– Et maître d'hôtel chez nous, à Toulouse.

– C'est cela. Ce garçon est aussi en rapport étroit avec M. Fouquet. En réalité, il ne travaille que pour lui seul, tout en touchant de fortes gratifications de temps à autre de son ancien maître M. le prince, et qu'il doit d'ailleurs lui extorquer par chantage. Maintenant, une autre question : par l'entremise de qui vous a-t-on fait cette proposition de vous installer princièrement ?

– Par Mme de Beauvais.

– Cateau-la-Borgnesse !... Cette fois, l'affaire est claire. C'est signé Fouquet. Il paie fort grassement cette vieille mégère pour connaître tous les secrets de la cour. Autrefois elle était à la solde de M. Mazarin, mais il s'est montré moins généreux que le surintendant. J'ajoute que j'ai également levé la piste d'un autre grand personnage qui a juré la perte de votre mari et la vôtre.

– Et c'est ?

– Monsieur, frère du roi.

Angélique poussa un cri.

– Vous êtes fou !

Le jeune homme grimaça d'un air mauvais :

– Croyez-vous que je vous ai escroqué vos 1 500 livres ? J'ai l'air d'un plaisantin, madame, mais si les renseignements que je rapporte coûtent cher, c'est parce qu'ils sont toujours exacts. C'est le frère du roi qui vous a tendu un piège au Louvre et qui a essayé de vous faire assassiner. Je le sais par le malandrin même qui a poignardé votre servante Margot, et il ne m'a pas fallu moins de dix pintes de vin au Coq-Rouge pour lui tirer cet aveu.

Angélique passa la main sur son front. D'une voix saccadée, elle fit à Desgrez le récit du curieux incident dont elle avait été le témoin quelques années plus tôt au château du Plessis-Bellière.

– Savez-vous ce qu'est devenu votre parent, le marquis du Plessis ?

– Je l'ignore. Mais il se peut qu'il soit à Paris ou à l'armée.

– La Fronde est loin, murmura l'avocat rêveur, mais il suffirait de bien peu de chose pour rallumer le brandon qui fume encore. Évidemment, il y a beaucoup de personnes qui craignent de voir apparaître au grand jour un tel témoignage de leur trahison.

D'un geste, il balaya la table encombrée de paperasses et de plumes d'oie.

– Résumons la situation : Mlle Angélique de Sancé, c'est-à-dire vous-même, est soupçonnée de posséder un secret redoutable. M. le prince ou Fouquet charge le valet Clément de vous espionner. De longues années, celui-ci vous guette. Enfin il acquiert la certitude de ce qui n'était qu'un soupçon : c'est vous qui avez fait disparaître le coffret, c'est vous seule et votre mari qui savez le secret de la cachette.

« Cette fois, notre valet va trouver Fouquet et monnaie son renseignement à prix d'or. Dès cet instant, votre perte est décidée. Tous ceux qui vivent aux crochets du surintendant, tous ceux qui craignent de perdre leur pension, la faveur de la cour, se liguent dans l'ombre contre le seigneur toulousain qui, un jour, peut apparaître devant le roi en disant : « Voilà ce que je sais ! »

« Si nous étions en Italie, on aurait usé du poignard ou du poison. Mais l'on sait que le comte de Peyrac est réfractaire au poison, et d'ailleurs en France on aime donner aux choses une apparence légale.

« La stupide cabale montée par monseigneur de Fontenac tombe à point. On va faire arrêter l'homme compromettant comme sorcier. Le roi est circonvenu. On attise sa jalousie envers ce seigneur trop riche. Et voilà ! Les portes de la Bastille se referment sur le comte de Peyrac. Tout le monde peut respirer à l'aise.

– Non ! dit Angélique farouchement. Moi, je ne les laisserai pas respirer à l'aise. Je remuerai ciel et terre jusqu'à ce que justice nous soit rendue. J'irai moi-même dire au roi pourquoi nous avons tant d'ennemis.

– Chut ! dit vivement Desgrez. Ne vous emballez pas. Vous portez entre vos mains une charge de poudre à canon, mais prenez garde qu'elle ne vous réduise en miettes la première. Qui peut vous garantir que le roi ou même Mazarin ne sont pas au courant de cette histoire ?...

– Mais enfin, protesta Angélique, c'étaient eux les victimes désignées de l'ancien complot : on devait assassiner le cardinal et, si possible, le roi et son jeune frère.

– J'entends bien, ma belle, j'entends bien, dit l'avocat.

Il se reprit, avec un geste d'excuse :

– J'admets la logique de votre argumentation, madame. Mais, voyez-vous, les intrigues des grands forment un nœud de vipères. On risque la mort à vouloir démêler leurs sentiments. Il est fort possible que M. Mazarin ait été mis au courant par un de ces chasses-croisés d'espions dont il a le secret. Mais qu'importe à M. Mazarin un passé dont il est sorti grand vainqueur ! Le cardinal était en train de négocier avec les Espagnols le retour de M. de Condé. Était-ce le moment d'ajouter un crime de plus sur le tableau noir où l'on devait passer l'éponge ? M. le cardinal a fait la sourde oreille. On veut arrêter ce seigneur de Toulouse, eh bien, qu'on l'arrête ! C'est une très bonne idée. Le roi suit volontiers ce que dit M. le cardinal, et d'ailleurs il a pris ombrage de la richesse de votre époux. Ce sera jeu d'enfant de lui faire signer la lettre de cachet de la Bastille...

– Mais le frère du roi ?

– Le frère du roi ? Eh bien, lui non plus ne se préoccupe guère de ce que M. Fouquet ait voulu le faire mourir quand il était enfant. Le présent seul compte pour lui et, pour le présent, c'est M. Fouquet qui le fait vivre. Il le couvre d'or, il lui cherche des favoris. Le petit Monsieur n'a jamais été très gâté par sa mère, ni par son frère. Il tremble qu'on ne compromette son protecteur. En somme, toute cette affaire aurait été menée le mieux du monde, si vous n'étiez pas intervenue. On espérait que, privée de l'appui de votre mari, vous disparaîtriez... sans bruit... on ne sait où. On ne veut pas le savoir. On ignore toujours le sort des épouses quand un seigneur tombe en disgrâce. Elles ont le tact de se dissiper en fumée. Peut-être vont-elles au couvent. Peut-être changent-elles de nom. Vous seule ne suivez pas la loi commune. Vous prétendez réclamer justice !... Voilà qui est fort insolent, n'est-il pas vrai ? Alors, par deux fois, on essaie de vous tuer. Puis, en désespoir de cause, Fouquet joue au démon tentateur...

Angélique poussa un profond soupir.

– C'est écrasant, murmura-t-elle. De quelque côté qu'on tourne les yeux, on ne voit qu'ennemis, regards haineux, jaloux, méfiants, menaces...

– Écoutez, rien n'est peut-être perdu, dit Desgrez. Fouquet vous offre une manière honorable de vous en tirer. On ne vous rend pas la fortune de votre mari, mais enfin on vous met à l'aise. Que vous faut-il de plus ?

– Il me faut mon mari ! cria Angélique en se levant avec fureur.

L'avocat la regarda avec ironie.

– Vous êtes vraiment une très bizarre personne.

– Et vous, vous êtes un lâche ! En vérité, vous crevez de peur comme tous les autres.

– Il est vrai que la vie d'un pauvre clerc compte bien peu aux yeux de ces grands personnages.

– Eh bien, gardez-la votre petite vie à six sous ! Gardez-la pour les épiciers qui se font voler par leurs commis et pour les héritiers jaloux. Je n'ai pas besoin de vous.

L'avocat se leva sans mot dire, tout en défroissant longuement une feuille de papier.

– Voici le décompte de mes dépenses. Vous y verrez que je n'en ai rien distrait pour moi.

– Que vous soyez honnête ou voleur m'est indifférent.

– Un conseil encore.

– Je n'ai plus besoin de vos conseils. Je me renseignerai près de mon beau-frère.

– Votre beau-frère ne tient nullement à prendre parti dans cette affaire. Il vous a recueillie et recommandée à moi parce que, si les choses tournent bien, il en tirera gloire. Sinon, il s'en lavera les mains et se retranchera derrière le service du roi. C'est pourquoi je vous dis encore : essayez de voir le roi.

Il lui fit un grand salut, se coiffa de son feutre délavé, puis revint sur ses pas.

– Si vous avez besoin de moi, vous pouvez me faire mander aux Trois-Maillets où je suis chaque soir.

*****

Lorsqu'il fut parti, Angélique éprouva une brusque envie de pleurer. Maintenant, elle était bien seule. Elle sentait peser sur elle un ciel d'orage, une accumulation de nuages venus de tous les points de l'horizon : l'ambition de Mgr de Fontenac, la peur de Fouquet et de Condé, la veulerie du cardinal et, plus près d'elle, l'attente méfiante de son beau-frère et de sa sœur prêts à la chasser de leur maison au moindre signe inquiétant....

Elle croisa dans le vestibule Hortense, un devantier blanc autour de sa maigre taille. La maison embaumait la fraise chaude et l'orange. En septembre, les bonnes ménagères font leurs confitures. C'était une opération délicate et importante, parmi les grandes bassines de cuivre rouge, les pains de sucre concassés et les larmes de Barbe. La maison en était sens dessus dessous pendant trois jours. Hortense, qui portait un précieux pain de sucre, trébucha contre Florimond qui sortait de la cuisine en agitant furieusement son hochet d'argent à trois sonnettes et deux dents de cristal.

Il n'en fallut pas plus pour faire éclater l'orage.

– Non seulement on est encombré, compromis, glapit Hortense, mais encore je ne peux même pas vaquer à mes occupations sans être bousculée, et assourdie. La migraine me serre les tempes. Et pendant que je me tue de besogne, madame reçoit son avocat ou court les rues sous prétexte de délivrer un affreux mari dont elle regrette la fortune.

– Ne crie pas si fort, dit Angélique. Je ne demande pas mieux que de t'aider à faire tes confitures. Je connais de très bonnes recettes du Midi.

Hortense, son pain de sucre en main, se redressa comme si elle se drapait dans un vêtement de tragédienne.