– Regardez, disait-il ravi, ce sang noir qui coule ! Un sang si noir dans une fille si blanche, est-ce possible ?
– Par pitié, laissez-m'en quelques gouttes ! supplia Angélique.
– Je meurs d'envie de te vider entièrement, dit le barbier en roulant des yeux féroces. Et ensuite je t'indiquerai la recette pour te remplir les veines d'un sang frais et généreux. La voici : un bon verre de vin rouge et une nuit d'amour.
Il la laissa enfin, après l'avoir pansée solidement. Deux filles l'aidèrent à se coiffer et à se rhabiller. Elle leur glissa un pourboire qui leur fit ouvrir des yeux ébahis.
– Eh ! marquise, s'exclama la plus jeune, est-ce ton prince de la basoche en veste râpée qui te fait de si beaux présents ?
Une des vieilles femmes la bouscula et, après avoir dévisagé Angélique qui entreprenait, les jambes molles, de descendre l'escalier de bois, elle chuchota à l'intention de sa collègue :
– Tu n'as donc pas vu que c'est une grande dame qui vient se changer un peu de ses fades petits seigneurs ?
– D'habitude elles ne se déguisent pas, protesta l'autre. Elles mettent un masque, et Maître Georges les fait entrer sur l'arrière.
*****
Dans la boutique, Angélique retrouva Desgrez, rasé de frais et la peau rougie.
– Elle est à point, fit le barbier avec un clin d'œil entendu. Mais ne soyez pas brutal à votre habitude tant que la plaie de son épaule ne sera pas fermée. Cette fois la jeune femme prit le parti de rire. Elle se sentait absolument incapable de la moindre révolte.
– Comment vous trouvez-vous ? demanda Desgrez lorsqu'ils furent de nouveau dans la rue.
– Je me sens faible comme un petit chat, répondit Angélique, mais au fond ce n'est pas tellement désagréable. J'ai l'impression de voir la vie avec une grande philosophie. Je ne sais si l'énergique traitement que je viens de subir est excellent pour la santé, mais il a certainement le don d'apaiser les nerfs. Vous pouvez être tranquille que, quelle que soit l'attitude de mon frère Raymond, il ne trouvera devant lui qu'une sœur humble et docile.
– C'est parfait. Je crains toujours le coup de dent de votre esprit frondeur. Vous passerez aux étuves la prochaine fois que vous comparaîtrez devant le roi ?...
– Hélas ! que ne l'ai-je fait ! soupira Angélique complètement vaincue. Il n'y aura pas de prochaine fois. Jamais plus je ne comparaîtrai devant le roi.
– Il ne faut pas dire : jamais plus. La vie est changeante, la roue tourne.
Un coup de vent détacha le foulard dont la jeune femme maintenait sa chevelure. Desgrez s'arrêta et le renoua doucement.
Angélique prit dans les siennes les deux mains brunes et chaudes, dont les longs doigts ne manquaient pas de finesse.
– Vous êtes très gentil, Desgrez, murmura-t-elle en levant vers lui ses yeux câlins.
– Vous vous trompez fort, madame. Tenez, regardez ce chien.
Il désignait du doigt Sorbonne, qui folâtrait autour d'eux. Il le retint au passage, puis, lui saisissant la tête, il découvrit la puissante mâchoire du danois.
– Que pensez-vous de cette rangée de crocs ?
– C'est une chose terrifiante !
– Savez-vous à quoi j'ai dressé ce chien ? Voilà : quand le soir tombe sur Paris, nous partons en chasse tous les deux, je lui fais sentir un vieux bout de casaque, un objet appartenant au malandrin que je poursuis. Et nous marchons ; nous descendons jusqu'aux berges de la Seine, nous rôdons sous les ponts et dans les pilotis, nous errons dans les faubourgs et sur les vieux remparts, nous entrons dans les cours, nous plongeons dans les trous pleins de cette vermine de gueux et de bandits. Et tout à coup, Sorbonne s'élance. Lorsque je le rejoins il tient mon homme à la gorge, oh ! très délicatement, juste ce qu'il faut pour que l'autre ne puisse bouger. Je dis au chien : « Warte », ce qui signifie : « attends » en langue germanique, car c'est un mercenaire allemand qui me l'a vendu. Je me penche vers l'homme, je l'interroge, et puis je le juge. Parfois je lui fais grâce, parfois j'appelle les gens du guet pour qu'ils le mènent au Châtelet, et parfois je me. dis : à quoi bon encombrer les prisons et ces messieurs de la justice ? Et je dis à Sorbonne : « Zang ! » ce qui signifie : « serre bien fort ». Et il y a un bandit de moins dans Paris.
– Et... vous faites cela souvent ? interrogea Angélique, qui ne pouvait maîtriser un frisson.
– Assez souvent. Vous voyez bien que je ne suis pas gentil.
Après un moment de silence, elle murmura :
– Il y a tant de choses différentes en un homme. On peut être à la fois très méchant et très gentil. Pourquoi faites-vous ce terrible métier ?
– Je vous l'ai déjà dit : je suis trop pauvre. Mon père ne m'a laissé que sa charge d'avocat et des dettes. Mais, telles que les choses tournent, je crois bien que je finirai dans la peau coriace d'un affreux malveillant, d'un grimaud de la pire espèce.
– Qu'est-ce que c'est que cela ?
– Le nom que les sujets de Sa Majesté le grand Coësre, prince des gueux, donnent aux gens de police.
– Ils vous connaissent déjà ?
– Ils connaissent surtout mon chien.
*****
La rue du Temple s'ouvrait devant eux, coupée de fondrières boueuses sur lesquelles on avait jeté des planches. Quelques années plus tôt, ce même quartier ne comprenait que des potagers appelés « culture du Temple », et l'on y voyait encore entre les maisons nouvelles des carrés de choux et des petits troupeaux de chèvres. Le mur d'enceinte, dominé par le donjon lugubre des anciens Templiers, apparut. Desgrez demanda à Angélique de l'attendre une seconde et entra chez un mercier. Il en ressortit quelques instants plus tard nanti d'un rabat immaculé mais sans dentelles, et noué d'un cordon violet. Des manchettes blanches ornaient ses poignets. La poche de sa veste était gonflée d'étrange façon. Il y prit un mouchoir et faillit faire tomber un gros chapelet. Sans avoir changé de vêtement, sa casaque et ses hauts-de-chausses élimés avaient pris un aspect extrêmement décent. L'expression de son visage y contribuait sans doute, car Angélique hésita subitement à lui parler avec la même familiarité.
– Vous avez l'air d'un magistrat dévot, dit-elle un peu décontenancée.
– N'est-ce point l'air que doit avoir un avocat accompagnant une jeune dame près de son frère jésuite ? demanda Desgrez en soulevant son chapeau avec un humble respect.
Chapitre 3
En abordant les hauts murs crénelés de l'enclos du Temple d'où jaillissait tout un ensemble de tours gothiques dominées par le sinistre donjon des Templiers, Angélique ne se doutait pas qu'elle pénétrait dans l'endroit de Paris où l'on était le plus sûr de vivre en liberté.
Cette enceinte fortifiée, représentant jadis le fief des moines guerriers appelés templiers, puis ensuite celui des chevaliers de Malte, jouissait de privilèges ancestraux devant lesquels le roi lui-même s'inclinait : on n'y payait pas d'impôts, on n'y subissait aucune entrave administrative et policière, et les débiteurs insolvables y trouvaient asile contre les sentences de prise de corps. Depuis plusieurs générations, le Temple était l'apanage des grands bâtards de France. L'actuel grand prieur, le duc de Vendôme, descendait en ligne droite d'Henri IV et de sa maîtresse la plus célèbre, Gabrielle d'Estrées.
Angélique, qui ne connaissait pas la juridiction spéciale de cette petite ville isolée au sein de la Grande Ville, éprouva une impression pénible en franchissant le pont-levis. Mais, de l'autre côté de la porte voûtée, elle trouva un calme surprenant. Le Temple avait perdu depuis longtemps ses traditions militaires. Ce n'était plus qu'une sorte de retraite paisible qui offrait à ses heureux habitants toutes sortes d'avantages pour une vie à la fois retirée et mondaine. Du côté du quartier aristocratique, Angélique aperçut quelques carrosses stationnant devant les beaux hôtels de Guise, de Boufflers et de Boisboudran.
À l'ombre de la massive tour de César, les jésuites possédaient une maison confortable, où vivaient et venaient se recueillir plus particulièrement ceux de leur congrégation attachés comme aumôniers aux grands personnages de la cour. Dans le vestibule, la jeune femme et l'avocat croisèrent un prêtre au teint d'Espagnol qui ne parut pas inconnu à Angélique. C'était le confesseur de la jeune reine Marie-Thérèse, ramené de la Bidassoa avec les deux nains, la grande chambrière Molina et la petite Philippa.
*****
Desgrez demanda au séminariste qui les avait introduits d'avertir le révérend père de Sancé qu'un homme de loi demandait à l'entretenir au sujet du comte de Peyrac.
– Si votre frère n'est pas au courant de l'affaire, c'est que les jésuites n'ont plus qu'à fermer boutique, déclara l'avocat à Angélique, tandis qu'ils attendaient dans un petit parloir. J'ai souvent pensé que si, par quelque hasard, j'avais à m'occuper de réorganiser la police, je m'inspirerais de leurs méthodes.
Sur ces entrefaites, le père de Sancé entra d'un pas vif. D'un coup d'œil, il reconnut Angélique.
– Ma chère sœur ! dit-il.
Et, venant à elle, il l'embrassa fraternellement.
– Oh ! Raymond ! murmura-t-elle réconfortée par cet accueil.
Déjà il leur faisait signe de s'asseoir.
– Où en êtes-vous de cette pénible affaire ?
Desgrez prit la parole à la place d'Angélique que l'émotion de revoir son frère, jointe à toutes celles qu'elle avait éprouvées depuis moins de trois jours et à l'énergique traitement de maître Georges, rendait incapable de rassembler la moindre idée.
D'un ton docte il résuma la situation. Le comte de Peyrac était à la Bastille sous l'inculpation – secrète – de sorcellerie. Ceci s'aggravait du fait qu'il avait déplu au roi et s'était attiré les soupçons de personnages influents.
"Angélique Marquise des anges Part 2" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique Marquise des anges Part 2". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique Marquise des anges Part 2" друзьям в соцсетях.