La jeune femme soupira et dit en détournant les yeux :

– Que puis-je connaître sur ce puissant seigneur que je n'ai jamais approché ? Évidemment je me souviens que, quand j'étais enfant, on parlait en Poitou d'une prétendue conspiration des seigneurs à laquelle étaient mêlés M. Fouquet, M. le prince de Condé et d'autres grands personnages. Peu après, ce fut la Fronde.

Il était déjà assez délicat de hasarder pareils propos devant la Grande Mademoiselle... Mais celle-ci n'y vit pas malice et confirma que son père avait aussi passé sa vie à conspirer.

– C'était son vice principal. Au surplus, il était trop bon et trop mou pour prendre les charges du royaume en main. Il était devenu un artiste de la conspiration. Il a pu aussi se trouver dans le clan de Fouquet alors fort peu connu. Mais mon père était riche et Fouquet encore à ses débuts. Nul ne pourra dire que mon père a conspiré pour s'enrichir.

– Tandis que mon mari s'est enrichi sans conspirer, dit Angélique avec un pâle sourire. C'est peut-être cela qui paraît suspect.

Mademoiselle en convint. Elle ajouta que l'absence de tout esprit de courtisanerie représentait un grave défaut à la cour. Mais enfin cela ne justifiait pas l'ordre d'emprisonnement au secret signé du roi.

– Il doit savoir autre chose, affirma la Grande Mademoiselle. De toute façon, il n'y a que le roi qui puisse intervenir. Oh ! il n'est pas facile à manœuvrer. Il a été dressé par Mazarin à la diplomatie florentine. On peut le voir souriant et même la larme à l'œil, car c'est un tendre... tandis qu'il prépare le poignard qui exécutera un ami.

Voyant Angélique pâlir, sa protectrice lui passa un bras autour des épaules et dit avec enjouement :

– Je plaisante, comme toujours. Il ne faut pas me prendre au sérieux. Personne ne me prend plus au sérieux dans ce royaume. Aussi bien, je conclus : voulez-vous voir le roi ?

Et comme Angélique, subissant la réaction de cette perpétuelle douche écossaise, se jetait aux pieds de la Grande Mademoiselle, toutes deux fondirent en larmes. Après quoi, Mlle de Montpensier l'avertit que le redoutable rendez-vous était déjà fixé et que le roi recevrait Mme de Peyrac dans deux heures. Loin d'en être bouleversée, Angélique se sentit alors pénétrée d'un calme étrange. Cette journée serait décisive.

N'ayant pas le temps de retourner au quartier Saint-Landry, elle demanda à Mademoiselle de l'autoriser à se servir de ses poudres et de ses fards afin d'être tout à fait présentable. Mademoiselle lui prêta une de ses femmes. Devant le miroir de la coiffeuse, Angélique se demanda si elle était encore assez belle pour disposer favorablement le roi à son égard.

Sa taille avait épaissi, mais en revanche son visage, autrefois d'une rondeur enfantine, s'était amaigri. Elle avait les yeux cernés et le teint pâle. Après un examen sévère, elle se dit qu'après tout la courbe allongée de son visage et ses yeux agrandis par une ombre mauve ne lui allait pas si mal. Ils lui conféraient une expression pathétique, émouvante, qui n'était pas sans charme.

Elle se farda légèrement, fixa une mouche de velours noir près de sa tempe et se laissa coiffer par la chambrière.

Un peu plus tard, comme elle se regardait dans le miroir et voyait ses yeux verts étinceler comme ceux d'un chat dans la nuit, elle murmura :

– Ce n'est plus moi ! Et c'est quand même une femme très belle. Oh ! le roi ne peut rester insensible. Mais, hélas ! je n'ai pas assez d'humilité pour lui. Mon Dieu, faites que je sois humble !

Chapitre 9

Angélique se releva, le cœur battant, de sa profonde révérence. Le roi était devant elle. Ses hauts talons de bois vernis ne faisaient aucun bruit sur le tapis de laine épaisse.

Angélique s'aperçut que la porte du petit cabinet s'était refermée et qu'elle était seule avec le souverain. Elle éprouva un sentiment de gêne, presque de panique. Elle avait toujours vu le roi au cœur d'une foule innombrable. Ainsi il ne lui était pas apparu absolument vrai et vivant ; il était comme un acteur sur la scène d'un théâtre. Maintenant, elle sentait la présence de cet homme un peu massif, subtilement imprégné du parfum de la poudre d'iris dont il pâlissait selon la mode ses abondants cheveux bruns. Et cet homme était le roi.

Elle se contraignit à lever les yeux. Louis XIV était grave et impassible. On aurait dit qu'il cherchait à se rappeler le nom de la visiteuse, bien que la Grande Mademoiselle l'eût annoncé quelques instants auparavant. Angélique se sentit paralysée par la froideur de son regard.

Elle ignorait que Louis XIV, sans avoir hérité la simplicité de son père le roi Louis XIII, en avait la timidité. Passionné pour le faste et les honneurs, il domptait de son mieux ce sentiment d'infériorité peu en accord avec la majesté de son titre. Mais, bien que marié et déjà fort galant, il en était encore à ne pouvoir aborder une femme, surtout une belle femme, sans perdre contenance.

Or, Angélique était belle. Elle avait surtout, ce qu'elle ignorait, un port de tête allier et, dans le regard, une expression à la fois retenue et hardie, qui pouvait parfois ressembler à une insolence, à un défi, mais aussi à l'innocence des êtres neufs et sincères. Son sourire la transformait en révélant la sympathie qu'elle portait aux êtres et à la vie.

Cependant, en cet instant, Angélique ne souriait pas. Elle devait attendre que le roi parlât et, devant ce silence qui se prolongeait, sa gorge se serra. Enfin, le roi se décida, mentit un peu.

– Madame, je ne vous reconnaissais pas. Vous n'avez plus cette robe d'or merveilleuse que vous portiez à Saint-Jean-de-Luz ?

– En effet, sire, et je suis bien honteuse de me présenter devant vous dans une toilette si simple et si fanée. Mais c'est la seule qui me reste. Votre Majesté n'ignore pas que tous mes biens sont sous scellés.

La physionomie du roi se gela. Puis, tout à coup, il prit le parti de sourire.

– Vous en venez tout de suite au fait, madame. Après tout, vous avez raison. Vous me rappelez que les instants d'un roi sont comptés et qu'il n'a pas de temps à perdre en balivernes. Vous êtes un peu sévère, madame.

Une délicate rougeur envahit les joues pâles de la jeune femme et elle eut un sourire confus.

– Loin de moi de vous rappeler les trop nombreux devoirs dont vous êtes accablé, sire. Mais je répondais avec simplicité à votre question. Je ne voudrais pas que Votre Majesté me crût assez négligente pour me présenter devant elle avec une toilette défraîchie et des bijoux par trop modestes.

– Je n'ai pas donné l'ordre que vos biens à vous soient saisis. Et j'ai même recommandé de laisser Mme de Peyrac libre et de ne l'importuner en rien.

– Je suis infiniment reconnaissante à Votre Majesté des attentions qu'elle a manifestées à mon égard, dit Angélique en s'inclinant. Mais je n'ai rien qui m'appartienne en propre, et, dans ma hâte de savoir ce qu'il était advenu à mon mari, j'ai gagné Paris sans autre fortune que des effets et quelques bijoux. Mais je ne viens pas crier misère près de vous, sire. Le sort de mon mari est ma seule préoccupation.

Elle se tut, serrant les lèvres sur le flot de questions qu'elle aurait voulu jeter : Pourquoi l'avez-vous arrêté ? Que lui reprochez-vous ? Quand me le rendrez-vous ? Louis XIV la regardait avec une curiosité non dissimulée.

– Dois-je comprendre, madame, que vous, si belle, vous êtes réellement amoureuse de cet époux bancal et repoussant ?

Le ton méprisant du souverain causa à Angélique l'effet d'un coup de poignard. Une peine affreuse l'envahit. L'indignation fit flamber ses yeux.

– Comment pouvez-vous parler ainsi ? s'écria-t-elle avec chaleur. Pourtant vous l'avez entendu, sire ? Vous avez entendu la Voix d'or du royaume !

– Il est vrai que sa voix avait un charme contre lequel on se défendait mal.

Il se rapprocha et reprit d'une voix insinuante :

– Il serait donc exact que votre mari avait le pouvoir d'ensorceler toutes les femmes, même les plus glaciales. On m'a rapporté que ce seigneur était tellement fier de ce pouvoir qu'il s'en vantait au point d'en faire une sorte d'enseignement, baptisé « cour d'amour », fêtes où régnait le libertinage le plus éhonté.

« Moins éhonté que ce qui se passe chez vous au Louvre », faillit répondre crûment Angélique.

Elle se maîtrisa de son mieux.

– On a mal interprété près de Votre Majesté le sens de ces réunions mondaines. Mon mari aimait à faire revivre en son palais du Gai Savoir les traditions médiévales des troubadours du Midi qui élevaient la galanterie envers les dames à la hauteur d'une institution. Certes les conversations étaient légères puisqu'on y parlait d'amour, mais la décence y était de mise.

– N'étiez-vous pas jalouse, madame, de voir ce mari, dont vous étiez si amoureuse, se livrer à la débauche ?

– Je ne l'ai jamais connu se livrant à la débauche dans le sens où vous l'entendez, sire. Ces traditions enseignent la fidélité à une seule femme, épouse légitime ou maîtresse. Et j'étais celle qu'il avait choisie.

– Vous avez été longue cependant à vous incliner devant ce choix. Pourquoi votre répulsion première s'est-elle transformée tout à coup en amour dévorant ?

– Je vois que Votre Majesté s'intéresse aux détails les plus intimes de la vie de ses sujets, dit Angélique qui cette fois ne put maîtriser l'inflexion ironique de sa voix.

La rage bouillonnait en elle. Sa bouche était pleine de répliques cinglantes qu'elle brûlait de lui lancer au visage. Celle-ci, par exemple : « Est-ce que les rapports de vos espions vous signalent chaque matin combien de fois les nobles du royaume ont fait l'amour dans la nuit ? »