– Jamais, fit-elle farouchement, jamais je n'admettrai que tu mettes la main à la nourriture que je prépare pour mon époux et mes enfants ! Je n'oublie pas que tu as pour mari un suppôt du diable, un jeteur de sorts, un fabricant de poisons. Il se pourrait fort bien que tu sois devenue son âme damnée. Gaston a changé depuis que tu es ici.

– Ton mari ? Je ne le regarde même pas.

– Mais lui te regarde... beaucoup plus qu'il ne convient. Tu devrais comprendre que ta présence se prolonge anormalement ici. Tu avais parlé d'une seule nuit...

– Je t'assure que je me débats pour éclaircir la situation.

– Tes démarches vont finir par te faire remarquer, et tu te feras arrêter aussi.

– Au point où j'en suis, je me demande si je ne serais pas mieux en prison. Au moins, j'y serais logée gratis et sans histoires.

– Tu ne sais pas de quoi tu parles, ma belle, ricana Hortense. On doit payer dix sols par jour et c'est à moi, ta seule parente, qu'on viendra sans doute les demander.

– Ce n'est pas tellement cher. C'est moins que ce que je te donne. Sans compter les toilettes et les bijoux que je t'ai abandonnés.

– Avec deux enfants, cela fera trente sols par jour à payer...

Angélique poussa un soupir de lassitude.

– Allons, viens, Florimond, dit-elle au bébé. Tu vois bien que tu fatigues tante Hortense. Ses vapeurs de confitures lui montent au cerveau et elle divague.

L'enfant se précipita en agitant derechef son beau hochet brillant. Cela mit le comble à la fureur d'Hortense.

– C'est comme ce hochet ! cria-t-elle. Jamais mes enfants n'en ont possédé de pareil. Tu te plains de n'avoir plus d'argent, et tu vas acheter un jouet aussi coûteux à ton fils.

– Il en avait tellement envie. Et puis ce hochet n'est pas si coûteux. L'enfant du savetier du coin en a un semblable.

– Tout le monde sait que les gens du peuple ne savent pas épargner. Ils gâtent leurs enfants et ne leur donnent aucune éducation. Avant d'acheter des objets superflus, n'oublie pas que tu es dans la misère et que je n'ai aucunement l'intention de t'entretenir.

– Je ne te le demande pas, dit Angélique, cinglée. Dès qu'Andijos sera de retour, j'irai loger à l'auberge.

Hortense haussa les épaules avec un rire de pitié.

– Décidément, tu es plus stupide encore que je ne croyais. Tu ne sais pas ce que sont les lois et les opérations de justice. Il ne te rapportera rien, ton marquis d'Andijos.

*****

La triste prédiction d'Hortense ne se réalisa que trop bien. Lorsque le marquis d'Andijos se présenta, suivi du fidèle Kouassi-Ba, il apprit à Angélique qu'à Toulouse tous les biens du comte étaient sous scellés. Il n'avait pu rapporter que mille livres, prêtées sous promesse de secret par deux grands fermiers du prisonnier.

La plupart des bijoux d'Angélique, la vaisselle d'or et d'argent et la majeure partie des objets précieux que contenait l'hôtel du Gai Savoir, y compris les lingots d'or et d'argent, avaient été saisis et transportés en partie à la lieutenance générale de Toulouse et en partie à Montpellier.

Andijos paraissait embarrassé. Il n'avait plus sa faconde et sa bonhomie habituelles et jetait des regards furtifs autour de lui. Il raconta encore que Toulouse était entrée en effervescence à la suite de l'arrestation du comte de Peyrac. Le bruit ayant couru que l'archevêque en était responsable, une véritable émeute avait eu lieu autour du palais épiscopal. Des capitouls étaient venus trouver Andijos et lui avaient demandé de se mettre à leur tête pour se rebeller contre l'autorité royale, ni plus ni moins. Le marquis avait eu toutes les peines du monde à quitter la ville pour regagner Paris.

– Et maintenant que comptez-vous faire ? demanda Angélique.

– Demeurer quelque temps à Paris. Mes ressources, comme les vôtres, sont, hélas, limitées. J'ai vendu une vieille ferme et un pigeonnier. Peut-être vais-je pouvoir acquérir une charge à la cour...

Son accent si bondissant jadis avait quelque chose de piteux comme un drapeau en berne.

« Oh ! ces gens du Midi ! pensa Angélique. De grands serments, de grands rires ! Et puis, vienne le malheur : le feu d'artifice s'éteint. »

– Je ne veux pas vous compromettre, dit-elle à voix haute. Merci de tous vos services, monsieur d'Andijos. Je vous souhaite bonne chance à la cour.

Il lui baisa la main en silence et s'esquiva un peu honteusement. Angélique, dans le vestibule, regardait la porte de bois peint de la maison du procureur. Combien de domestiques, par cette porte, l'avaient déjà quittée, les yeux bas, mais fuyant avec soulagement leur maitresse en disgrâce !

Kouassi-Ba était accroupi à ses pieds. Elle caressa la grosse tête crépue, et le géant eut un sourire enfantin.

Mille livres, c'était quand même quelque chose. La nuit suivante, Angélique fit le projet de quitter la maison de sa sœur dont l'atmosphère devenait intolérable. Elle emmènerait avec elle la petite servante béarnaise et Kouassi-Ba. On devait bien trouver à Paris des auberges modestes. Il lui restait encore quelques bijoux et la robe lamé or. Quel prix pourrait-elle en tirer ?

Le bébé qu'elle attendait commençait de remuer, mais elle y pensait à peine et n'en était pas émue comme elle l'avait été pour Florimond. Le premier mouvement de joie passé, elle se rendait compte que la venue d'un second enfant dans un tel moment était presque une catastrophe. Enfin, il ne fallait pas regarder trop loin dans l'avenir et garder tout son courage.

Le lendemain apporta un peu d'espoir avec la venue d'un page de la maison de Mlle de Montpensier, magnifique dans sa livrée à fond chamois garnie d'or et de velours noir.

Hortense elle-même en fut impressionnée. La Grande Mademoiselle demandait à Angélique de passer la voir au Louvre, dans l'après-midi. Le page spécifia de vive voix que Mademoiselle n'était plus aux Tuileries mais au Louvre. Tremblante d'impatience, Angélique traversa à l'heure dite le pont Notre-Dame, à la grande déception de Kouassi-Ba, qui lorgnait du côté du Pont-Neuf. Mais Angélique ne se souciait pas d'être importunée par les marchands et les mendiants. Elle avait été sur le point de demander à Hortense sa chaise à roues qu'on appelait « vinaigrette », afin d'épargner sa dernière toilette un peu luxueuse. Mais, devant la mine pincée de sa sœur, elle y avait renoncé.

Angélique portait une robe en deux tons, olive et vert pâle, d'étoffes un peu légères pour la saison. Elle s'était enveloppée dans son manteau de soie prune, car le vent numide prenait en enfilade les ruelles étroites et les quais. Elle atteignit enfin le massif palais dont les toits et les dômes, plantés de hautes cheminées armoriées, se dressaient sur le ciel épais.

Par la cour intérieure et de grands escaliers de marbre, Angélique gagna l'appartement qu'on lui avait indiqué comme étant actuellement celui de Mademoiselle. Elle ne pouvait s'empêcher de frissonner à retrouver ces longs couloirs, sinistres malgré leurs plafonds à caissons dorés, leurs lambris fleuris, leurs tentures précieuses. Mais trop de ténèbres stagnaient en ces recoins faits pour le guet-apens, l'attentat. Une histoire de sang et d'horreur surgissait à chaque pas dans ce vieux palais royal où pourtant la cour d'un très jeune roi cherchait à éveiller un peu de gaieté.

Un certain M. de Préfontaines apprit à Angélique que Mademoiselle était chez son peintre, dans la grande galerie, et se proposa d'y conduire la jeune femme. Il marchait à son côté avec componction. C'était un homme entre deux âges, prudent et avisé, et dont les conseils étaient si précieux à la Grande Mademoiselle que par deux fois, pour l'ennuyer, la reine mère avait exigé l'exil du pauvre homme.

Malgré ses préoccupations, Angélique fit effort pour l'entretenir pendant qu'ils cheminaient et elle s'informa des projets de Mademoiselle. La princesse ne s'installerait-elle pas bientôt au palais du Luxembourg, comme il était prévu ? M. de Préfontaines soupira. Mademoiselle s'était mis en tête de faire restaurer ses appartements du Luxembourg, pourtant fort beaux et quasi neufs. En attendant, elle s'était logée au Louvre, ne pouvant supporter la cohabitation des Tuileries avec Monsieur, frère du roi. D'autre part, comme on parlait beaucoup du mariage de Monsieur avec la jeune Henriette d'Angleterre et de l'installation du couple au Palais-Royal, Mademoiselle espérait encore pouvoir revenir aux Tuileries.

– Personnellement, madame, conclut M. de Préfontaines, je ne vous cacherai pas mon avis : Luxembourg ou Tuileries, peu importe. Tout plutôt que de loger au Louvre.

Il se rapprocha d'elle confidentiellement.

– Que voulez-vous, mon aïeul et mon père étaient de religion réformée. Moi-même, j'ai été élevé jusqu'à l'âge de dix ans dans les pratiques protestantes. Eh bien, qu'on le veuille ou non, il n'est pas de huguenot qui puisse se sentir à l'aise en passant par les couloirs du Louvre. Certes, près d'un siècle s'est écoulé depuis la nuit atroce, mais je vois parfois briller sur les dalles le sang de la Saint-Barthélémy. Mon grand-père m'a décrit la tragédie par le menu. Il avait vingt-quatre ans alors et n'a échappé que par miracle au massacre organisé des protestants. Tenez... c'est de cette fenêtre que le roi Charles IX tirait avec une arquebuse sur les seigneurs réformés qui essayaient de se sauver en traversant la Seine et de gagner le Préaux-Clercs. Mon grand-père évoquait Charles IX. Il le revoyait gigantesque, barbu, bestial, criant : « Tue ! tue ! n'en épargnez pas un. » Toute la nuit on massacra dans le Louvre. De toutes les fenêtres on jetait des corps, dans toutes les alcôves on poignardait. Vous n'êtes pas huguenote ?

– Non, monsieur.

– Alors je ne sais pas pourquoi je vous raconte cela, dit M. de Préfontaines, songeur. Je suis, moi-même, catholique, mais on se remet mal d'une éducation première. Depuis que je loge au Louvre, je dors fort peu. Je me réveille en sursaut, croyant entendre crier dans les couloirs : Tue ! Tue ! et le bruit de course des seigneurs protestants pourchassés par leurs assassins me hante... Si vous voulez mon avis, madame, je me demande s'il n'y a pas de fantômes au Louvre... des fantômes sanglants.