« Un amant ne doit avoir qu'une seule amante. Une amante ne doit avoir qu'un seul amant. » Choisissez-vous, aimez-vous, séparez-vous quand la lassitude viendra, mais ne soyez pas de ces amants volages qui pratiquent l'ivrognerie des passions, boivent de toutes les coupes à la fois et transforment les cours des royaumes en basses-cours.

– Par saint Séverin ! s'exclama Germontaz en émergeant de son assiette. Si mon oncle l'archevêque vous entendait, il en perdrait le jugement. Ce que vous dites ne ressemble à rien. Jamais on ne m'a appris de telles choses.

– On vous a appris si peu de choses, monsieur le chevalier !... Qu'y a-t-il donc dans mes paroles qui vous choque tant ?

– Tout. Vous prêchez la fidélité et le libertinage, la décence et l'amour charnel. Et puis, tout à coup, comme si vous étiez en chaire, vous flétrissez « l'ivrognerie des passions ». Je soumettrai l'expression à mon oncle l'archevêque. Nul doute qu'il la ressorte dès dimanche prochain, en pleine cathédrale.

– Mes paroles sont de sagesse humaine. L'amour est ennemi des excès. En cela, comme lorsqu'il s'agit de faire bonne chère, préférons la qualité à la quantité. La limite du plaisir s'arrête où commencent l'effort et l'écœurement du dévergondage. Mais est-il capable de déguster un baiser savant celui qui bâfre comme un porc et boit comme un trou ?

– Dois-je me reconnaître dans cette description ? grommela le chevalier de Germontaz la bouche pleine.

Angélique pensa qu'au moins il n'avait pas mauvais caractère. Mais pourquoi Joffrey semblait-il le provoquer à plaisir ? Lui-même ne se dissimulait pas, pourtant, le danger de cette présence désagréable.

– L'archevêque nous envoie son neveu en espionnage, avait-il annoncé à sa femme, la veille du festin.

Et il avait ajouté légèrement :

– Savez-vous que la guerre est déclarée entre nous ?

– Que s'est-il passé, Joffrey ?

– Rien. Mais l'archevêque veut le secret de ma fortune, sinon ma fortune elle-même. Il ne me lâchera plus.

– Vous vous défendrez, Joffrey ?

– De mon mieux. Malheureusement, il n'est pas né encore celui qui pourra anéantir la bêtise humaine.

*****

Les valets avaient ôté les plats. Huit petits pages entrèrent portant les uns des corbeilles de rosés, les autres des pyramides de fruits. Devant chaque convive furent déposées des assiettes contenant des dragées aux épices et diverses confiseries.

– Vous me voyez bien aise de vous entendre parler si simplement de l'amour charnel, dit le jeune Cerbalaud. Figurez-vous que je suis follement amoureux et pourtant me voici seul dans cette assemblée. Je ne crois pas avoir manqué d'ardeur dans mes déclarations, et sans me vanter j'ai eu par instants l'impression que ma flamme était partagée. Mais, hélas ! mon amie est prude. Que j'ose un geste hardi et aussitôt j'en ai pour plusieurs jours de regards cruels et de froideur significative. Voici des mois que je tourne dans ce manège diabolique : la conquérir en lui prouvant ma flamme et la perdre chaque fois que j'essaie de la lui prouver !...

La mésaventure de Cerbalaud amusa tout le monde. Une dame le saisit à pleins bras et l'embrassa sur la bouche. Quand le brouhaha fut un peu calmé, Joffrey de Peyrac dit avec gentillesse :

– Prends patience, Cerbalaud, et souviens-toi que les filles farouches sont celles qui peuvent atteindre aux plus grandes voluptés. Mais il leur faut un amant habile, afin de dénouer en elles je ne sais quel scrupule qui leur font confondre l'amour avec le péché. Méfie-toi aussi des demoiselles qui trop souvent confondent amour et mariage. Maintenant je te citerai quelques préceptes : « En t'adonnant aux plaisirs de l'amour, n'outrepasse pas le désir de l'amante ; que tu donnes ou reçoives les plaisirs de l'amour, observe toujours une certaine pudeur. » Et enfin « sois toujours attentif au commandement des dames ».

– Je trouve que vous faites trop belle la part aux dames, protesta un gentilhomme qui reçut pour sa peine force coups d'éventail. À vous entendre, il faudrait sans cesse mourir à leurs pieds.

– Mais c'est très bien ainsi, approuva la maîtresse de Bernard d'Andijos. Savezvous comment, à Paris, nous nommons les jeunes gens qui nous font la cour, à nous autres Précieuses ? Des « mourants ».

– Je ne veux pas mourir, fit Andijos d'un air sombre. Ce sont mes rivaux qui mourront.

– Doit-on laisser les dames faire tous leurs caprices ?

– Évidemment.

– Elles nous en mépriseront...

– Et nous tromperont...

– Doit-on admettre d'être trompé ?

– Certainement pas, dit Joffrey de Peyrac. Battez-vous en duel, messieurs, et tuez vos rivaux. « Qui n'est pas jaloux ne peut pas aimer. » – « Un soupçon sur mon amante, ardeur d'aimer augmente ! »

– Ce Chapelain du diable a pensé à tout !

*****

Angélique porta un verre à ses lèvres. Son sang circulait plus vite, et elle se mit à rire. Elle aimait la fin de ces repas parmi les gens du Sud, alors que tout à coup l'accent prenait l'éclat d'une fanfare, qu'on se lançait à la tête défis et galéjades et qu'un gentilhomme tirait son épée tandis qu'un autre accordait sa guitare.

– Chante ! Chante ! réclama-t-on soudain. La Voix du royaume.

Dans la loggia qui surplombait la galerie, les musiciens se mirent à jouer en sourdine. Angélique vit que la petite veuve avait posé sa tête sur l'épaule du petit duc. D'un doigt léger, elle cueillait des pastilles et les lui glissait entre les lèvres. Ils se souriaient.

Sur le ciel velouté, la lune apparut, ronde et limpide. Joffrey de Peyrac fit un signe et un valet alla de flambeau en flambeau pour souffler les bougies. Il fit très sombre, puis les yeux peu à peu s'habituèrent à la douce clarté lunaire ; mais les voix s'étaient assourdies et dans le soudain recueillement on entendait les soupirs de couples enlacés. Déjà certains s'étaient levés. Ils erraient dans les jardins ou dans les galeries ouvertes aux souffles embaumés de la nuit.

– Mesdames, dit encore la voix grave et harmonieuse de Joffrey de Peyrac, et vous, messieurs, soyez donc les bienvenus au palais du Gai Savoir. Quelques jours nous deviserons ensemble et mangerons à la même table. Des appartements vous sont préparés dans cette demeure. Vous y trouverez vins fins, pâtisseries et sorbets. Et lits confortables. Dormez-y seul si vous êtes d'humeur morose. Accueillez-y l'ami d'une heure... ou de votre vie, si bon vous semble. Mangez, buvez, faites l'amour... mais soyez discrets, car « l'amour ne doit point être divulgué pour garder toute saveur ». Un conseil encore... et qui est pour vous, mesdames. Sachez que la paresse est aussi une des grandes ennemies de l'amour. Dans ces pays où la femme est encore l'esclave de l'homme, en Orient et en Afrique, c'est à elle qu'il incombe, le plus souvent, de se dépenser pour mener son maître au plaisir. On vous a fait la part trop belle, en effet, sous nos ci eux civilisés. Vous en abusez parfois en répondant à notre fougue par une langueur... qui n'est pas loin de la torpeur. Apprenez donc à vous prodiguer avec une vaillance dont la volupté vous récompensera : « Homme hâtif, femme passive, font les amants sans plaisir. » J'achèverai sur une confidence d'ordre gastronomique. Messieurs, souvenez-vous que le vin de Champagne, dont quelques bouteilles rafraîchissent à votre chevet, a plus d'imagination que de constance. En d'autres termes, il est préférable de n'en pas trop boire pour se préparer au combat. Mais aucun vin n'est plus glorieux pour célébrer la victoire, réconforter d'une nuit heureuse et entretenir ardeur et force. Mesdames, je vous salue.

Il repoussa son fauteuil, croisa brusquement ses deux pieds sur la table et prenant sa guitare il se mit à chanter. Son visage masqué se tournait du côté de la lune. Angélique se sentait affreusement solitaire. Un monde ancien, cette nuit-là, renaissait de ses cendres à l'ombre de la tour d'Arsézat. Toulouse la chaude retrouvait son âme. La volupté avait droit de cité, et Cette jeune femme pleine de sève et de jeunesse ne pouvait y demeurer insensible. On ne s'entretient pas impunément de l'amour et de ses délices sans céder à une langueur déjà propice. Maintenant presque tous les convives avaient quitté la salle. Quelques-uns encore dans l'embrasure des fenêtres, un verre de rossolis à la main, se livraient aux câlineries du badinage. Mme de Saujac embrassait son capitaine. La longue soirée tiède, adoucie encore par les vins tins, les mets délicats rehaussés d'épices choisies, la musique et les fleurs, achevait son œuvre en livrant le palais du Gai Savoir à la magie de l'amour.

L'homme rouge continuait de chanter, mais lui aussi était solitaire.

« Qu'attend-il ? se disait Angélique. Que j'aille me jeter à ses pieds en lui disant : prends-moi. »

Un long frisson la secoua à cette pensée, et elle ferma les yeux. Elle n'était que trouble et contradictions. Alors que la veille encore l'avait vue prête à céder, elle se révoltait ce soir contre la séduction : « Il attire les jeunes femmes par des chants. » De loin cela avait paru si terrible, et de près c'était si merveilleux. Elle se leva, et sortit à son tour en se disant qu'elle « échappait à la tentation ». Puis aussitôt, pensant que cet homme était son époux devant Dieu, elle secoua la tête désespérément. Elle se sentait perdue et craintive. Élevée raidement, elle demeurait timide devant une vie trop libre. Elle était d'un temps où toute faiblesse se payait de remords et de scrupules.

Telle femme qui, cette nuit, se livrerait gémissante à l'étreinte de son amant, demain courrait s'abattre en larmes dans un confessionnal, réclamerait les grilles d'un couvent et le voile pour expier ses fautes. Angélique sentait bien que ce n'était pas au mariage mais à l'amour que Joffrey de Peyrac voulait l'asservir. Elle eût été mariée à un autre qu'il eût agi de même. Est-ce que la nourrice n'avait pas eu raison en disant que cet homme était au service du diable ?... En descendant le grand escalier, elle croisa un couple qui s'étreignait. La femme murmurait très vite comme une petite prière plaintive. Dans ce palais plein de soupirs, Angélique en robe blanche errait le long des jardins. Elle aperçut Cerbalaud, seul aussi, marchant à travers les allées et méditant, sans doute, aux discours qu'il tiendrait à son amie trop prude. Elle sourit.