– Tu es sûr de n'avoir pas rêvé ? demanda Angélique surprise. Des Maures à Paris !

J'ai pu constater qu'il y en avait peu qui fussent des adultes. À force de l'interroger, elle finit par comprendre qu'il avait été recueilli par des Noirs que l'on présentait comme phénomènes à la foire Saint-Germain, ou qui étaient gardiens d'ours savants. Mais Kouassi-Ba n'avait eu aucune envie de demeurer parmi eux. Il avait peur des ours.

Ayant terminé son récit, il sortit de sous ses loques un panier et, s'agenouillant devant Florimond, lui présenta deux petits pains mollets appelés « pain mouton », dont la croûte était dorée aux jaunes d'œufs et saupoudrée de grains de blé. Ils répandaient une odeur délicieuse.

– Comment as-tu pu acheter cela ?

– Oh ! je n'ai pas acheté. Je suis entré chez le boulanger et j'ai fait comme ça (il ébaucha une terrifiante grimace), la dame et la demoiselle se sont cachées sous le comptoir et j'ai pris les gâteaux pour les apporter à mon petit maître.

– Mon Dieu ! soupira Angélique, atterrée.

– Si j'avais mon grand sabre courbe...

– Je l'ai vendu au fripier, s'empressa de répondre la jeune femme.

Elle se demandait si les archers du guet n'étaient pas aux trousses de Kouassi-Ba. Il lui parut même entendre une rumeur au-dehors. Allant à la fenêtre, elle aperçut un groupe massé devant la maison. Un personnage à l'air respectable, vêtu de sombre, discutait avec la mère Cordeau. Angélique entrebâilla la fenêtre pour essayer de comprendre de quoi il s'agissait.

La mère Cordeau lui cria :

– Il paraît qu'il y a un homme tout noir chez vous ?

Angélique descendit précipitamment.

– C'est exact, madame Cordeau. Il s'agit d'un Maure, d'un... d'un ancien serviteur. C'est un très brave garçon.

Le personnage respectable se présenta alors comme étant le bailli du Temple, chargé d'appliquer la justice haute, moyenne et basse, au nom du grand prieur, dans l'intérieur de l'Enclos. Il dit qu'il était impossible qu'un Maure y demeurât, d'autant plus que celui qu'on lui avait signalé était vêtu comme un gueux. Après avoir discuté un long moment, Angélique se porta garante que Kouassi-Ba repasserait l'enceinte avant la nuit.

Elle remonta navrée.

– Que vais-je faire de toi, mon pauvre Kouassi-Ba ? Ta présence provoque une véritable émeute. Et moi, je n'ai plus assez d'argent pour te nourrir et t'entretenir. Tu es habitué au luxe, hélas ! et à ne manquer de rien !...

– Vends-moi, madame.

Comme elle le regardait avec surprise, il ajouta :

– Le comte m'a acheté très cher, et pourtant j'étais encore petit à l'époque. Maintenant je vaux au moins mille livres. Cela te fera beaucoup de monnaie pour faire sortir mon maître de prison.

Angélique se dit que le Noir avait raison. Au fond Kouassi-Ba était tout ce qu'elle possédait encore de sa fortune ancienne. La chose lui répugnait, mais n'était-ce pas la meilleure façon de trouver un abri à ce pauvre sauvage égaré parmi les turpitudes du monde civilisé ?

– Reviens demain, lui dit-elle. J'aurai trouvé une solution. Et prends garde de ne pas te faire attraper par les archers du guet.

– Oh ! moi je connais la manière pour me cacher. J'ai beaucoup d'amis dans cette ville. Je fais comme cela et alors les amis disent : « Tu es des nôtres », et ils m'emmènent dans leurs maisons.

Il lui montra comment il fallait croiser les doigts d'une certaine façon pour se faire reconnaître des amis en question.

Elle lui donna une couverture et regarda s'éloigner sous la pluie cette longue carcasse errante. Aussitôt après son départ, elle décida d'aller demander conseil à son frère. Mais le révérend père de Sancé était absent.

*****

Angélique revenait préoccupée, lorsqu'un jeune garçon qui portait une boîte à violon sous le bras la dépassa en sautant de flaque en flaque.

– Giovani !

Décidément, c'était le jour des rencontres ! Elle entraîna le petit musicien à l'abri du cloître de la vieille église et lui demanda ce qu'il devenait.

– Je ne suis pas encore dans l'orchestre de M. Lulli, dit-il, mais Mlle de Montpensier, en partant pour Saint-Fargeau, m'a cédé à Mme de Soissons, qui a été nommée intendante de la maison de la reine. De sorte que j'ai d'excellentes relations, conclut-il d'un air important, grâce auxquelles je peux augmenter mes émoluments en donnant des leçons de musique et de danse à des jeunes filles de bonne famille. Je revenais précisément de chez Mlle de Sévigné, qui loge à l'hôtel de Boufflers. Il ajouta timidement, après avoir jeté un coup d'œil embarrassé sur la mise modeste de son ancienne patronne :

– Et vous, madame, puis-je vous demander comment vont vos affaires ? Quand reverrons-nous M. le comte ?

– Bientôt. C'est une question de jours, répondit Angélique qui pensait à autre chose. Giovani, poursuivit-elle en saisissant le garçon par les épaules, j'ai pris la décision de vendre Kouassi-Ba. Je me souviens que la comtesse de Soissons souhaitait l'acquérir, mais je ne peux sortir du Temple, encore moins me rendre aux Tuileries. Veux-tu t'entremettre pour cette affaire ?

– Je suis toujours à votre service, madame, répondit gentiment le petit musicien.

Il dut faire diligence, car, moins de deux heures plus tard, alors qu'Angélique préparait le repas de Florimond, on frappa à sa porte. Elle alla ouvrir et se trouva devant une grande femme rousse à l'air arrogant, et un laquais qui portait la livrée rouge cerise de la maison du duc de Soissons.

– Nous venons de la part de Giovani, dit la femme, dont la pèlerine laissait entrevoir un très coquet uniforme de chambrière.

Elle avait la mine à la fois rusée et insolente de la servante préférée d'une grande dame.

– On est prêt à discuter, continua-t-elle après avoir toisé Angélique et jugé la chambre d'un coup d'œil. Mais s'agirait de savoir combien il y aura pour nous ?

– Baisse un peu le caquet, ma fille, trancha Angélique d'un ton qui rétablit aussitôt les distances.

Elle s'assit et laissa ses visiteurs debout devant elle.

– Comment t'appelles-tu ? demanda-t-elle au laquais.

– La Jacinthe, madame la comtesse.

– Bon ! Toi, au moins, tu as les yeux vifs et la mémoire alerte. Pourquoi faut-il payer deux personnes ?

– Dame ! pour les affaires de ce genre on travaille toujours ensemble.

– C'est une association. Heureusement que toute la maison de M. le duc n'y participe pas ! Voici ce que vous devez faire : vous direz à Mme la duchesse que je désire lui vendre mon Maure Kouassi-Ba. Mais je ne peux me rendre aux Tuileries. Il faudrait donc que votre maîtresse me donne rendez-vous au Temple dans la maison de son choix. Mais j'insiste pour que tout ceci se fasse très discrètement, et que mon nom même ne soit pas prononcé.

– Ça ne m'a pas l'air bien malin à organiser, dit la servante après avoir regardé son compère.

– Pour vous, il y aura deux livres pour dix livres. C'est vous dire que, plus le prix sera élevé, mieux vous serez payés. Il faut aussi que Mme de Soissons ait tellement envie d'acquérir ce Maure qu'elle n'hésite devant aucun chiffre.

– J'en fais mon affaire, promit la servante. Et d'ailleurs, Mme la duchesse regrettait encore l'autre matin, pendant que je la coiffais, de n'avoir pas cet affreux démon dans sa suite ! Grand bien lui fasse ! conclut-elle en levant les yeux au ciel.

*****

Angélique et Kouassi-Ba attendaient dans un petit cabinet attenant à l'office de l'hôtel de Boufflers.

Des voix rieuses et des exclamations mondaines venaient des salons où Mme de Sévigné recevait ce jour-là dans sa ruelle. Des petits laquais passaient, les bras chargés de plateaux de pâtisserie.

Bien qu'elle ne voulût pas se l'avouer, Angélique souffrait de se voir ainsi reléguée, tandis que les femmes de son monde, à quelques pas d'elle, poursuivaient leur vie légère. Elle avait tant rêvé de connaître Paris et ces « ruelles » d'alcôve où les beaux esprits du temps se donnaient rendez-vous !...

Près d'elle, Kouassi-Ba roulait de gros yeux pleins d'appréhension. Elle avait loué pour lui, chez un fripier du Temple, une vieille livrée aux dorures déteintes, dans laquelle il faisait une mine peu glorieuse.

Enfin la porte s'ouvrit devant la servante de Mme de Soissons, et celle-ci, claquant son éventail, fit une apparition froufroutante et animée.

– Ah ! voici la femme dont tu m'as parlé, Bertille...

Elle s'interrompit pour examiner Angélique avec attention.

– Dieu me pardonne, s'exclama-t-elle, est-ce vous, ma chère ?

– C'est moi, dit Angélique en riant, mais, je vous en prie, ne vous étonnez pas. Vous savez que mon mari est à la Bastille ; il m'est difficile d'être en meilleure posture que lui.

– Ah ! oui, approuva Olympe de Soissons, en prenant son parti de la situation. N'avons-nous pas tous connu nos moments de disgrâce ? Au moment où mon oncle le cardinal Mazarin a dû s'enfuir de France, nous avons porté des jupes percées mes sœurs et moi, et le peuple dans la rue jetait des pierres sur notre carrosse et nous appelait les « Putains-Mancini ». Or, maintenant que ce pauvre cardinal est en train de mourir, les gens de la rue sont certainement plus impressionnés que moi. Voyez comme la roue tourne !... Mais est-ce là votre Maure, ma chère ? À première vue, il m'avait semblé plus beau ! Plus gras et plus noir aussi.

– C'est parce qu'il a froid et faim, s'empressa de dire Angélique. Mais vous verrez, dès qu'il aura mangé, il redeviendra noir comme du charbon. La belle femme faisait une moue déçue. Kouassi-Ba se dressa d'un bon félin.

– Moi, je suis encore fort ! Regarde !

Il arracha la vieille livrée et son buste apparut, criblé de curieux tatouages en relief. Il gonfla les épaules et, bandant ses muscles, éleva ses bras en encorbellement comme les lutteurs de foire. Des reflets jouaient sur sa peau bronzée. Très droit et immobile, il parut tout à coup grandir. Sa présence sauvage, bien qu'il demeurât impassible, envahissait la petite pièce et y introduisait d'étranges mystères. Un pâle soleil traversa les vitraux et posa une lueur dorée sur ce fils exilé de l'Afrique.