Le jeune homme s'était recoiffé. Il glissa à mi-voix :
– Parce qu'hier on avait besoin d'un aumônier à la Bastille.
Il prit dans les basques de son habit une petite boîte de corne pleine de tabac râpé, prisa, éternua, se moucha et demanda ensuite à Angélique :
– Qu'en pensez-vous ? N'est-ce pas criant de vérité ?
– Certes. Je m'y suis laissé prendre moi-même. Mais... dites-moi, vous avez pu vous introduire à la Bastille ?
– Chut ! Allons chez M. le procureur. Nous y parlerons librement.
En chemin, Angélique maîtrisait avec peine son impatience. L'avocat savait-il enfin quelque chose ? Avait-il vu Joffrey ?
Il marchait fort gravement à son côté, avec l'attitude digne et modeste d'un vicaire plein de piété.
– Est-ce que cela vous arrive souvent de vous déguiser ainsi dans votre métier ? demanda Angélique.
– Dans mon métier, non. Mon honneur d'avocat s'opposerait même à de telles mascarades. Mais il faut bien vivre. Lorsque je suis las de faire du corbinage, c'est-à-dire de la chasse au client sur les marches du Palais pour pêcher une plaidoirie qui me sera payée trois livres, j'offre mes services à la police. Cela me nuirait si on le savait, mais je peux toujours prétendre que j'enquête pour mes clients.
– N'est-ce pas un peu hardi de se déguiser en ecclésiastique ? interrogea Angélique. Vous pouvez être entraîné à commettre un acte proche du sacrilège.
– Je ne me présente pas pour donner les sacrements, mais comme confident. Le costume inspire confiance. Rien n'est plus naïf en apparence qu'un vicaire sorti tout frais du séminaire. On lui raconte n'importe quoi. Ah ! certes, je reconnais que tout cela n'est pas brillant. Ce n'est pas comme votre beau-frère Fallot, qui était mon condisciple à la Sorbonne. Voilà un homme qui ira loin ! Ainsi, pendant que je joue au frétillant petit abbé près d'une gente demoiselle, ce grave magistrat va passer toute sa matinée à genoux, au Palais, à écouter une plaidoirie de Me Talon dans un procès d'héritage.
– Pourquoi à genoux ?
– C'est la tradition judiciaire d'Henri IV. Le procureur procure, c'est-à-dire prépare les pièces. L'avocat les plaide. Il a grande préséance sur le procureur. Celui-ci doit se tenir à genoux pendant que l'autre parle. Mais l'avocat a le ventre creux tandis que le procureur a la bedaine rebondie. Dame ! il a gagné sa part sur les douze degrés de la procédure.
– Cela me semble bien compliqué.
– Essayez quand même de vous souvenir de ces détails. Ils peuvent avoir leur importance si jamais l'on arrive à faire sortir le procès de votre mari.
– Croyez-vous qu'il faudra en arriver là ? s'écria Angélique.
– Il faudra en arriver là, affirma gravement l'avocat. C'est sa seule chance de salut.
Dans le petit bureau de Me Fallot, il ôta sa perruque et passa la main dans ses cheveux raides. Son visage, qui paraissait naturellement gai et animé, avait tout à coup une expression soucieuse. Angélique s'assit près de la petite table et se mit à jouer machinalement avec l'une des plumes d'oie du procureur. Elle n'osait interroger Desgrez. Enfin, n'y tenant plus, elle hasarda :
– Vous l'avez vu ?
– Oui cela ?
– Mon mari ?
– Oh ! non, il n'en est pas question : il est au secret le plus absolu.
Le gouverneur de la Bastille répond sur sa tête qu'il ne doit communiquer avec personne, ni écrire.
– Est-il bien traité ?
– Pour l'instant, oui. Il a même un lit et deux chaises, et il mange le repas même du gouverneur. Je me suis laissé dire aussi qu'il chantait souvent, qu'il couvrait les murs de sa cellule de formules mathématiques à l'aide du moindre caillou de plâtre, et aussi qu'il avait entrepris d'apprivoiser deux énormes araignées.
– Oh ! Joffrey, murmura Angélique avec un sourire. Mais ses yeux se remplissaient de larmes.
Ainsi il vivait, il n'était pas devenu un fantôme aveugle et sourd, et les murs de la Bastille n'étaient pas encore assez épais pour étouffer les échos de sa vitalité. Elle leva les yeux vers Desgrez.
– Merci, maître.
L'avocat détourna le regard avec humeur.
– Ne me remerciez pas. L'affaire est extrêmement difficile. Pour ces quelques minces renseignements, je dois vous avouer que j'ai déjà dépensé toute l'avance que vous m'avez donnée.
– L'argent est sans importance. Demandez-moi ce que vous jugez nécessaire pour poursuivre votre enquête.
Mais le jeune homme continuait à regarder ailleurs, comme si, malgré sa faconde, il eût été très embarrassé.
– Pour être franc, fit-il avec brusquerie, je me demande même si je ne devrais pas essayer de vous rendre cet argent. Je crois que je me suis un peu imprudemment chargé de cette affaire, qui me semble très complexe.
– Vous renoncez à défendre mon mari ? s'écria Angélique.
Hier encore, elle n'avait pu s'empêcher d'éprouver de la méfiance pour un homme de loi qui, malgré ses brillants diplômes, était certainement un pauvre hère ne mangeant pas tous les jours à sa faim.
Mais maintenant qu'il parlait de l'abandonner, elle était saisie de panique. Il dit en hochant la tête :
– Pour le défendre, il faudrait encore qu'il soit attaqué.
– De quoi l'accuse-t-on ?
– Officiellement, de rien. Il n'existe pas.
– Mais alors on ne peut rien lui faire.
– On peut l'oublier pour toujours, madame. Il y a dans les culs-de-fosse de la Bastille des gens qui y sont depuis trente ou quarante ans et qui ne parviennent même plus à se rappeler leur nom ni ce qu'ils ont fait. C'est pourquoi je dis : sa plus grande chance de salut est de provoquer un procès. Mais, même dans ce cas, ce procès sera sans doute privé, et l'assistance d'avocat refusée. Ainsi l'argent que vous allez dépenser est-il sans doute inutile !
Elle se dressa devant lui et le regarda fixement.
– Vous avez peur ?
– Non, mais je m'interroge. Pour moi, par exemple, n'est-il pas préférable de rester un avocat sans causes plutôt que de risquer le scandale ? Pour vous, n'est-il pas préférable d'aller vous cacher au fond d'une province avec votre enfant et l'argent qui vous reste, plutôt que de perdre la vie ? Pour votre mari, n'est-il pas préférable de passer plusieurs années en prison plutôt que d'être entraîné dans un procès de sorcellerie et de sacrilège ?
Angélique poussa un énorme soupir de soulagement.
– Sorcellerie et sacrilège !... C'est de cela qu'on l'accuse ?
– C'est du moins ce qui a servi de prétexte à son arrestation.
– Mais c'est sans gravité ! Ce n'est que la suite d'une ânerie de l'archevêque de Toulouse.
Elle raconta en détail au jeune magistrat les principaux épisodes de la querelle entre l'archevêque et le comte de Peyrac, comment ce dernier, ayant mis au point un procédé d'extraction de l'or des roches, l'archevêque, jaloux de sa richesse, avait décidé d'obtenir de lui ce secret, qui n'était en somme qu'une formule industrielle.
– Il ne s'agit d'aucune action magique, mais de travail scientifique.
L'avocat fit la moue.
– Madame, personnellement je suis incompétent en la matière. Si ces travaux forment la base de l'accusation, il faudrait réunir des témoins, faire la démonstration devant les juges et leur prouver qu'il ne s'agit pas de magie ou de sorcellerie.
– Mon mari n'est pas un dévot, mais il va à la messe le dimanche, il jeûne et il communie aux grandes fêtes. Il est généreux pour l'Eglise. Cependant, le primat de Toulouse craignait son influence et ils étaient en lutte depuis des années.
– Malheureusement, c'est un titre que d'être archevêque de Toulouse. À certains égards, ce prélat a plus de pouvoir que l'archevêque de Paris, et peut-être même que le cardinal. Songez qu'il est le seul à représenter encore la cause du Saint-Office en France. Entre nous, qui sommes des gens modernes, une telle histoire ne paraît pas tenir debout. L'Inquisition est sur le point de disparaître. Elle ne garde sa virulence que dans certaines régions du Midi où l'hérésie protestante est plus répandue, à Toulouse précisément, et à Lyon. Mais finalement, ce n'est pas tant la sévérité de l'archevêque et l'application des lois du Saint-Office que je crains dans ce cas particulier. Tenez, lisez ceci.
Il sortit d'un sac de peluche usée un petit carré de papier apostille dans le coin du mot « copie ».
Angélique lut.
Sentence :
Entre Philibert Vénot, procureur général des causes de l'official du siège épiscopal de Toulouse, demandeur en crime de magie et sortilège contre le sieur Joffrey de Peyrac, comte de Morens, défendeur.
Considérant que ledit Joffrey de Peyrac est suffisamment convaincu d'avoir renoncé à Dieu et de s'être donné au diable, et aussi d'avoir invoqué plusieurs fois les démons et d'avoir conféré avec eux, enfin d'avoir procédé en plusieurs et diverses sortes de sortilèges...Pour lesquels cas et autres est renvoyé au juge séculier pour être jugé de ses crimes. Rendu le 26 juin 1660 par P. Vénot, ledit de Peyrac n'y a provoqué ni appelé ainsi a dit que la volonté de Dieu fût faite !
Desgrez expliqua :
– En langage moins sibyllin cela signifie que le tribunal religieux, après avoir jugé votre mari par coutumace, c'est-à-dire à l'insu du prévenu, et avoir conclu d'avance à sa culpabilité, l'a remis à la justice séculière du roi.
– Et vous croyez que le roi va ajouter foi à de telles sornettes ? Elles ne résultent que de la jalousie d'un évêque qui voudrait régner sur toute la province, et qui se laisse influencer par des élucubrations d'un moine arriéré comme ce Bécher, certainement fou par-dessus le marché.
– Je ne puis juger que les faits, trancha l'avocat. Or ceci prouve que l'archevêque tient soigneusement à ne pas se mettre en avant dans cette histoire : voyez, son nom même n'est pas signalé sur cet acte, et pourtant on ne peut douter que ce soit lui qui ait provoqué le premier jugement à huis clos. En revanche, la lettre de cachet portait la signature du roi ainsi que celle de Séguier, le président du tribunal. Séguier est un homme intègre, mais faible. Il est gardien des formes de la justice. Les ordres du roi priment tout pour lui.
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