« Je l'aime, pensa-t-elle soudain. Je l'aime et j'ai peur. Ah ! qu'ils ne lui fassent pas de mai. Pas avant... Pas avant... »
Craintive, elle n'osait achever son souhait : pas avant qu'il ne m'ait serrée dans ses bras...
Chapitre 11
– L'amour, dit Joffrey de Peyrac, l'art de l'amour est la très précieuse qualité de notre race. J'ai voyagé à travers bien des pays, et partout j'ai vu la chose admise. Réjouissons-nous, messieurs, et vous, mesdames, rengorgez-vous, mais prenons garde tous. Car rien n'est plus fragile que cette réputation si un cœur subtil et un corps savant ne viennent la soutenir.
Son visage, masqué de velours très noir dans l'encadrement de son abondante chevelure, se pencha et l'on vit étinceler son sourire.
– Voilà pourquoi nous sommes réunis dans ce palais du Gai Savoir. Cependant, je ne vous invite pas à un retour dans le passé. J'évoquerai, certes, notre maître de l'Art d'Aimer qui jadis éveilla les cœurs des hommes au sentiment amoureux, mais nous ne délaisserons pas ce que les siècles suivants ont offert à notre perfectionnement : ainsi de l'art de converser, d'amuser, de faire briller son esprit, ou bien encore, jouissance plus simple mais qui a son importance, du soin de la bonne chère et du bien boire pour mettre en disposition amoureuse.
– Ah ! cela me convient mieux, beugla le chevalier de Germontaz. Le sentiment, peuh ! moi, je mange un demi-sanglier, trois perdreaux, six poulets, j'avale une bouteille de vin de Champagne, et allez, la belle, au lit !
– Et quand cette belle s'appelle Mme de Mont-maure, elle raconte que vous savez fort bien et bruyamment ronfler, mais qu'au lit c'est tout ce que vous savez faire.
– Elle raconte cela ? Oh ! la traîtresse ! Il est vrai qu'un soir, me trouvant alourdi...
Un éclat de rire général interrompit le gros chevalier, qui, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, souleva le couvercle d'argent d'un des plats et se saisit entre deux doigts d'une aile de volaille.
– Moi, quand je mange, je mange. Je ne suis pas comme vous, qui mélangez tout et cherchez à mettre du raffinement là où il n'y a pas besoin d'en mettre.
– Grossier pourceau, dit doucement le comte de Peyrac, avec quel plaisir je vous contemple ! Vous personnifiez si bien tout ce que nous bannissons de nos mœurs, tout ce que nous haïssons. Voyez, messieurs, et vous, mesdames, voici le descendant des barbares, de ces croisés qui vinrent à l'ombre de leurs évêques allumer des milliers de bûchers entre Albi, Toulouse et Pau. Ils étaient si férocement jaloux de ce pays charmant où l'on chantait l'amour des dames, qu'ils le réduisirent en cendres et firent de Toulouse une ville intolérante, méfiante, aux yeux durs de fanatique. N'oublions pas...
« Il ne devrait pas parler ainsi », pensa Angélique.
Car l'on riait, mais elle voyait briller, dans certains yeux noirs, une lueur cruelle. C'était une chose qui la surprenait toujours que la rancune de ces gens du Midi pour un passé vieux de quatre siècles. Mais l'horreur de la croisade des Albigeois avait dû être telle que l'on voyait encore dans les campagnes des mères menacer leurs enfants d'appeler le terrible Montfort.
Joffrey de Peyrac aimait attiser cette rancœur, moins par fanatisme provincial que par horreur pour toute étroitesse d'esprit, grossièreté et stupidité. Assis à l'autre bout de l'immense table, Angélique le voyait dans un habit de velours cramoisi constellé de diamants. Son visage masqué et ses cheveux sombres rehaussaient la blancheur de son haut col de dentelles des Flandres, de ses manchettes et aussi de ses mains longues et vivantes, dont chaque doigt portait une bague.
Elle-même était en blanc, et cela lui rappelait singulièrement le jour de son mariage. Comme ce jour-là, les plus grands seigneurs du Languedoc et de Gascogne étaient présents et garnissaient les deux grandes tables des banquets que l'on avait fait dresser dans la galerie du palais. Mais aujourd'hui ni vieillards ni ecclésiastiques dans cette brillante société. Maintenant qu'Angélique pouvait mettre un nom sur chaque visage, elle reconnaissait que la plupart des couples qui l'entouraient ce soir étaient illégitimes. Andijos avait amené sa maîtresse, une flamboyante Parisienne. Mme de Saujac, dont le mari était magistrat à Montpellier, penchait câlinement sa tête brune sur l'épaule d'un capitaine aux moustaches dorées. Quelques cavaliers, venus seuls, se rapprochaient des dames assez audacieuses et indépendantes pour s'être rendues sans chaperon à la célèbre cour d'amour.
Une impression de jeunesse et de beauté se dégageait de ces hommes et de ces femmes luxueusement vêtus. Les flambeaux et les torchères faisaient briller l'or et les pierres précieuses. Les fenêtres de la salle étaient grandes ouvertes sur la tiède soirée printanière. Pour éloigner les moustiques, on brûlait dans des cassolettes des feuilles de citronnelle et d'encens et l'odeur s'en mêlait, capiteuse, à celle des vins. Angélique se sentait rustique et déplacée comme une fleur des champs dans un parterre de rosés.
Cependant, elle était très en beauté, et son maintien n'avait rien à envier à celui des plus grandes dames.
La main du petit duc de Forba des Ganges effleura son bras nu.
– Quelle douleur, madame, chuchota-t-il, qu'un tel maître vous possède ! Car je n'ai de regards que pour vous ce soir.
Elle lui donna, du bout de son éventail, un petit coup mutin sur les doigts.
– Ne vous empressez pas à mettre en pratique ce qu'on vous enseigne ici. Écoutez plutôt sagement les paroles d'expérience : foin de celui qui se hâte et tourne à tous les vents. N'avez-vous pas remarqué combien votre voisine de droite a le nez mutin et la joue rosé ? Je me suis laissé dire que c'était une petite veuve qui ne demandait qu'à être consolée de la mort d'un très vieux et très grognon mari.
– Merci de vos conseils, madame.
– « Amour nouveau chasse l'ancien », dit maître Le Chapelain.
– Tout enseignement de votre bouche ravissante ne peut qu'être suivi. Laissez-moi baiser vos doigts et je vous promets de m'occuper de la petite veuve.
*****
À l'autre extrémité de la table, une discussion s'était engagée entre Cerbalaud et M. de Castel-Jalon.
– Je suis pauvre comme un gueux, disait ce dernier, et je ne cache pas que j'ai vendu un arpent de vigne pour me nipper décemment et venir en ces lieux. Mais je prétends que je n'ai pas besoin d'être riche pour être aimé pour moi-même.
– Vous ne serez jamais aimé avec délicatesse. Au plus votre idylle vaudra-t-elle celle d'un croyant qui caresse sa bouteille d'une main et sa mie de l'autre en songeant tristement aux gros sous péniblement gagnés qu'il lui faudra donner pour payer l'une et l'autre.
– Je prétends que le sentiment...
– Le sentiment ne se cultive pas dans la gêne...
Joffrey de Peyrac étendit les mains en riant.
– Paix, messieurs, écoutez le maître ancien dont l'humaine philosophie doit trancher tous nos débats. Voici par quelles paroles s'ouvre son traité de l'Art d'aimer : « L'amour est aristocratique. Pour s'occuper d'amour, il ne faut pas avoir souci de sa vie matérielle et il ne faut pas être pressé par celle-ci au point de compter le temps de chaque jour. » Donc soyez riches, messieurs, et comblez vos belles de bijoux. L'éclair d'un regard de femme devant une parure est bien proche de se transformer en éclair d'amour. Personnellement, j'adore le regard qu'une femme parée jette à son miroir. Mesdames, ne protestez pas et ne soyez pas hypocrites. Appréciez-vous celui qui vous dédaigne au point de ne pas chercher à rendre plus éclatante votre beauté ?
Les dames rirent et murmurèrent.
– Mais, moi, je suis pauvre, s'écria Castel-Jalon lamentablement. Peyrac, ne sois pas si dur, rends-moi l'espoir !...
– Deviens riche !
– Facile à dire !
– Toujours facile à qui le veut. Au moins alors ne sois pas avare. « L'avarice est le pire ennemi de l'amour. » Puisque tu es gueux, ne compte pas ton temps, ni tes prouesses, fais mille folies, fais rire surtout. « L'ennui est le ver rongeur de l'amour. »
« N'est-ce pas, mesdames, que vous préférez un bouffon à un solennel savant ?... Enfin, je te livre en ultime consolation ceci : « Le mérite seul rend digne d'amour... »
« Comme sa voix est belle et comme il parle bien », se disait Angélique. Le baiser du petit duc avait laissé sur ses doigts une brûlure. Docile, il s'était ensuite détourné d'elle et se penchait sur la petite veuve au teint rosé. Angélique était seule et à travers la longue table et la fumée bleue des cassolettes son regard ne quittait pas la silhouette rouge du maître de maison. La voyait-il ? Lui lançait-il un appel derrière ce masque dont il avait voilé son visage blessé ? Ou bien désinvolte, indifférent, savourait-il seulement en épicurien comblé la joute délicate des mots ?
– Savez-vous que je suis très déconcerté, s'écria soudain le jeune duc de Forba des Ganges en se dressant à demi. C'est la première fois que j'assiste à une cour d'amour et je m'attendais, je l'avoue, à un agréable libertinage et non pas à m'entendre dire une parole d'une telle rigueur. « Le mérite seul rend digne d'amour. » Nous faut-il devenir des petits saints pour conquérir nos dames ?
– Dieu vous en préserve, monsieur le duc, glissa la jeune veuve en riant.
– Le défi est sérieux, fit Andijos. M'aimeriez-vous coiffé d'une auréole, ma très chère ?
– Certes non.
– Pourquoi accordez-vous le mérite aux autels ? s'écria Joffrey de Peyrac. Le mérite c'est d'être fou, joyeux, pourfendeur, cavalier, rimeur et surtout – je vous attends la, messieurs – amant habile et toujours dispos. Nos pères opposaient l'amour courtois à l'amour gaulois. Moi, je vous dirai : faisons notre ordinaire de l'un et de l'autre. Il faut aimer vraiment et complètement, c'est-à-dire charnellement. Il se tut, un instant, puis continua d'une voix plus sourde : Mais ne méprisons pas l'exaltation sentimentale qui, sans être étrangère au désir, le transcende et l'affine. C'est pourquoi j'estime que celui qui veut connaître l'amour doit sacrifier à cette discipline du cœur et des sens que recommande Le Chapelain :
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