Gontran ne se formalisa pas des décisions d'Angélique. Angélique n'avait-elle pas toujours été une originale ? Avec quelle netteté il la revoyait dans son souvenir, pieds nus, griffée de ronces, revenant déguenillée de ses expéditions à travers champs dont elle ne soufflait mot à personne, sanglante, farouche, mystérieuse. Le peintre Van Ossel conseilla d'attendre la nuit, ou tout au moins le soir, qui estompe les visages. N'avait-il pas une longue expérience des drames et des intrigues de ce palais dont les échos venaient bruire, par la voix de ses nobles modèles, autour de son chevalet ?

Mariedje prêta à Angélique une de ses cottes avec le corsage en drap simple d'un beige soutenu, de cette couleur qu'on appelait rosé sèche. Elle lui mit sur les cheveux un foulard de satin noir comme en portaient les femmes du peuple. Angélique s'amusait de sentir la jupe, plus courte que celle des grandes dames, lui battre les chevilles.

Lorsque, accompagnée de Gontran, elle quitta le Louvre par la petite porte qu'on surnommait la porte des lavandières parce que tout le long du jour les blanchisseuses des maisons princières allaient et venaient de la Seine au palais, elle ressemblait plus à une accorte petite femme d'artisan, pendue au bras de son mari, qu'à une grande dame qui, la veille encore, avait parlé au roi. Au-delà du Pont-Neuf, la Seine miroitait sous les derniers rayons du soleil. Les chevaux qu'on menait boire entraient dans l'eau jusqu'au poitrail et s'ébrouaient en hennissant. Des bateaux à foin rangeaient le long des berges la longue file de leurs meules odorantes. Un coche d'eau, venu de Rouen, débarquait sur les berges vaseuses son contingent de soldats, de moines et de nourrices. Les cloches sonnaient l'angélus. Les marchands d'oubliés et de gaufres s'élançaient dans les rues avec leurs paniers recouverts de linges blancs, interpellant ainsi les joueurs des tavernes :

Eh ! Qui appelle l'oublieur


Quand chacun de vous a perdu ?


Oublies ! Oublies ! Voyez bon prix.

Un carrosse passait, précédé de ses coureurs et de ses chiens, et le Louvre, massif et lugubre, violacé par l'approche du soir, étirait sous le ciel rouge son interminable galerie.

Quatrième partie

Le supplicié de Notre-Dame


(Septembre 1660 – Février 1661)

Chapitre 1

Un tonnerre de chansons s'échappait de la taverne, dont l'enseigne énorme brandissait trois maillets de fer forgé au-dessus de la tête des passants. Angélique et son frère Gontran descendirent les marches et se trouvèrent dans l'atmosphère épaissie par la fumée du tabac et le relent des sauces. Au fond de la salle une porte ouverte laissait voir la cuisine où, devant des feux rougeoyants, tournaient lentement des broches bien garnies de volailles. Les deux jeunes gens s'assirent à une table un peu éloignée, près d'une fenêtre, et Gontran commanda du vin.

– Choisis une bonne bouteille, dit Angélique en se forçant à sourire, c'est moi qui paie.

Et elle montra sa bourse, où elle gardait précieusement les 1 500 livres qu'elle avait gagnées au jeu.

Gontran dit qu'il n'était pas gourmet. En général, il se contentait d'un bon petit vin des coteaux de Paris. Et, le dimanche, il s'en allait déguster des vins plus célèbres dans les faubourgs où le vin de Bordeaux et de Bourgogne, n'ayant pas payé encore l'octroi d'entrée dans Paris, coûtait moins cher. On l'appelait le vin « guinguet ». On le buvait dans des guinguettes. Cette promenade, le dimanche, c'était sa seule distraction.

Angélique lui demanda s'il y allait avec des amis. Il dit que non. Il n'avait pas d'amis, mais il se plaisait, assis sous une tonnelle, à regarder autour de lui les visages des ouvriers et de leurs familles. Il trouvait l'humanité bonne et sympathique.

– Tu as de la chance, murmura Angélique, qui sentit brusquement sur la langue le goût amer du poison.

Elle ne se sentait pas malade, mais lasse et nerveuse.

Les yeux brillants, serrant autour d'elle la mante de grosse laine empruntée à Mariedje, elle contemplait ce spectacle nouveau pour elle d'un cabaret de la capitale. Il était vrai qu'on y respirait, à défaut d'air pur, un climat de liberté et de familiarité qui comblait d'aise les habitués.

Le gentilhomme y venait fumer et oublier l'étiquette des antichambres royales, le bourgeois s'y remplissait la panse loin de l'œil soupçonneux de son acariâtre épouse, le mousquetaire y jouait aux dés, l'artisan y buvait sa paie et, pendant quelques heures, oubliait ses peines.

*****

Aux Trois-Maillets, situé place de Montorgueil, non loin du Palais-Royal, on voyait beaucoup de comédiens, qui, le visage encore illuminé de fards et paré de faux nez, venaient à la fin de la soirée « s'humecter les entrailles » et rafraîchir leurs gosiers épuisés par les rugissements de la passion. Des mimes italiens aux oripeaux voyants, des montreurs forains, et même parfois des bohémiens suspects aux yeux de braise se mêlaient à la compagnie habituelle du quartier. Cette nuit-là, un vieillard italien, dont le visage était caché par un masque de velours rouge et dont la barbe blanche descendait jusqu'à la ceinture, montrait à l'assemblée un petit singe fort drôle. Celui-ci, après avoir observé l'un des clients, se mettait à l'imiter cocassement dans la façon de fumer sa pipe ou de placer son chapeau ou de porter son verre à la bouche.

La houle des rires secouait les bedaines.

Gontran, les yeux brillants, observait la scène.

– Regarde, quelle merveille ce masque rouge et cette barbe de neige étincelante !

Néanmoins, Angélique, de plus en plus nerveuse, se demandait combien de temps il lui faudrait attendre en ce lieu.

Enfin, comme la porte s'ouvrait une fois de plus, l'énorme chien danois de l'avocat Desgrez apparut.

Un homme enveloppé d'un ample manteau gris muraille accompagnait l'avocat. Angélique reconnut avec étonnement le jeune Cerbalaud qui dissimulait son pâle visage sous un feutre profondément enfoncé et un collet relevé. Elle pria Gontran d'aller chercher les nouveaux venus et de les mener discrètement à leur table.

– Mon Dieu, madame, soupira l'avocat en se glissant près d'elle sur le banc, depuis ce matin je vous ai vue égorgée dix fois, noyée vingt fois et enterrée cent fois !

– Une seule suffirait, maître, dit-elle en riant.

Mais elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver un certain plaisir en constatant son émotion.

– Vous craigniez donc tant de voir disparaître une cliente qui vous paie si mal et vous compromet si dangereusement ? demanda-t-elle.

Il fit une moue piteuse.

– La sentimentalité est une maladie dont on ne se guérit pas facilement. Quand il s'y mêle le goût de l'aventure, autant dire qu'on est destiné à finir stupidement. Bref, plus votre affaire se complique, plus elle me passionne. Comment va votre blessure ?

– Vous êtes déjà au courant ?

– C'est le devoir d'un avocat-policier. Mais monsieur ici présent m'a été fort précieux, je l'avoue.

Cerbalaud, les yeux mauves d'insomnie dans un visage de cierge, raconta la fin de la tragédie du Louvre à laquelle, par le plus grand des hasards, il s'était trouvé mêlé. Il était de garde cette nuit-là aux écuries des Tuileries, lorsqu'un homme haletant, ayant perdu sa perruque, avait débouché des jardins. C'était Bernard d'Andijos. Il venait d'enfiler au pas de course la grande galerie, réveillant par la galopade de ses talons de bois les échos du Louvre et des Tuileries, précipitant aux portes des chambres et des appartements des visages effarés, bousculant au passage des gardes qui essayaient de s'interposer.

Tout en sellant à la hâte un cheval, il avait expliqué que Mme de Peyrac avait failli être assassinée et que lui-même, Andijos, venait de se battre avec M. d'Orléans. Quelques instants plus tard, il piquait des deux vers la porte Saint-Honoré en criant qu'il partait soulever le Languedoc contre le roi.

– Oh ! pauvre marquis d'Andijos ! dit Angélique en riant. Lui... soulever le Languedoc contre le roi ?...

– Hé ! croyez-vous qu'il ne le fera pas ? interrogea Cerbalaud.

Il leva gravement un doigt :

– Madame, vous n'avez rien compris à l'âme des Gascons : le rire et la colère se suivent vite, mais l'on ne sait jamais sur quoi la chose finira. Et, lorsque c'est la colère, mordious, prenez garde !

– Il est vrai que c'est aux Gascons que je dois la vie. Savez-vous ce qu'il est advenu du duc de Lauzun ?

– Il est à la Bastille.

– Mon Dieu, soupira Angélique, pourvu qu'on ne l'y oublie pas quarante ans !

– Il ne s'y laissera pas oublier, soyez sans crainte. J'ai vu aussi, porté par deux laquais, le cadavre de votre ancien maître d'hôtel.

– Le diable ait son âme !

– Enfin, comme je ne doutais plus de votre mort, je me suis rendu chez votre beau-frère le procureur, Me Fallot de Sancé. J'y ai trouvé Me Desgrez, votre avocat. Avec lui, nous sommes allés au Châtelet afin d'examiner tous les corps de noyés ou d'assassinés trouvés ce matin dans Paris. Piètre besogne, dont j'ai encore l'estomac troublé. Et me voici ! Madame, qu'allez-vous faire ? Il vous faut fuir au plus vite.

Angélique regarda ses deux mains posées devant elle sur la table, près du grand verre à pied où le vin, auquel elle n'avait pas touché, brillait comme un rubis sombre.

Ses mains lui parurent extraordinairement petites, et d'une blancheur fragile. Machinalement, elle les compara aux fortes mains masculines de ses compagnons. Desgrez, en familier du cabaret, avait posé devant lui une boîte de corne et râpait un peu de tabac avant d'en bourrer sa pipe.