– En effet. On me l'a fourrée dans la main en me réclamant dix sols. Je n'ai pas osé refuser.

– L'impudence de ces gens dépasse ce qu'on peut imaginer. Leur plume n'épargne même pas l'intégrité des gens de loi. Et dire qu'on les enferme à la Bastille comme s'ils étaient des gens de qualité, alors que la plus noire prison du Châtelet serait encore trop bonne pour eux.

Le mari d'Hortense soufflait comme un taureau. Jamais elle ne l'aurait cru capable de s'émouvoir à ce point.

– Pamphlets, libelles, chansons, nous en sommes accablés. Ils n'épargnent rien, ni le roi ni la cour, et le blasphème ne les gêne aucunement.

– De mon temps, dit le vieil oncle, la race des journalistes commençait à peine à se répandre. Maintenant c'est une vraie vermine, la honte de notre capitale.

Il parlait rarement, n'ouvrant la bouche que pour réclamer un petit verre de vin de coing ou sa tabatière. Cette longue phrase trahissait combien la lecture du pamphlet l'avait bouleversé.

– Aucune femme respectable ne s'aventure à pied sur le Pont-Neuf, trancha Hortense.

Me Fallot était allé se pencher à la fenêtre.

– Le ruisseau a emporté cette ignominie. Mais j'aurais été curieux de savoir si elle était signée du Poète crotté.

– Sans nul doute. Une telle virulence ne trompe pas.

– Le Poète crotté, murmura sombrement Me Fallot, l'homme qui critique la société dans son ensemble, le révolté-né, le parasite professionnel ! Je l'ai aperçu une fois sur un tréteau, débitant à la foule je ne sais quelles élucubrations acides. C'est un nommé Claude Le Petit. Quand je pense que ce maigre échalas au teint de navet trouve le moyen de faire grincer les dents des princes et du roi lui-même, j'estime qu'il est décourageant de vivre à une pareille époque. Quand donc la police nous débarrassera-t-elle de ces saltimbanques ?

On soupira encore quelques minutes, puis l'incident fut clos.

*****

L'entrée du roi à Paris occupait tous les esprits. À cette occasion un rapprochement se fit entre Angélique et sa sœur. Un jour Hortense entra chez Angélique en arborant un sourire aussi suave qu'elle le pouvait.

– Figure-toi ce qui nous arrive, s'écria-t-elle. Tu te souviens de mon ancienne amie de pension, Athénaïs de Tonnay-Charente, avec laquelle j'étais très liée à Poitiers ?

– Non, absolument pas.

– C'est sans importance. Voici qu'elle est à Paris, et comme elle a toujours été intrigante, elle a déjà réussi à se pousser près de quelques personnes importantes. Bref, pour le jour de l'entrée elle pourra se rendre à l'hôtel de Beauvais, qui est situé juste dans la rue Saint-Antoine, où commencera le défilé du cortège. Évidemment nous regarderons par les fenêtres des combles, mais cela ne nous empêchera pas de voir, au contraire.

– Pourquoi dis-tu « nous » ?

– Parce qu'elle nous a conviées à partager cette aubaine. Elle aura avec elle sa sœur et son frère, et une autre amie qui est également de Poitiers. Nous serons ainsi une petite carrossée de Poitevins. Ce sera très sympathique, n'est-ce pas ?

– Si c'est sur mon carrosse que tu comptais, je suis désolée de t'avertir que je l'ai vendu.

– Je sais, je sais. Oh ! le carrosse c'est sans importance. Athénaïs amènera le sien. Il est un peu délabré, car sa famille est ruinée, surtout qu'Athénaïs est fort dépensière. Sa mère l'a expédiée à Paris avec une femme, un laquais et ce vieux carrosse, avec ordre de trouver un mari dans le plus bref délai. Oh ! elle y arrivera, elle se donne assez de mal. Mais voilà... pour l'entrée du roi... elle m'a fait comprendre qu'elle était un peu à court de toilettes. Tu comprends, cette Mme de Beauvais, qui nous cède une de ses lucarnes, n'est pas n'importe qui. On dit même que la reine mère, le cardinal, et toutes sortes de grands personnages vont dîner chez elle pendant le défilé. En somme nous serons aux premières loges. Mais il ne faut pas qu'on nous prenne pour des caméristes ou des pauvresses au point de nous faire chasser par les laquais.

En silence Angélique alla ouvrir une de ses grandes malles.

– Regarde s'il y a là-dedans quelque chose qui puisse lui convenir, ainsi qu'à toi-même. Tu es plus grande que moi, mais ce sera facile de rallonger une jupe avec une dentelle ou un volant.

Hortense se rapprocha, les yeux brillants. Elle ne pouvait cacher son admiration tandis qu'Angélique étalait sur le lit les toilettes somptueuses. Devant la robe de drap d'or elle poussa un cri d'admiration.

– Je crois que ce serait un peu déplacé pour notre lucarne, la prévint Angélique.

– Évidemment tu as assisté au mariage du roi ; alors tu peux faire la dédaigneuse.

– Je t'assure que je suis très contente. Personne plus que moi n'attend avec impatience l'entrée du roi à Paris. Mais, cette robe, je veux la garder pour la vendre, si jamais Andijos ne me rapporte pas d'argent, comme je commence à le craindre. Pour les autres, tu peux en disposer en toute propriété. Il est juste que tu te dédommages des frais que te cause ma présence chez toi.

Finalement, après beaucoup d'hésitation, Hortense se décida pour une robe de satin bleu ciel à. l'intention de son amie. Elle choisit pour elle un ensemble vert pomme qui affirmait son type un peu indécis de brune.

Le matin du 26 août, Angélique, en regardant la maigre silhouette de sa sœur rembourrée par les paniers du manteau de robe, le teint mat rehaussé par ce vert éclatant, les cheveux rares mais flous et fins, d'un belle couleur marron, constata en hochant la tête :

– Je crois vraiment, Hortense, que tu serais presque jolie si tu n'avais pas le caractère si acre.

À sa grande surprise, Hortense ne se fâcha pas. Elle soupira, tout en continuant à se regarder dans le grand miroir d'acier :

– Je le crois aussi, dit-elle. Que veux-tu, je n'ai jamais eu le goût de la médiocrité, et je n'ai connu que cela. J'aime parler, voir des gens brillants et bien vêtus, j'adore la comédie. Mais il est difficile de s'évader des besognes ménagères. Cet hiver, j'ai pu me rendre aux réceptions que donnait un écrivain satirique, le poète Scarron. Un affreux bonhomme, infirme, méchant, mais quel esprit, ma chère ! Je garde un souvenir émerveillé de ces réceptions. Malheureusement Scarron vient de mourir. Il faudra retourner à la médiocrité.

– Pour l'instant, tu n'inspires pas pitié. Je t'assure que tu as beaucoup d'allure.

– Il est certain que la même robe sur une « vraie » femme de procureur ne produirait pas le même effet. La noblesse ne s'achète pas. On l'a dans le sang.

Penchées sur des écrins pour choisir leurs bijoux, elles retrouvaient la chaleur du clan, la morgue de leur classe. Elles oubliaient la chambre sombre, les meubles sans goût, les fades tapisseries de Bergame sur les murs, qu'on tissait en Normandie à l'intention des petits-bourgeois.

Dès l'aube du grand jour, M. le procureur partit pour Vincennes, où devaient se réunir les corps de l'État chargés de saluer et de haranguer le roi. Les canons tonnaient, répondant aux cloches des églises. La milice bourgeoise, en tenue d'apparat, hérissée de piques, de hallebardes, de mousquets, prenait possession des rues, que les crieurs emplissaient d'un effrayant vacarme, distribuant des opuscules où étaient annoncés le programme de la fête, l'itinéraire du cortège royal, la description des arcs de triomphe.

Vers 8 heures le carrosse, assez dédoré, de Mlle Athénaïs de Tonnay-Charente, s'arrêta devant la maison. C'était une belle fille toute en teintes fraîches : cheveux d'or, joues rosés, front de nacre rehaussé d'une mouche. Sa robe bleue seyait merveilleusement à ses yeux de saphir, un peu globuleux, mais vifs et spirituels. Elle songea à peine à remercier Angélique, bien qu'elle portât en plus de la toilette une très belle parure de diamants cédée par la jeune femme. Tout était dû à Mlle de Tonnay-Charente de Mortemart, et on ne pouvait qu'être honoré de la servir. Malgré la gêne de sa famille, elle estimait que sa noblesse ancienne valait une fortune. Sa sœur et son frère paraissaient doués du même état d'esprit. Tous trois possédaient une vitalité débordante, une verve caustique, un enthousiasme et une ambition qui en faisaient des gens les plus agréables et les plus redoutables à fréquenter.

Ce fut une joyeuse voiturée qui, bien que grinçante, s'ébranla à travers les rues encombrées, les maisons aux façades garnies de fleurs et de tapisseries. Au milieu de la foule de plus en plus dense, on voyait des cavaliers, des files de carrosses réclamer le passage pour se rendre à la porte Saint-Antoine, où devait avoir lieu le rassemblement du cortège.

– Il va falloir faire un détour pour aller chercher la pauvre Françoise, dit Athénaïs. Cela ne va guère être facile.

– Oh ! Dieu nous préserve de Mme Scarron cul-de-jatte ! s'exclama son frère.

Assis près d'Angélique, il la serrait sans façons. Elle lui demanda de s'écarter parce qu'il l'étouffait.

– J'ai promis à Françoise de l'emmener, reprit Athénaïs ; elle est brave fille et n'a pas tellement de distractions depuis que son cul-de-jatte d'époux est mort. Je me demande si elle ne commence pas à le regretter.

– Dame, si repoussant qu'il fût, il gagnait l'argent du ménage. La reine mère lui avait fait une pension.

– Est-ce qu'il était déjà infirme quand il l'a épousée ? demanda Hortense. Ce couple m'a toujours intriguée.

– Bien sûr qu'il était cul-de-jatte. Il a pris la petite chez lui pour le soigner. Comme elle était orpheline, elle a accepté : elle avait quinze ans.

– Croyez-vous qu'elle ait fait le saut ? demanda la jeune sœur.

– Savoir ?... Scarron clamait à qui voulait l'entendre que la maladie l'avait paralysé de partout sauf de la langue et d'un autre point que j'entends bien. Sans nul doute, elle a dû apprendre pas mal de petites choses avec lui. Il était resté tellement vicieux !