– Vous devriez prendre quelque tisane d'herbes somnifères, monsieur de Préfontaines, recommanda Angélique, qui se sentait mal à l'aise en écoutant ces lugubres évocations.

L'attentat auquel elle avait échappé et qui avait coûté la vie à Margot, était trop proche pour qu'elle pût traiter les paroles de M. de Préfontaines d'imaginations désuètes.

Le meurtre, le viol et la trahison, l'horreur des crimes les plus immondes étaient tapis dans les entrailles de l'énorme palais.

Angélique se trouva bientôt dans une sorte de sous-sol, au-dessous de la grande galerie. Depuis Henri IV, des appartements y étaient réservés à des artistes et à des gens exerçant certains métiers.

Sculpteurs, peintres, horlogers, parfumeurs, graveurs en pierres précieuses, forgeurs d'épées d'acier, les plus adroits doreurs, damasquineurs, luthiers, faiseurs d'instruments de science, tapissiers, libraires, y logeaient avec leurs familles aux frais du roi. Derrière les portes de gros bois verni, on entendait le martèlement des masses et des forges, le cliquetis des métiers de l'atelier spécialisé en tapisserie de haute lice et tapis de Turquie, le choc sourd des presses d'imprimerie.

*****

Le peintre chez qui Mlle de Montpensier se faisait faire son portrait était un Hollandais à la barbe blonde, grand, avec de frais yeux bleus dans un visage de jambon cuit. Artisan modeste et homme de talent, Van Ossel opposait aux caprices des dames de la cour la forteresse d'un caractère paisible et d'un français malhabile. Si la plupart des grands le tutoyaient, comme il était d'usage pour un valet ou un ouvrier, il n'en faisait pas moins marcher son monde à sa guise. Ainsi il avait exigé de peindre Mademoiselle avec un sein nu et, au fond, il n'avait pas tort, car c'était là ce que la robuste célibataire avait de plus parfait. À supposer que le tableau fût destiné à quelque nouveau prétendant, l'éloquence de cet objet rond, blanc, tentateur, il fallait le reconnaître, compléterait heureusement le chiffre de la dot et la noblesse des titres.

Mademoiselle, drapée dans un opulent velours bleu sombre aux plis cassés, couverte de perles et de bijoux, une rosé aux doigts, sourit à Angélique.

– Dans un instant, je suis à vous, ma mignonne. Van Ossel, vas-tu te décider à finir mon supplice ?

Le peintre grommela dans sa barbe et, pour la forme, ajouta quelques touches de lumière au sein unique, objet de tous ses soins.

Tandis qu'une chambrière aidait Mlle de Montpensier à se revêtir, le peintre abandonnait ses pinceaux à un petit garçon qui devait être son fils et qui lui servait d'apprenti. Il regardait avec attention Angélique et son suivant Kouassi-Ba. Enfin, étant son feutre, il fit un profond salut.

– Vous, madame, voulez-vous que je fasse votre portrait... Oh ! Très beau ! La femme lumineuse et le Maure tout noir. Le soleil et la nuit...

Angélique déclina l'offre avec un sourire. Le moment n'était pas choisi. Mais peut-être un jour... Elle imagina le grand tableau qu'elle ferait suspendre dans les salons de l'hôtel du quartier Saint-Paul, lorsqu'elle s'y installerait victorieuse, avec Joffrey de Peyrac. Cela lui donna un regain de courage pour l'avenir.

Dans la galerie, tout en remontant vers ses appartements, la Grande Mademoiselle lui prit le bras et aborda le sujet avec sa brusquerie coutumière.

– Ma chère petite, j'espérais, après quelques vérifications, vous apporter la bonne nouvelle en vous confirmant qu'il s'agissait, pour votre mari, d'un malentendu provoqué par quelque courtisan aigri et cherchant à se faire valoir près du roi, ou encore par les calomnies d'un solliciteur éconduit par M. de Peyrac et qui chercherait à se venger... Mais je crains, maintenant, que l'affaire ne soit quelque peu longue et compliquée.

– De grâce, Altesse, qu'avez-vous appris ?

– Entrons chez moi, loin des oreilles indiscrètes.

Lorsqu'elles furent assises côte à côte sur un confortable canapé, Mademoiselle reprit :

– En vérité, j'ai appris très peu de chose, et si l'on met à part les papotages habituels de la cour, je dois vous dire que c'est justement ce peu de renseignements qui m'inquiète. Les gens ne savent rien ou préfèrent ne rien savoir.

Elle ajouta avec une trace d'hésitation, en baissant la voix :

– Votre mari est accusé de sorcellerie.

Pour ne pas blesser la bonne princesse, Angélique se retint de lui dire qu'elle le savait déjà.

– Ceci n'est pas grave, reprit Mlle de Montpensier, et la chose aurait pu se résoudre sans difficultés si votre mari avait été remis à un tribunal ecclésiastique comme l'objet de l'accusation le commanderait. Je ne vous cache pas que je trouve parfois les gens d'Église un peu agaçants, envahissants, mais il faut reconnaître que leur justice particulière, traitant des points qui concernent leurs attributions, est le plus souvent probe et intelligente. Mais le fait important, c'est que, malgré cette accusation spéciale, votre mari a été remis à la justice séculière. Là je ne me fais pas d'illusions. S'il y a jugement, ce qui n'est pas sûr, l'issue dépendra uniquement de la personnalité des juges-jurés.

– Voulez-vous dire, Altesse, que les juges du pouvoir civil risquent de se montrer partiaux ?

– Cela dépend de ceux qu'on choisira.

– Et qui doit les choisir ?

– Le roi.

Devant la mine apeurée de la jeune femme, la princesse se leva, lui toucha l'épaule et se mit à la rasséréner. Tout finirait bien, elle en était certaine. Mais il fallait clarifier la question. On ne mettait pas sans raison au secret un homme de la situation et du rang de M. de Peyrac. Elle avait fait une enquête très poussée auprès de l'archevêque de Paris, cardinal de Condi, ancien frondeur lui-même et assez mal disposé envers Mgr de Fontenac de Toulouse.

Par ce cardinal, qu'on ne pouvait taxer de complaisance pour les actes d'un rival puissant au Languedoc, elle avait appris que, si l'archevêque de Toulouse semblait bien avoir été en effet l'instigateur de la première accusation de sorcellerie, son désistement en faveur de la justice du roi lui avait été en quelque sorte imposé par des voies occultes.

– Monseigneur de Toulouse n'avait pas en réalité l'intention de pousser les choses aussi loin et, ne croyant pas à la sorcellerie lui-même, dans le cas de votre mari du moins, il se serait contenté de lui infliger un blâme soit devant le tribunal ecclésiastique, soit devant le parlement de Toulouse. Mais on lui a arraché « son » accusé par une lettre de cachet spéciale et préparée longtemps à l'avance.

Mademoiselle expliqua ensuite que, poursuivant son enquête auprès de ses hautes relations, elle avait acquis de plus en plus la certitude que Joffrey de Peyrac avait été enlevé de force à l'action probable du tribunal parlementaire de Toulouse.

– Je le tiens de la bouche de M. Masseneau lui-même, un digne parlementaire du Languedoc, qui vient d'être appelé à Paris pour des raisons mystérieuses, et qui se demande d'ailleurs s'il ne s'agit pas de l'affaire de votre mari.

– Masseneau ? fit Angélique songeuse.

Dans un éclair, elle revit le petit homme rougeaud et enrubanné qui se débattait dans la poussière de la route de Salsigne en menaçant l'insolent comte de Peyrac de sa canne et en criant : « J'écrirai au gouverneur du Languedoc... au Conseil du roi... »

– Oh ! mon Dieu, murmura-t-elle, c'est un ennemi de mon mari.

– J'ai parlé moi-même à ce magistrat, dit la duchesse de Montpensier. Bien que d'origine roturière, il m'a paru assez franc et digne. En fait, il craint beaucoup d'être choisi comme juge-juré pour l'affaire du comte de Peyrac, précisément parce qu'on sait qu'il a eu une altercation avec lui. Il dit que les injures qu'on peut se lancer au soleil ne regardent pas la marche de la justice, et qu'il serait fort embarrassé d'être obligé de se prêter à un simulacre de procès.

Angélique n'avait retenu qu'un seul mot : procès !

– On envisage donc de faire le procès ? Un avocat que j'ai consulté m'a dit que ce serait déjà un résultat que d'aboutir à cela, surtout si l'on pouvait obtenir aussi la formation d'un tribunal au sein du Parlement de Paris. La présence de ce Masseneau, lui-même parlementaire, pourrait le prouver.

Mlle de Montpensier fit une grosse moue, qui ne la rendit guère plus belle.

– Vous savez, ma petite, je suis assez versée dans la chicane et je connais les gens de robe. Eh bien, si vous voulez m'en croire, un tribunal de parlementaires ne vaudrait rien à votre mari, parce que presque tous les parlementaires doivent quelque chose à Fouquet, l'actuel surintendant des finances, et qu'ils suivraient ses ordres, d'autant plus que celui-ci est un ancien président du Parlement de Paris.

Angélique tressaillit. Fouquet ! Ainsi le redoutable écureuil montrait encore le bout de son oreille pointue.

– Pourquoi me parlez-vous de M. Fouquet ? demanda Angélique d'une voix indécise. Je vous jure que mon mari n'a rien fait pour attirer sa haine. D'ailleurs, il ne l'a jamais vu !

Mademoiselle continuait à hocher la tête.

– Personnellement, je n'ai pas d'espions auprès de Fouquet. D'ailleurs ceci n'est pas dans ma manière, encore que ce soit la sienne. C'était aussi celle de feu mon père, qui assurait que dans ce royaume on ne pouvait agir autrement. Je n'ai donc, et je le regrette pour votre mari, pas d'homme ou de femme à moi dans l'entourage du surintendant. Mais, par le frère du roi, qui est aussi à la solde de M. Fouquet, du moins je le suppose, j'ai cru comprendre que tous deux, vous et votre mari, vous détiendriez sur Fouquet un secret.

Angélique sentit son cœur s'arrêter. Devait-elle se confesser entièrement à sa grande protectrice ? Elle en fut tentée, mais se rappela à temps combien celle-ci était gaffeuse et incapable de garder sa langue. Il valait donc mieux attendre et demander avis à Desgrez.