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La porte était close. Alors que la grande ville alentour s'éveillait à l'horreur de la nuit, avec ses tavernes grondantes, ses bandits aux aguets, ses assassins postés et ses crocheteurs de serrures, la petite population du Temple, à l'abri de ses hauts murs crénelés, s'endormait en paix. Les fabricants de faux bijoux, les débiteurs insolvables et les imprimeurs clandestins fermaient leurs paupières, sûrs du lendemain paisible. Du côté de l'hôtel du grand prieur, isolé parmi ses jardins, on entendait un clavecin et, du côté de la chapelle et du cloître, on entendait prier en latin, tandis que quelques chevaliers de Malte, en robe noire et croix blanche, regagnaient leurs cellules.

La pluie tombait. Angélique s'endormit paisiblement.

*****

Elle s'était inscrite au bailliage sous le nom peu compromettant de Mme Martin. Personne ne lui posa de questions. Les jours suivants, elle garda l'impression nouvelle, mais agréable, d'être une jeune mère de milieu simple, qui se mêle à ses voisins et n'a d'autre souci que de s'occuper de son enfant. Chez Mme Cordeau, elle mangeait en compagnie de celle-ci, de son Bis, un garçon de quinze ans qui était apprenti en ville, et d'un vieux commerçant ruiné qui se cachait au Temple de ses créanciers.

– Le malheur de ma vie, disait-il volontiers, c'est que mon père et ma mère m'ont mal élevé. Oui, madame, ils m'ont appris l'honnêteté. C'est la plus grande tare qu'on puisse avoir quand on se destine au commerce.

L'enfant Florimond attirait beaucoup de compliments, et Angélique en était très fière. Elle profitait du moindre rayon de soleil pour le promener à travers les auvents du marché, où toutes les marchandes le comparaient à l'Enfant Jésus de la crèche.

Un des orfèvres, qui avait son échoppe contre la maison où habitait Angélique, lui offrit une croix en pierres rouges imitant le rubis.

Angélique s'émut en attachant au cou du petit le pauvre bijou. Où était le diamant de six carats que Maître Florimond avait failli avaler le jour du mariage du roi, à Saint-Jean-de-Luz ?

Les fabricants de fausse bijouterie faisaient partie des artisans de toute espèce qui se fixaient dans l'Enclos pour se soustraire aux tyranniques exigences des corporations et, le faux étant interdit par celle des Orfèvres de Paris, il n'y avait qu'au Temple que l'on pouvait acheter toute cette bimbeloterie qui faisait la joie des filles du peuple. On les voyait venir de tous les coins de la capitale, fraîches et jolies dans leurs pauvres vêtements d'étoffes ternes, gris le plus souvent, et qui les faisaient surnommer « grisettes ».

Dans ses promenades, elle évitait de se rendre du côté des beaux hôtels où des personnes riches et d'un rang distingué, certains par goût, d'autres par économie, étaient venues s'établir dans l'enclos du Temple. Elle craignait un peu d'être reconnue par les visiteurs et visiteuses dont les carrosses franchissaient la poterne à grand fracas, et surtout elle préférait s'épargner des regrets. Une rupture totale avec sa vie passée était préférable à tous points de vue, et d'ailleurs n'était-elle pas la femme d'un pauvre prisonnier abandonné de tous ?...

Chapitre 4

Cependant, certain jour qu'elle descendait l'escalier, Florimond dans les bras, elle eut, en croisant sa voisine de chambre, l'impression que ce visage ne lui était pas inconnu. Mme Cordeau lui avait dit qu'elle hébergeait aussi une jeune veuve très pauvre, mais assez distante, et qui préférait ajouter quelques deniers à sa modeste pension pour qu'on lui montât ses repas dans sa chambre. Angélique entrevit un ravissant visage de brune, aux yeux langoureux, vite baissés, et sur lequel elle ne put mettre un nom bien qu'elle eût la certitude de l'avoir déjà rencontré. Au retour de la promenade, la jeune veuve semblait l'attendre.

– N'êtes-vous pas Mme de Peyrac ? demanda-t-elle.

Contrariée, un peu inquiète, Angélique lui fit signe d'entrer dans sa chambre.

– Vous partagiez le carrosse, de mon amie Athénaïs de Tonnay-Charente, le jour de l'entrée du roi dans Paris. Je suis Mme Scarron.

Angélique reconnaissait enfin cette personne à la fois si belle et si effacée qui les avait accompagnées dans sa robe de pauvresse et leur avait fait un peu honte. Mme « Scarron cul-de-jatte », comme disait méchamment le frère d'Athénaïs. Elle n'avait guère changé depuis, sauf que sa robe était un peu plus usée et, reprisée. Mais elle portait des cols blancs d'une blancheur immaculée et gardait un air de décence assez attendrissant.

Heureuse, malgré tout, de pouvoir converser avec une Poitevine, Angélique la fit asseoir devant l'âtre, et elles partagèrent ensemble, avec Florimond, un cornet d'oubliés et des gaufres.

Françoise d'Aubigné lui dit qu'elle était venue loger au Temple parce qu'on pouvait y demeurer trois mois sans payer son logement. Or elle était absolument à bout de ressources et sur le point d'être jetée à la rue par ses créanciers. Elle espérait, au cours de ces trois mois, pouvoir obtenir du roi ou de la reine mère qu'on renouvelât pour elle la pension de 2 000 livres que Sa Majesté accordait à son mari de son vivant.

– Je me rends presque chaque semaine au Louvre et me place sur le chemin de la chapelle. Vous savez que Sa Majesté, en quittant ses appartements pour aller entendre la messe, traverse une galerie où elle accepte d'être abordée par les solliciteurs. Il y a là quantité de moines, d'orphelines de guerre et de vieux militaires sans pension. Nous attendons parfois fort longtemps. Enfin le roi paraît. J'avoue que, chaque fois que je dépose mon placet dans cette main royale, mon cœur bat au point que je crains que le roi ne l'entende.

– Pour l'instant, il n'a même pas entendu votre supplique !

– C'est vrai, mais je ne désespère pas qu'il y jette un jour un coup d'œil.

*****

La jeune veuve était au courant de tous les potins de la cour. Elle parlait avec beaucoup d'enjouement et d'esprit, et, lorsqu'elle quittait son air transi, elle avait un charme extraordinaire. Elle ne semblait pas trouver étrange de revoir la brillante Mme de Peyrac en si triste équipage, et bavardait comme si elle se trouvait dans un salon.

Pour prévenir toute indiscrétion, Angélique la mit brièvement au courant de sa situation.

Elle attendait sous un nom d'emprunt que son mari fût jugé et réhabilité, pour reparaître aux yeux du monde. Elle évita de dire de quoi le comte de Peyrac était accusé, car malgré la légèreté des anecdotes qu'elle contait, Françoise Scarron paraissait fort pieuse. C'était une protestante convertie et qui cherchait dans la dévotion un réconfort à ses épreuves.

Angélique conclut :

– Vous voyez que ma situation est encore plus précaire que la vôtre, madame. Et je ne vous cache pas que non seulement je ne puis vous être d'aucune utilité dans les démarches que vous entreprenez près des gens bien en cour, mais que beaucoup de personnes qui m'étaient, il y a quelques mois, inférieures, ont le droit de me regarder de haut désormais.

– Il faut en effet partager les gens en deux catégories, répondit la veuve du spirituel cul-de-jatte : ceux qui vous sont utiles et ceux qui vous sont inutiles. Les premiers, on les fréquente pour obtenir des protections, les seconds pour le plaisir. Elles rirent toutes deux assez gaiement.

– Pourquoi vous voit-on si peu ? demanda Angélique. Vous pourriez partager nos repas.

– Oh ! c'est plus fort que moi, fit la veuve avec un frisson. Mais j'avoue que la vue de cette mère Cordeau et de son fils me fait mourir de peur !...

*****

Angélique ouvrait la bouche pour s'étonner de cette déclaration lorsqu'un bruit étrange, une sorte de grognement animal venu de l'escalier les interrompit. Mme Scarron alla ouvrir la porte et recula en refermant précipitamment.

– Mon Dieu, il y a un démon dans l'escalier !

– Que voulez-vous dire ?

– En tout cas, c'est un homme tout noir.

Angélique poussa un cri et se précipita sur le palier.

– Kouassi-Ba ! appela-t-elle.

– Oui, c'est moi, médême, répondit Kouassi-Ba.

Il émergea, tel un sombre spectre, du petit escalier obscur. Il était vêtu de loques informes retenues par des ficelles. Sa peau était grise et flasque. Mais en apercevant Florimond, il poussa un rire sauvage et, se précipitant sur l'enfant ravi, il esquissa une danse endiablée.

Françoise Scarron, avec un geste d'horreur, s'élança hors de la chambre et se réfugia dans la sienne.

Angélique avait pris sa tête à deux mains pour réfléchir. Quand donc... mais quand donc Kouassi-Ba avait-il disparu ? Elle ne se rappelait plus. Tout s'embrouillait. Elle se souvint enfin qu'il l'avait accompagnée au Louvre le matin de ce terrible jour où elle avait vu le roi et failli mourir de la main même du duc d'Orléans. À partir de ce moment, elle devait s'avouer qu'elle avait complètement oublié Kouassi-Ba !

Elle jeta une bourrée dans le feu afin qu'il pût sécher ses loques trempées de pluie, et lui donna à manger tout ce qu'elle put trouver. Il raconta son odyssée. Dans ce grand château où habite le roi de France, Kouassi-Ba avait longtemps, longtemps attendu « médême ». C'était long ! Les servantes qui passaient se moquaient de lui.

Après, la nuit était venue. Après il avait reçu beaucoup de coups de bâton. Après, il s'était réveillé dans l'eau, oui dans l'eau qui coule devant le grand château...

« On l'a assommé et jeté dans la Seine », interpréta Angélique. Kouassi-Ba avait nagé ; ensuite, il avait trouvé une plage. Quand il s'était éveillé de nouveau, il avait été heureux, car il se croyait revenu dans son pays. Trois Maures se penchaient au-dessus de lui. Des hommes comme lui et non pas des négrillons comme en ont les dames pour leur servir de pages.