– C'est de la « fraude fiscale », dit Angélique un peu sévèrement.
– Vous êtes adorable quand vous parlez ainsi. Cette fraude ne nuit aucunement au royaume, ni à Sa Majesté, et me rend riche. D'ailleurs, d'ici peu, je ferai revenir Fritz afin d'équiper cette mine d'or que j'ai découverte dans un pays nommé Salsigne, aux environs de Narbonne. Alors, avec l'or de cette montagne et l'argent du Poitou, nous n'aurons plus besoin des métaux précieux d'Amérique, ni par conséquent de cette fraude, comme vous dites.
– Pourquoi n'avez-vous pas essayé d'intéresser le roi à vos découvertes ? Il se peut qu'il y ait d'autres terrains en France qu'on pourrait exploiter selon vos procédés, et le roi vous serait reconnaissant.
– Le roi est loin, ma toute belle, et je n'ai rien d'un courtisan. Seuls les gens de cette espèce peuvent avoir quelque influence sur les destinées du royaume. M. Mazarin est dévoué à la couronne, je ne le nie pas, mais c'est surtout un intrigant international. Quant à M. Fouquet, chargé de trouver l'argent pour le cardinal Mazarin, c'est un génie de la finance, mais l'enrichissement du pays par une exploitation bien comprise de ses richesses naturelles lui est, je crois, indifférent.
– M. Fouquet, s'exclama Angélique, voilà ! Je me rappelle maintenant où j'ai entendu parler de vitriol romain et de sublimé corrosif ! C'était au château du Plessis.
Toute la scène revivait à ses yeux. L'Italien en robe de bure, la femme nue parmi les dentelles, le prince de Condé et le coffret de santal où miroitait un flacon émeraude.
« Mon père, disait le prince de Condé, est-ce M. Fouquet qui vous envoie ? »
Angélique se demanda tout à coup si, en dissimulant ce coffret, elle n'avait pas arrêté le bras du Destin.
– À quoi pensez-vous ? interrogea le comte de Peyrac.
– À une aventure bizarre qui m'est arrivée jadis.
Et soudain, elle qui s'était tue si longtemps, elle lui raconta l'histoire du coffret, dont tous les détails restaient gravés dans sa mémoire.
– L'intention de M. de Condé, ajouta-t-elle, était certainement d'empoisonner le cardinal, et peut-être même le roi et son jeune frère. Mais ce que j'ai moins compris ce sont ces lettres, sorte d'engagements signés, que le prince et d'autres seigneurs devaient remettre à M. Fouquet. Attendez !... le texte m'échappe un peu... C'était quelque chose de ce genre : « Je m'engage à n'appartenir qu'à M. Fouquet, à mettre mes gens à son service... »
Joffrey de Peyrac l'avait écoutée en silence. À la fin, il ricana.
– Le joli monde que voilà ! Et quand on pense qu'à l'époque M. Fouquet n'était qu'un obscur parlementaire ! Mais, par son habileté financière, il pouvait déjà mettre les princes à son service. Maintenant le voici le plus riche personnage du royaume, avec M. Mazarin s'entend. Ce qui prouve qu'il y avait de la place pour tous deux au bon soleil de Sa Majesté. Alors,. vous avez poussé l'audace jusqu'à vous emparer de ce coffret ? Vous l'avez caché ?
– Oui, je l'ai...
Une prudence instinctive lui ferma subitement les lèvres.
– Non, je l'ai jeté dans l'étang aux nénuphars du grand parc.
– Et croyez-vous que quelqu'un vous ait soupçonnée de cette disparition ?
– Je ne sais pas. Je ne crois pas qu'on ait attaché une grande importance à ma petite personne. Pourtant je n'ai pas manqué de faire allusion à ce coffret devant le prince de Condé.
– Vraiment ? Mais c'était de la folie !
– Il fallait bien que j'obtienne pour mon père l'exemption des droits de passage pour les mulets. Oh ! c'est toute une histoire, dit-elle en riant, et je sais maintenant que vous y étiez indirectement mêlé. Mais je recommencerais volontiers des imprudences de ce genre, rien que pour revoir les têtes effarées de ces gens pleins de morgue.
*****
Lorsqu'elle lui eut fait le récit de son escarmouche avec le prince de Condé, son mari hocha la tête.
– Je m'étonne presque de vous voir encore vivante à mes côtés. En effet, vous avez dû paraître trop inoffensive. Mais c'est une chose dangereuse que d'être mêlée en comparse à ces intrigues des gens de cour. À l'occasion, supprimer une fillette ne les embarrasserait guère.
Tout en parlant, il se levait et Angélique le vit s'approcher d'une portière voisine qu'il écarta brusquement. Il revint avec une expression de contrariété.
– Je ne suis pas assez leste pour surprendre les curieux.
– Quelqu'un nous écoutait ?
– J'en suis certain.
– Ce n'est pas la première fois que j'ai l'impression que nos conversations sont épiées.
Il revint prendre sa place derrière elle. La chaleur s'appesantissait, mais soudain la ville se mit à vibrer des mille cloches qui tintaient pour l'angélus. La jeune femme se signa dévotement et murmura l'oraison à la Vierge Marie. La marée sonore déferlait et, pendant un long moment, Angélique et son mari, qui étaient assis près de la fenêtre ouverte, ne purent échanger un mot. Ils restèrent donc silencieux, et cette intimité, dont les occasions se faisaient plus fréquentes entre eux, émouvait profondément Angélique.
« Non seulement sa présence ne me déplaît pas, mais je suis heureuse, se disait-elle étonnée.. S'il m'embrassait encore, est-ce que cela me serait désagréable ? »
Comme tout à l'heure, pendant la visite de l'évêque, elle avait conscience du regard de Joffrey sur sa nuque blanche.
– Non, ma chérie, je ne suis pas un magicien, murmura-t-il. J'ai peut-être reçu de la nature quelque pouvoir, mais surtout j'ai voulu apprendre. Comprends-tu ? reprit-il d'un ton câlin qui la charma. J'avais la soif d'apprendre toutes les choses difficiles : les sciences, les lettres, et aussi le cœur des femmes. Je me suis penché avec délectation sur ce mystère charmant. Derrière les yeux d'une femme, on croit qu'il n'y a rien et l'on découvre un. monde. Ou bien on s'imagine un monde et on ne découvre rien... qu'un petit grelot. Qu'y a-t-il derrière tes yeux verts, qui évoquent les prairies naïves et l'océan tumultueux ?...
Elle l'entendit bouger, et la somptueuse chevelure noire glissa sur son épaule nue comme une fourrure tiède et soyeuse. Elle tressaillit au contact des lèvres que sa nuque penchée attendait inconsciemment. Les yeux clos, savourant ce baiser long, ardent, Angélique sentait venir l'heure de sa défaite. Alors, tremblante, rétive encore, mais subjuguée, elle viendrait, comme les autres, s'offrir à l'étreinte de cet homme mystérieux.
Chapitre 10
À quelque temps de là, Angélique revenait d'une promenade matinale sur les bords de la Garonne. Elle aimait à faire du cheval et y consacrait toujours quelques heures à l'aube, quand il faisait encore frais. Joffrey de Peyrac l'accompagnait rarement. Contrairement à la plupart des seigneurs, l'équitation et la chasse ne l'intéressaient guère. On eût pu croire qu'il redoutait les exercices violents, si sa réputation d'escrimeur n'eût été presque aussi célèbre que sa réputation de chanteur. Les voltiges qu'il exécutait malgré sa jambe infirme tenaient, disait-on, du miracle. Il s'entraînait chaque jour dans la salle d'armes du palais, mais Angélique ne l'avait jamais vu tirer. Il y avait beaucoup de choses qu'elle ignorait encore de lui, et parfois, avec une soudaine mélancolie, elle évoquait les paroles que l'archevêque lui avait glissées le jour de son mariage : « Entre nous, vous avez choisi un bien curieux mari. »
*****
Ainsi, après un apparent rapprochement, le comte semblait avoir repris à son égard l'attitude respectueuse mais distante qu'il affectait les premiers temps. Elle le voyait très peu et toujours en présence d'invités, et elle se demandait si la tumultueuse Carmencita de Mérecourt n'était pas pour quelque chose dans ce nouvel éloignement. En effet, après un voyage à Paris, la dame était revenue à Toulouse, où son exaltation mettait tout le monde sur le gril. Cette fois on affirmait très sérieusement que M. de Mérecourt l'enfermerait dans un couvent. S'il ne mettait pas sa menace à exécution, c'était pour des raisons diplomatiques. La guerre continuait avec l'Espagne, mais M. Mazarin qui, depuis longtemps, cherchait à négocier la paix, recommandait qu'on ne fît rien qui pût envenimer les susceptibilités espagnoles. La belle Carmencita appartenait à une grande famille madrilène. Les fluctuations de sa vie conjugale avaient donc plus d'importance que les batailles rangées des Flandres, et tout se savait à Madrid, car malgré la rupture des relations officielles, des messagers secrets revêtus de déguisements variés : moines, colporteurs ou marchands, ne cessaient de franchir les Pyrénées.
*****
Carmencita de Mérecourt étalait donc à Toulouse sa vie excentrique, et Angélique en était inquiète et froissée. Malgré l'aisance mondaine qu'elle avait acquise au contact de cette société brillante, elle restait au fond d'elle-même simple comme une fleur des champs, rustique et facilement ombrageuse. Elle ne se sentait pas de taille à lutter contre une Carmencita et elle se disait parfois, mordue au cœur par la jalousie, que l'Espagnole était plus appariée qu'elle-même au caractère original du comte de Peyrac.
Il n'y avait que dans le domaine des sciences qu'elle se savait la première femme aux yeux de son mari.
*****
Précisément, ce matin-là, en s'approchant du palais avec son escorte de pages, de seigneurs galants et de quelques jeunes filles amies dont elle aimait à s'entourer, elle aperçut de nouveau, stationnant devant le porche, un carrosse aux armoiries de l'archevêque. Elle en vit descendre une longue silhouette austère vêtue de bure, puis un seigneur enrubanné, l'épée au côté, et qui paraissait avoir le verbe haut, car de fort loin l'écho de sa voix criant des ordres ou des injures leur parvenait.
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