– Peut-être as-tu envie de t'en aller, toi aussi ? dit brusquement Angélique. Je ne sais absolument pas comment tout cela va tourner. Tu as vu que les valets n'ont pas été longs à prendre peur et ils n'ont peut-être pas tort.

– Je n'ai jamais tenu à suivre l'exemple des valets, fit dédaigneusement Margot, dont les yeux flambaient comme des braises.

Elle ajouta après un instant de réflexion :

– Pour moi, ma vie tourne autour d'un seul souvenir. J'ai été mise avec le comte dans la hotte du paysan catholique qui le ramena à Toulouse chez ses parents. C'était après le massacre des gens de mon village dont était ma mère, sa nourrice. J'avais quatre ans à peine, mais je me souviens de chaque détail. Il était tout brisé et gémissait. Moi j'essuyais maladroitement son petit visage sanglant, et comme il brûlait de soif, je lui glissais un peu de neige fondue entre les lèvres. Pas plus qu'alors, maintenant, devrais-je mourir aussi sur la paille d'un cachot, je ne le quitterai...

Angélique ne répondit rien, mais elle s'appuya plus fortement et posa un instant sa joue contre l'épaule de la servante.

Elles trouvèrent une taverne près de la porte de Nesle, devant le petit pont en dos d'âne qui franchissait l'ancien fossé des remparts. La patronne leur prépara une fricassée dans l'âtre.

Il y avait peu de monde dans la salle, à part quelques soldats curieux de cette dame en riches atours assise devant une table grossière.

Par la porte ouverte, Angélique regardait la sinistre tour de Nesle flanquée de son lanternon. C'est de là que jadis on précipitait dans le fleuve les amants d'une nuit de la luxurieuse Marguerite de Bourgogne, reine de France, qui, masquée, allait racoler dans les ruelles les étudiants au frais visage.

Maintenant la tour délabrée avait été louée par la Ville à des blanchisseuses, qui étalaient leur linge aux créneaux et aux meurtrières.

L'endroit était calme et peu passant, la campagne toute proche. Des bateliers tiraient leurs barques sur la vase des rives. Des enfants péchaient à la ligne dans les fossés...

*****

Lorsque le soir commença de tomber, Angélique traversa de nouveau le fleuve pour se retrouver aux Tuileries. Il y avait beaucoup de monde dans les allées du jardin, car l'heure fraîche amenait non seulement des seigneurs, mais aussi des familles de riches bourgeois qui avaient accès à la promenade du parc.

Au pavillon de Flore, le chevalier de Lorraine vint lui-même à la rencontre des visiteuses et les installa sur une banquette de l'antichambre. Son Altesse n'allait pas tarder à venir. Il les laissa.

Les couloirs semblaient très animés. Ce passage servait de communication entre les Tuileries et le Louvre. À plusieurs reprises, Angélique remarqua des visages rencontrés à Saint-Jean-de-Luz. Elle se renfonçait dans l'encoignure, n'ayant aucun souci d'être reconnue. D'ailleurs peu de personnes les remarquaient. On se rendait au souper de Mademoiselle. On se donnait rendez-vous pour jouer au trente et un chez Mme Henriette. Certains déploraient d'être contraints de retourner au château de Vincennes, si peu commode, mais où le roi devait demeurer jusqu'à son entrée dans Paris.

Peu à peu, l'ombre envahit les couloirs. Des files de laquais apparurent portant des flambeaux qu'ils disposèrent de console en console, entre les hautes fenêtres.

– Madame, dit brusquement Margot, il faut nous en aller. La nuit colle aux carreaux. Si nous ne partons pas maintenant, nous ne nous y retrouverons pas, ou bien nous nous ferons assassiner par quelque malandrin.

– Je ne bougerai pas avant d'avoir vu Monsieur, fit Angélique têtue. Devrais-je passer la nuit sur cette banquette.

La servante n'insista pas. Mais quelques instants plus tard, elle reprit à voix basse :

– Madame, je crains qu'on ne veuille attenter à votre vie.

Angélique sursauta.

– Tu es folle. Où vas-tu chercher des idées pareilles ?

– Pas si loin. On a bien cherché à vous tuer il y a quatre jours à peine.

– Que veux-tu dire ?

– Dans la forêt de Rambouillet. Ce n'était pas au roi et à la reine qu'on en voulait, madame, mais bien à vous. Et, si la voiture n'avait pas trébuché dans une ornière, la balle qu'on a tirée à bout portant dans la vitre, vous l'auriez reçue dans la tête, pour sûr.

– Tu te fais des imaginations extravagantes. Ces valets, à la recherche d'un mauvais coup, auraient assailli n'importe quelle voiture...

– Ouais ! Alors pourquoi celui qui a tiré sur vous était-il votre ancien maître d'hôtel, Clément Tonnel ?

Angélique regarda autour d'elle la perspective maintenant déserte de l'antichambre, où les flammes droites des cires ne faisaient remuer aucune ombre.

– Tu es certaine de ce que tu dis là ?

– J'en répondrais sur ma vie. Je l'ai bien reconnu, malgré son feutre baissé sur les yeux. On a dû le choisir parce qu'il vous connaissait bien, et qu'ainsi on était sûr qu'il ne se tromperait pas sur la personne.

– Qui ça « on » ?

– Est-ce que je sais, moi ? fit la servante en haussant les épaules. Mais il y a une chose au moins que je crois encore : c'est que cet homme est un espion ; il ne m'a jamais inspiré confiance. D'abord, il n'était pas de chez nous. Ensuite, il ne savait pas rire. Enfin, il paraissait toujours guetter quelque chose, un air de s'affairer à son travail avec des oreilles trop ouvertes... Maintenant pourquoi a-t-il voulu vous tuer, je ne pourrais pas plus l'expliquer que la raison pour laquelle mon maître est en prison. Mais il faudrait être aveugle et sourde et sotte par-dessus le marché pour ne pas comprendre que vous avez des ennemis qui ont juré votre perte.

Angélique frissonna et serra autour d'elle son ample cape de soie brune.

– Je ne vois rien qui puisse motiver cet acharnement. Pourquoi voudrait-on me tuer ?

Dans un éclair, la vision du coffret au poison passa devant ses yeux. Ce secret, elle ne l'avait partagé qu'avec Joffrey. Était-il possible qu'on se préoccupât encore de cette vieille histoire ?

– Partons, madame, répéta Margot d'une voix pressante.

À ce moment, le bruit d'un pas résonna dans la galerie. Angélique ne put s'empêcher de tressaillir nerveusement. Quelqu'un s'approchait. Angélique reconnut le chevalier de Lorraine, portant un flambeau à trois bougies. Les flammes éclairaient son visage très beau, dont l'expression affable démentait mal une expression hypocrite et tant soit peu cruelle.

– Son Altesse Royale s'excuse infiniment, dit-il en s'inclinant. Elle a été retardée et ne pourra se rendre ce soir au rendez-vous qu'elle vous a donné. Voulez-vous que la chose soit reportée demain à la même heure ?

Angélique était affreusement déçue. Elle accepta cependant le nouveau rendez-vous. Le chevalier de Lorraine lui dit que les portes des Tuileries étaient fermées ; il allait les conduire jusqu'à l'autre extrémité de la grande galerie. Là, en sortant par un petit jardin qu'on appelait le Jardin de l'infante, elles seraient à quelques pas du Pont-Neuf. Le chevalier de Lorraine marchait en tenant haut son flambeau. Ses talons de bois résonnaient lugubrement sur le dallage. Angélique voyait passer dans les vitres noires leur petit cortège, et ne pouvait s'empêcher de lui trouver quelque chose de funèbre. De temps à autre, on croisait un garde, une porte s'ouvrait et un couple en sortait, rieur. On apercevait un salon brillamment éclairé, où la société jouait gros et petit jeu. Un orchestre de violons, quelque part derrière une tenture, laissa flotter longtemps sa mélodie aigrelette et douce.

Enfin l'interminable marche parut prendre fin. Le chevalier de Lorraine s'arrêta.

– Voici l'escalier par lequel vous allez descendre dans les jardins. Vous trouverez immédiatement sur votre droite une petite porte et quelques marches, et vous serez hors du palais.

Angélique n'osait dire qu'elle était sans voiture, et d'ailleurs le chevalier ne s'en informait pas. Il s'inclina avec la correction de quelqu'un qui a terminé son service et s'éloigna.

Angélique saisit de nouveau le bras de la servante.

– Dépêchons-nous, Margot, ma chère. Je ne suis pas peureuse, mais cette promenade nocturne ne m'inspire aucunement.

Elles commencèrent à descendre en hâte les marches de pierre.

*****

Ce fut son petit soulier qui sauva Angélique. Elle avait tant marché toute la journée que la fragile bride de cuir, brusquement, céda. Lâchant sa compagne à mi-chemin de l'escalier, elle se pencha pour essayer de la réparer. Margot continua de descendre.

Tout à coup un cri atroce monta de l'ombre, un cri de femme frappée à mort.

– Au secours, madame, on m'assassine... Fuyez !... Fuyez !

Puis la voix se tut. Un gémissement affreux se prolongea, s'affaiblit. Glacée d'épouvanté, Angélique sondait en vain le puits obscur où s'enfonçaient les marches blêmes. Elle appela :

– Margot ! Margot !

Sa voix résonna dans un silence profond. L'air frais de la nuit parfumée par les orangers du jardin venait jusqu'à elle, mais plus un bruit ne s'élevait. Frappée de panique, Angélique remonta précipitamment et retrouva les lumières de la grande galerie. Un officier y passait. Elle se précipita vers lui.

– Monsieur ! Monsieur ! au secours. On vient de tuer ma servante. Elle reconnut un peu tard le marquis de Vardes, mais dans son effroi il lui parut providentiel.

– Hé ! c'est la femme en or, fit-il remarquer de sa voix ricanante, c'est la femme aux doigts lestes.

– Monsieur, le moment n'est pas au badinage. Je vous répète qu'on vient d'assassiner ma servante.

– Et après ? Vous ne voudriez pas que j'en pleure ?

Angélique se tordait les mains.