Il avait refusé le dais que la Ville avait fait broder pour lui. Il voulait que le peuple le vît.

*****

Louis XIV passa sans soupçonner le rôle que joueraient dans sa vie ces trois femmes réunies là par le plus curieux des hasards : Athénaïs de Tonnay-Charente de Mortemart, Angélique de Peyrac, Françoise Scarron, née d'Aubigné. Sous sa main, Angélique sentait frémir la chair dorée de Françoise.

– Oh ! qu'il est beau, chuchota la veuve.

Devant l'homme déifié qui s'éloignait parmi la tempête des acclamations, la pauvre veuve Scarron évoquait-elle le nabot lubrique dont elle avait été pendant huit années la servante et le jouet ?

Athénaïs, ses yeux bleus agrandis par l'enthousiasme, murmura :

– Certes, il est beau sous son habit d'argent. Mais je pense qu'il ne doit pas être mal non plus sans habit aucun, et même sans chemise. La reine a bien de la chance de trouver un homme pareil dans son lit.

Angélique ne disait rien.

« C'est lui, pensait-elle, qui tient notre sort entre ses mains. Dieu nous préserve, il est trop grand, il est trop haut ! »

Un cri venu de la foule détourna son regard.

– M. le prince ! Vive M. le prince ! clamait-on.

Angélique tressaillit.

Maigre, efflanqué, dressant son visage aux yeux de feu, au nez en bec d'aigle, le prince de Condé rentrait dans Paris. Il revenait des Flandres, où l'avait conduit sa longue rébellion à l'autorité royale. Il n'avait cure de scrupules, de regrets, et d'ailleurs le peuple de Paris en jugeait ainsi. On oubliait le traître, on acclamait le vainqueur de Rocroi et de Lens.

À son côté, Monsieur, frère du roi, tout ennuagé de dentelles, ressemblait plus que jamais à une fille déguisée.

Enfin apparut la jeune reine, assise dans un char à la romaine tout de vermeil doré, tiré par six chevaux aux housses d'orfèvreries brodées de fleurs de lis d'or et de pierres précieuses.

Cateau-la-Borgnesse, au pied d'un escalier, semblait guetter quelqu'un. Lorsque le modeste petit groupe des Poitevins dont faisait partie Angélique apparut sur le palier, elle leur cria de sa voix éraillée :

– Alors ? Vous avez pu lorgner à votre aise ?

Ils se récrièrent, les joues encore enflammées d'excitation et remercièrent.

– C'est bon. Allez donc manger quelques gâteaux par là.

Elle plia son vaste éventail et en donna un coup léger sur l'épaule d'Angélique.

– Vous, ma belle, venez un peu avec moi.

Surprise, la jeune femme suivit Mme de Beauvais à travers les salles encombrées d'invités. Elles finirent par se retrouver dans un petit boudoir désert.

– Ouf ! fit la vieille dame en s'éventant. Ça n'est pas facile de s'isoler.

Elle examinait Angélique avec attention. Sa paupière à demi fermée sur son orbite vide donnait à sa physionomie une expression de canaillerie qu'accentuaient les placards de fard rouge incrustés dans ses rides, le sourire de sa bouche édentée.

– Je crois que ça ira, dit-elle après un moment d'observation. Ma belle, que diriez-vous d'un grand château aux environs de Paris, avec maître d'hôtel, valets de pied, laquais, servantes, six carrosses, des écuries, et cent mille livres de rente ?

– C'est à moi qu'on propose tout cela ? demanda Angélique en riant.

– À vous.

– Et qui donc ?

– Quelqu'un qui vous veut du bien.

– Je m'en doute. Mais encore ?

L'autre se rapprocha d'un air complice.

– Un riche seigneur qui se meurt d'amour pour vos beaux yeux.

– Écoutez, madame, dit Angélique, qui s'évertuait à garder son sérieux pour ne pas froisser la bonne dame, je suis très reconnaissante à ce seigneur quel qu'il soit, mais je crains qu'on ne cherche à abuser de ma naïveté en me faisant des propositions aussi princières. Ce seigneur me connaît bien mal s'il croit que le seul énoncé de ces splendeurs peut me déterminer à lui appartenir.

– Êtes-vous donc si à l'aise dans Paris pour faire à ce point la dédaigneuse ? Je me suis laissé raconter que vos biens étaient sous scellés et que vous vendiez vos équipages.

Son œil vif de pie-grièche ne quittait pas le visage de la jeune femme.

– Je vois que vous êtes bien renseignée, madame, mais précisément, je n'ai pas encore l'intention de vendre mon corps.

– Qui vous parle de cela, petite sotte ? siffla l'autre entre ses dents gâtées.

– J'ai cru comprendre...

– Bah ! vous prendrez un amant ou vous n'en prendrez pas. Vous vivrez en religieuse, si cela vous tente. Tout ce qu'on vous demande, c'est d'accepter cette proposition.

– Mais... en échange de quoi ? interrogea Angélique stupéfaite.

L'autre se rapprocha encore et lui prit familièrement les deux mains.

– Voilà, c'est tout simple, fit-elle sur un ton raisonnable de bonne grand-mère. Vous vous installez chez vous dans ce merveilleux château. Vous venez à la cour. Vous allez à Saint-Germain, à Fontainebleau. Cela vous amuserait, n'est-ce pas, de participer aux fêtes de la cour, d'être entourée, gâtée, louangée ? Naturellement, si vous y tenez absolument, vous pourrez vous appeler encore Mme de Peyrac... Mais peut-être préférerez-vous changer de nom. Par exemple vous pourriez vous appeler Mme de Sancé... C'est très joli... On vous regardera passer. « Voici la belle Mme de Sancé. » Hé ! hé ! n'est-ce pas que c'est plaisant ?

– Mais enfin, s'impatienta Angélique, ne me croyez tout de même pas assez stupide pour m'imaginer qu'un gentilhomme va me combler de richesses sans me demander aucune compensation ?

– Hé ! bé ! pourtant c'est presque ça. Tout ce qu'on vous demande, c'est de ne plus penser qu'à vos toilettes, vos bijoux, vos amusements. Est-ce donc si difficile pour une jolie fille ? Vous comprenez, insista-t-elle en secouant légèrement Angélique, vous me comprenez ?

Angélique regardait ce visage de mauvaise fée dont le menton poilu retenait des paquets de poudre blanche.

– Vous me comprenez ? Ne plus penser à rien ! Oublier...

« On me demande d'oublier Joffrey, se disait Angélique, d'oublier que je suis sa femme, de renoncer à le défendre, d'effacer son souvenir de ma vie, d'effacer tout souvenir. On me demande de me taire, d'oublier... »

La vision du petit coffret à poison s'imposa à elle. C'était de là, elle en était sûre maintenant, que partait le drame. Oui pouvait avoir intérêt à son silence ? Des gens parmi les plus haut placés du royaume : M. Fouquet, le prince de Condé, tous ces nobles dont la trahison soigneusement pliée reposait depuis des années dans le coffret de santal.

Angélique secoua la tête avec beaucoup de sang-froid.

– Je suis désolée, madame, mais je suis sans doute d'intelligence peu ouverte, car je ne comprends pas un traître mot de ce que vous m'exposez là.

– Eh bien, vous réfléchirez, ma mie, vous réfléchirez, et puis vous donnerez votre réponse. Pas trop tard, pourtant. D'ici quelques jours, n'est-ce pas ? Voyons, voyons, ma jolie, est-ce qu'à tout prendre cela ne vaut pas mieux... (Elle se pencha vers l'oreille d'Angélique et lui souffla : )... que de perdre la vie ?

Chapitre 8

– À votre avis, monsieur Desgrez, comprenez-vous dans quel dessein un seigneur anonyme me propose un château et cent mille livres de rente ?

– Ma foi, dit l'avocat, je suppose que c'est dans le même dessein que si je vous offrais moi-même cent mille livres de rente.

Angélique le regarda sans comprendre, puis rougit légèrement sous le regard hardi du jeune homme. Elle ne s'était jamais avisée d'examiner son avocat sous ce jour très particulier. Avec un certain trouble, elle nota que ses vêtements usés devaient cacher un corps vigoureux aux belles proportions. Il n'était pas beau, avec un grand nez, des dents inégales, mais il avait une physionomie expressive. Me Fallot disait de lui qu'à part le talent et l'érudition, il n'avait rien de ce qu'il fallait pour devenir un magistrat honorable. Il fréquentait peu ses collègues, continuait à hanter les cabarets comme au temps de l'université. C'est pourquoi on lui confiait certaines affaires nécessitant enquête en des lieux où ces messieurs de la rue Saint-Landry auraient hésité à se rendre de peur d'y perdre leur âme.

– Eh bien, précisément, dit Angélique, ce n'est pas du tout ce que vous pensez. Je vais retourner la question : Pourquoi a-t-on cherché par deux fois à m'assassiner, ce qui est une façon encore plus sûre d'obtenir mon silence ?

Le visage de l'avocat s'assombrit subitement.

– Ah ! voilà ce que j'attendais, fit-il.

Il quitta sa pose désinvolte au bord de la table, dans le petit bureau de Me Fallot, et il prit place gravement en face d'Angélique.

– Madame, reprit-il, je ne suis peut-être pas un homme de loi qui vous inspire grande confiance. Cependant, en l'occurrence, je crois que votre honoré beau-frère n'est pas trop mal tombé en vous adressant à moi, car l'affaire de votre mari réclame plutôt les qualités d'un policier privé, ce que je suis devenu par la force des choses, que la connaissance scrupuleuse du droit et de la procédure. Mais, en vérité, je ne puis démêler cet imbroglio que si vous me donnez tous les éléments pour en juger clairement. En bref, voici la question que je brûle de vous poser...

Il se leva, alla regarder derrière la porte, souleva un rideau qui cachait des casiers, puis revenant vers la jeune femme, interrogea à mi-voix :

– Que savez-vous, votre mari et vous, qui puisse faire peur à l'un des plus grands personnages du royaume ? J'ai nommé M. Fouquet.

Angélique devint blanche jusqu'aux lèvres. Elle fixa l'avocat avec un peu d'égarement.

– Bon, il y a quelque chose, à ce que je vois, reprit Desgrez. Pour l'instant, j'attends le rapport d'un espion placé auprès de Mazarin. Mais un autre m'a mis sur la piste d'un domestique nommé Clément Tonnel, qui fut jadis homme à tout faire du prince de Condé...