– J'ai là une réserve de produits divers : soufre, cuivre, fer, étain, plomb, borax, orpiment, réalgar, cinabre, mercure, pierre infernale, vitriol bleu et vert. En face, dans ces bonbonnes de verre, j'ai de l'oléum, de l'eau-forte et de l'esprit-de-sel.
« Sur le rayon le plus haut, vous voyez mes tubes et vaisseaux de verre, de fer, de grès verni, et plus loin des cornues et des alambics. Dans la petite salle du fond, voici des roches à or invisible, comme ce minerai arsenical, et diverses pierres donnant par fusion de l'argent. Voici de l'argent corné du Mexique, que j'ai eu par un seigneur espagnol revenant de là-bas.
– Monsieur le Comte veut se moquer du pauvre savoir d'un moine en affirmant que cette matière cireuse est de l'argent, car je n'en vois pas un traître point.
– Je vous le ferai voir bientôt, dit le comte.
Il prit un gros morceau de charbon de bois sur un tas disposé à côté des fours. Il prit également dans un bocal placé sur un rayon une bougie de suif, l'alluma à la flamme de la braise, creusa avec une pointe de fer un petit trou dans le charbon, y disposa un pois de l'« argent corné » qui était, en effet, d'un gris-jaune sale et semi-translucide, y ajouta un peu de borax qu'il nomma, puis saisissant un tube de cuivre recourbé, l'approcha de la flamme de la bougie et souffla adroitement celle-ci contre le petit trou rempli des deux substances salines. Elles fondirent, se boursouflèrent, changèrent de couleur, puis une série de globules métalliques apparurent qu'en soufflant plus fort le comte fondit en une seule lentille brillante. Il éloigna la flamme et sortit sur la pointe d'un couteau Te petit lingot étincelant.
– Voici de l'argent fondu que j'ai retiré devant vous de cette roche à l'aspect bizarre.
– Opérez-vous aussi simplement la transmutation de l'or ?
– Je ne fais aucune transmutation ; je ne fais qu'extraire les métaux précieux des minerais qui les contiennent déjà, mais à un état non métallique.
Le moine parut peu convaincu. Il toussota et regarda autour de lui.
– Quels sont ces tuyaux et ces caisses pointues ?
– C'est une canalisation d'adduction d'eau à la manière chinoise pour faire des essais de lavage et capter l'or par le mercure dans les sables.
Hochant la tête, le religieux s'approcha avec circonspection d'un fourneau qui ronflait, et dans lequel plusieurs creusets mijotaient, en partie au rouge.
– Je vois là certes une très belle installation, dit-il, mais rien qui de près ou de loin ressemble à l'« athanor » ou la célèbre « maison du poulet du sage ».
Peyrac éclata de rire à s'étouffer, puis, devenu plus calme, il s'excusa :
– Pardonnez-moi, mon père, mais la dernière collection de ces vénérables stupidités a été détruite par l'explosion de l'or tonnant dont monseigneur a été témoin l'autre jour.
Bécher eut une expression déférente :
– Monseigneur m'en a parlé en effet. Ainsi vous arrivez à faire un or instable et qui éclate ?
– J'arrive à fabriquer même un mercure fulminant, pour ne rien vous cacher.
– Mais l'œuf philosophique ?
– Je l'ai dans ma tête !
– Vous blasphémez ! fit le moine avec agitation.
– Qu'est-ce que c'est que cette histoire de poulet et d'œuf ? s'exclama Angélique. Personne ne m'en a jamais parlé.
Bécher lui jeta un regard méprisant. Mais, voyant que le comte de Peyrac dissimulait un sourire et que le chevalier de Germontaz bâillait sans retenue, il se contenta faute de mieux de ce modeste auditoire.
– C'est dans l'œuf philosophique que s'accomplit le Grand œuvre, dit-il en vrillant son regard de feu dans les yeux candides de la jeune femme. La conduite du Grand œuvre se fait sur l'or purifié. Soleil, et l'argent fin. Lune, auquel on doit mêler du vif-argent, Mercure. L'hermétiste les soumet dans l'œuf philosophique ou matras scellé aux ardeurs croissantes et décroissantes d'un feu bien réglé, Vulcain. Ce qui a pour effet de développer dans le compost les puissances séminales de Vénus, dont la pierre philosophale, substance régénératrice, est l'espèce visible. Dès lors, les réactions vont se développer dans l'œuf suivant un ordre certain : elles permettent de surveiller la cuisson de la matière. Il importe surtout de prêter attention aux trois couleurs : noir, blanc, rouge qui indiquent respectivement la putréfaction, l'ablation et la rubéfaction de la pierre philosophale. Bref, l'alternance de mort et de résurrection, par où selon l'ancienne philosophie doit passer pour se reproduire toute substance qui végète.
« L'esprit du monde, médiateur obligatoire de lame et du corps universel, est la cause efficiente des générations de tout ordre, celle qui vitalise les quatre éléments.
« Cet esprit est détenu dans l'or, mais, hélas ! il y demeure inactif et prisonnier. C'est au sage de le libérer.
– Et comment procédez-vous, mon père, pour le libérer, cet esprit qui est à la base de tout et qui est prisonnier de l'or ? demanda doucement Peyrac.
Mais l'alchimiste restait insensible à l'ironie. La tête rejetée en arrière, il suivait son vieux rêve.
– Pour le libérer, il faut la pierre philosophale. Mais celle-ci ne suffit pas encore. Il faut pouvoir donner l'impulsion à l'aide de la poudre de projection, amorce du phénomène qui transformera tout en or pur.
*****
Il resta silencieux un moment, plongé dans ses pensées.
– Après des années et des années de recherches, je crois pouvoir dire que je suis arrivé à certains résultats. Ainsi, joignant le mercure de philosophes, principe femelle, avec l'or qui est mâle, mais un or choisi pur et en feuilles, je mis ce mélange dans l'Athanor ou maison du Poulet du Sage, sanctuaire, tabernacle que tout laboratoire d'alchimiste doit posséder. Cet œuf, qui était une cornue en forme d'ovale parfait et scellée hermétiquement afin que rien de la matière ne pût s'exhaler, fut placé par moi sur une écuelle pleine de cendres et mis au four. Dès lors ce mercure, par sa chaleur et son soufre intérieur excité par le feu que j'entretenais continuellement dans un degré et une proportion nécessaires, ce mercure arriva à dissoudre l'or sans violence et le réduisit à l'état d'atomes. Au bout de six mois j'obtins une poudre noire que je nommais ténèbres cimériques. Avec cette poudre, il me fut possible de transformer certaines parties d'objets de métal vif en or pur, mais, hélas, le germe vital de mon purum aurum n'était pas encore assez fort, car je ne pus jamais les transformer en profondeur et complètement !
– Mais vous avez certainement essayé, mon père, de fortifier ce germe moribond ? interrogea Joffrey de Peyrac tandis qu'un éclair amusé brillait dans ses yeux.
– Oui, et à deux reprises je crois avoir été bien près du but. La première fois, voici comment je procédai. Je fis digérer pendant douze jours des sucs de mercuriale, de pourpier et de chélidoine dans du fumier. Ensuite je fis distiller le produit et j'obtins une liqueur rouge. Je la remis dans le fumier. Il en naquit des vers qui se dévorèrent entre eux, hormis un qui demeura seul. Je nourris ce ver unique avec les trois plantes précédentes jusqu'à ce qu'il fût devenu gros. Ensuite je le brûlai, le réduisis en cendres et mêlai sa poudre à de l'huile de vitriol ainsi qu'à la poudre des ténèbres cimériques. Mais celle-ci en fut à peine fortifiée.
– Pouah ! dit le chevalier de Germontaz avec dégoût.
Angélique jeta un regard effaré à son mari, mais celui-ci demeurait impassible.
– Et la seconde fois ? demanda-t-il.
– La seconde fois, j'eus un grand espoir. Ce fut lorsqu'un voyageur qui avait fait naufrage sur des rives inconnues me remit de la terre vierge qu'aucun homme avant lui n'avait foulée, m assura-t-il. En effet, la terre absolument vierge renferme la semence ou le germe des métaux, c'est-à-dire la vraie pierre philosophale. Mais sans doute cette parcelle de terre n'était-elle pas tout à fait vierge, conclut le savant religieux d'un air piteux, car je n'obtins pas les résultats espérés.
Maintenant Angélique aussi avait envie de rire. Un peu précipitamment, afin de dissimuler son hilarité, elle interrogea :
– Mais vous-même, Joffrey, ne m'avez-vous pas raconté que vous aviez fait naufrage dans une île déserte, couverte de brumes et de glaces ?
Le moine Bécher sursauta et, les yeux illuminés, saisit le comte de Peyrac par les épaules.
– Vous avez fait naufrage sur une terre inconnue ? Je le savais, je m'en doutais. Vous êtes donc celui dont parlent nos écrits hermétiques, celui qui revient de « la partie postérieure du monde, là où l'on entend gronder le tonnerre, souffler le vent, tomber la grêle et la pluie. C'est en ce lieu qu'on trouvera la chose si l'on cherche ».
– Il y avait un peu de votre description, fit nonchalamment le gentilhomme. J'ajouterai même une montagne de feu au milieu de glaces qui me paraissaient éternelles. Pas un habitant. Ce sont les parages de la Terre de Feu. Je fus sauvé par un voilier portugais.
– Je donnerais ma vie et même mon âme pour un morceau de cette terre vierge, s'écria Bécher.
– Hélas ! mon père, j'avoue que je n'ai pas songé à en rapporter.
Le moine lui jeta un regard sombre et soupçonneux, et Angélique vit bien qu'il né le croyait pas.
*****
Les yeux clairs de la jeune femme allaient de l'un à l'autre des trois hommes qui se tenaient devant elle dans ce bizarre décor d'éprouvettes, de bocaux. Appuyé au montant de briques d'un de ces fours, Joffrey de Peyrac, le Grand Boiteux du Languedoc, laissait tomber sur ses interlocuteurs un regard hautain et ironique. Il ne se gênait pas pour affirmer en quelle pauvre estime il tenait le vieux Don Quichotte de l'alchimie et le Sancho Pança enrubanné. En face de ces deux grotesques, Angélique le vit si grand, si libre et si extraordinaire qu'un sentiment excessif gonfla son cœur jusqu'à la douleur.
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