance avec une blatte.

Angélique faillit éclater de rire.

– Vous le traitez bien durement, votre petit dieu de la paperasse.

– C'est toute la supériorité que j'ai sur lui. En fait, il est cent fois plus riche que moi. Maintenant asseyons-nous et examinons la situation.

– Le procès est décidé ?

– Oui.

La jeune femme regarda les visages de son frère et de son avocat, qui marquaient quelque réticence.

– La présence de M. Clopot a dû déjà t'en avertir, dit enfin Raymond, mais il nous a été impossible d'obtenir la comparution de ton mari devant un tribunal ecclésiastique.

– Pourtant... puisqu'il s'agit d'une accusation de sorcellerie ?

– Nous avons fait valoir tous les arguments et fait jouer toutes les influences, tu peux m'en croire. Mais le roi a, je crois, le désir de se montrer plus catholique que le pape. En réalité, plus M. Mazarin s'incline vers la tombe, et plus le jeune monarque prétend prendre en main toutes les affaires du royaume, y compris les affaires religieuses. N'est-ce pas assez déjà que la nomination des évêques dépende de son choix, et non d'une autorité religieuse ? Enfin nous n'avons pu rien obtenir d'autre que le déclenchement d'un procès civil.

– Cette décision est préférable à l'oubli, n'est-ce pas ? dit Angélique, quêtant un encouragement dans les yeux de Desgrez.

Mais celui-ci restait de marbre.

– Il est toujours préférable d'être fixé sur son sort, plutôt que de douter pendant de longues années, dit-il.

– Ne nous appesantissons pas sur cet échec, reprit Raymond. Maintenant, il s'agit de savoir comment influer sur la direction de ce procès. Le roi va nommer lui-même les juges-jurés. Notre rôle sera de lui faire comprendre qu'il se doit d'agir avec souci d'impartialité et de justice. Rôle délicat que d'éclairer la conscience d'un roi !...

Cette parole rappela à Angélique une expression lointaine prononcée par le marquis du Plessis-Bellière à propos de M. Vincent de Paul. Il disait de lui : « C'est la conscience du royaume. »

– Oh ! s'exclama-t-elle, pourquoi n'y avoir pas songé plus tôt ? Si M. Vincent pouvait parler de Joffrey à la reine ou au roi, je suis sûre qu'il les ébranlerait.

– Hélas ! Monsieur Vincent est mort le mois dernier dans sa maison de Saint-Lazare.

– Mon Dieu ! soupira Angélique dont les yeux se remplirent de larmes dues à la déception. Oh ! pourquoi n'avoir pas songé à lui quand il était encore en vie ! Il aurait su leur parler. Il aurait obtenu la juridiction religieuse...

– Crois-tu donc que nous n'avons pas essayé tous les moyens possibles pour emporter cette décision ? demanda un peu aigrement le jésuite.

Les yeux d'Angélique brillaient.

– Si, murmura-t-elle. Mais Monsieur Vincent était un saint. Il y eut un silence, puis le père de Sancé soupira.

– Tu as raison. Il n'y a en effet qu'un saint qui pourrait faire plier l'orgueil du roi. Même ses courtisans les plus intimes connaissent mal encore l'âme réelle de ce jeune homme qui, sous une apparente réserve, est dévoré d'un terrible désir de puissance. Je ne doute pas qu'il soit un grand roi, mais...

Il s'interrompit, jugeant peut-être qu'il y avait danger à émettre de pareils commentaires.

– Nous avons su, reprit-il, que certains savants qui résident à Rome et dont deux font partie de notre congrégation, s'inquiétaient de l'arrestation du comte Joffrey de Peyrac et protestaient – sous le manteau évidemment, puisque la chose était jusqu'à ce jour secrète. Il serait possible de réunir leurs témoignages et de demander au pape une intervention par lettre au roi. Cette voix auguste, le mettant en face de ses responsabilités et l'adjurant de bien examiner le cas d'un accusé que les plus grands esprits s'accordent à juger innocent du délit de sorcellerie, pourrait l'ébranler.