Le palais était calme en ce lendemain de fête. Angélique songea qu'elle se trouverait seule en face du comte de Peyrac pour le repas de midi, à moins que l'inévitable Bernard d'Andijos ne s'invitât...

– Avez-vous remarqué, dit soudain le comte, l'art de M. le grand inquisiteur ? Il parle tout d'abord de la morale, souligne en passant les « orgies » du Gai Savoir, fait allusion à mes voyages, et de là nous amène vers Salomon. Bref, on découvre tout à coup ceci : que M. le baron Benoît de Fontenac, archevêque de Toulouse, me demande de partager avec lui mon secret de la fabrication de l'or, sinon il me fera brûler comme sorcier sur la place des Salins.

– C'est bien la menace que j'ai cru deviner, fit Angélique effarée. Croyez-vous qu'il s'imagine vraiment que vous avez commerce avec le diable ?

– Lui ? Non. Il laisse cela à son naïf Bécher. L'archevêque a une intelligence trop positive et me connaît trop bien. Seulement il est persuadé que je possède le secret de multiplier scientifiquement l'or et l'argent. Il veut le connaître afin de pouvoir l'utiliser lui-même.

– C'est un être abject ! s'écria la jeune femme. Il semble pourtant si digne, si plein de foi, si généreux.

– Il l'est. Sa fortune passe dans les œuvres. Il a table ouverte chaque jour pour les officiers pauvres. Il prend à charge le bureau des incendies, l'asile des enfants trouvés, que sais-je ? Il est pénétré du bien des âmes et de la grandeur de Dieu. Seulement, son démon à lui, c'est celui de la domination. Il regrette le temps où le seul maître d'une ville et même d'une province était l'évêque, crosse en main, qui rendait la justice, punissait, récompensait. Aussi, lorsqu'il voit grandir en face de sa cathédrale l'influence du Gai Savoir, il se révolte. Si les choses continuent ainsi, dans quelques années ce sera le comte de Peyrac, votre époux, ma chère Angélique, qui dominera Toulouse. L'or et l'argent donnent le pouvoir, et voici que le pouvoir tombe entre les mains d'un suppôt de Satan ! Alors monseigneur n'hésite pas. Ou nous partagerons le pouvoir, ou bien...

– Que se passera-t-il ?

– Ne vous effrayez pas, ma mie. Encore que les intrigues d'un archevêque de Toulouse puissent nous être néfastes, je ne vois pas pourquoi il nous faudrait en arriver là. Il a dévoilé son jeu. Il veut avoir le secret de la fabrication de l'or. Je le lui livrerai bien volontiers.

– Vous le possédez donc ? murmura Angélique en ouvrant de grands yeux.

– Ne confondons pas. Je ne possède aucune formule magique pour créer de l'or. Mon but n'est pas tellement de fabriquer des richesses que de faire travailler les forces de la nature.

– Mais n'est-ce pas déjà une idée un peu hérétique, comme dirait monseigneur ?

Joffrey éclata de rire.

– Je vois que vous avez été bien catéchisée. Vous commencez à vous débattre dans tous les fils d'araignée de ces argumentations spécieuses. Hélas ! Je reconnais qu'il est difficile d'y voir clair. L'Église du Moyen-Age n'excommuniait pourtant pas les meuniers dont le vent ou l'eau faisait tourner les aubes des moulins. Mais celle d'aujourd'hui partirait en guerre si j'essayais de construire sur une hauteur, aux environs de Toulouse, le même modèle de pompe à vapeur d'eau condensée que j'ai fait installer dans votre mine d'Argentières ! Cependant ce n'est pas parce que je mets un récipient de verre ou de grès sur un feu de forge que Lucifer va se glisser subitement dedans...

– Il faut reconnaître que l'explosion de tout à l'heure était très impressionnante. Monseigneur en a paru vivement ému, et là je crois qu'il se montrait sincère. L'avez-vous fait exprès, pour le mettre hors de lui ?

– Non ! J'ai commis une négligence. J'ai laissé trop se dessécher une préparation d'or fulminant obtenu par de l'or laminé et de l'eau régale, et précipité ensuite par de l'ammoniaque. Il n'y avait dans cette opération aucune génération spontanée.

– Qu'est-ce donc que ce produit que vous appelez ammoniaque ?

– Un produit que les Arabes fabriquaient déjà il y a des siècles, en l'appelant alcalivolatil. Un moine savant espagnol, qui est de mes amis, m'en a envoyé dernièrement une bonbonne. À la rigueur, je pourrais en fabriquer moi-même ici ; mais c'est long et, pour avancer mes recherches, je préfère acheter mes produits chaque fois qu'il m'est possible de les trouver tout préparés. Cette fabrication d'ingrédients purs retarde beaucoup les progrès d'une science que des imbéciles, comme ce moine Bécher, désignent sous le nom de chimie par opposition à l'alchimie, qui. est pour eux la science des sciences, c'est-à-dire un obscur mélange de fluide vital, de formules religieuses et de je ne sais quoi encore. Mais je vous ennuie...

– Non, je vous assure, dit Angélique, les yeux brillants. Je vous écouterais pendant des heures.

Il eut ce sourire dont les cicatrices de sa joue gauche accentuaient l'ironie.

– Quelle drôle de petite cervelle ! Jamais je n'ai pensé à entretenir une femme de ces choses. Moi aussi, j'aime à vous parler. J'ai l'impression que vous pouvez tout comprendre. Pourtant... n'étiez-vous pas sur le point de me prêter de ténébreux pouvoirs, lorsque vous êtes arrivée en Languedoc ? Est-ce que je vous fais toujours grand-peur ?

Angélique se sentit rougir, mais lui rendit bravement son regard.

– Non ! Vous êtes encore un inconnu pour moi et c'est, je crois, parce que vous ne ressemblez à personne, mais vous ne me faites plus peur.

Il boitilla pour aller reprendre derrière elle le siège qu'il avait occupé pendant la visite de l'archevêque. Alors qu'à certains moments, avec une provocation insolente, il ne craignait pas de lever en pleine lumière son visage ravagé, à d'autres il recherchait l'ombre et la nuit. Sa voix y prenait des intonations nouvelles comme si l'âme de Joffrey de Peyrac, délivrée de son enveloppe de chair, pouvait enfin s'exprimer librement.

Ainsi Angélique sentait près d'elle l'invisible présence de l'« homme rouge » qui l'avait tant effrayée. C'était certes le même homme, mais son regard à elle avait changé. Elle fut sur le point de poser l'anxieuse interrogation féminine : « M'aimez-vous ? »

Soudain son orgueil se cabra, car elle se souvenait de la voix qui lui avait dit : « Vous viendrez... Elles viennent toutes. »

Afin de dissiper son trouble, elle remit la conversation sur ce terrain scientifique où curieusement leurs esprits s'étaient rencontrés et leur amitié s'était affirmée.

– Puisque vous ne voyez aucun inconvénient à céder votre secret, pourquoi refuser de recevoir ce moine Bécher auquel monseigneur semble tellement tenir.

– Bah ! Il est vrai que je peux déjà essayer de lui donner satisfaction sur ce point. Ce qui me préoccupe, ce n'est pas de dévoiler mon secret, c'est de le faire comprendre. En vain m'épuiserai-je à prouver qu'on peut transformer la matière, mais non la transmuter. Les esprits qui nous entourent ne sont pas mûrs pour ces révélations. Et l'orgueil de ces faux savants est si grand qu'ils crieront au scandale si je leur affirme que mes deux plus précieux auxiliaires dans mes recherches ont été un Maure à la peau noire et un rustique mineur saxon.

– Kouassi-Ba et le vieux bossu d'Argentières, Fritz Hauër ?...

– Oui. Kouassi-Ba m'a raconté que lorsqu'il était tout enfant et libre, quelque part à l'intérieur de son Afrique sauvage, où l'on aborde par la côte des Épices, il a vu travailler l'or selon d'antiques procédés appris des Égyptiens. Les pharaons et le roi Salomon avaient jusque-là leurs mines d'or ; mais je vous le demande, ma très chère, que dira monseigneur lorsque je lui confierai que le secret du roi Salomon, c'est mon Nègre Kouassi-Ba qui le détient ? Pourtant c'est bien lui qui m'a guidé dans mes travaux de laboratoire, et m'a donné l'idée de traiter certaines roches à or invisible. Quant à Fritz Hauër, c'est le mineur par excellence, l'homme des galeries, la taupe qui ne respire qu'au sein de la terre. De père en fils, ces mineurs saxons se repassent des recettes et, grâce à eux, j'ai pu m'y reconnaître enfin dans les mystifications bizarres de la nature, et me débrouiller avec tous mes ingrédients divers : plomb, or, argent ou vitriol, sublimé corrosif et autres.

– Il vous est arrivé de fabriquer du sublimé corrosif et du vitriol ? interrogea Angélique, à qui ces mots rappelaient vaguement quelque chose.

– Précisément, et ceci m'a servi à démontrer l'inanité de toute l'alchimie, car du sublimé corrosif je peux tirer à volonté soit du vif-argent, soit du mercure jaune et rouge, et ces derniers corps, à leur tour, je peux les retransformer en vif-argent. Le poids en mercure mis au départ non seulement n'en sera pas augmenté, mais au contraire diminuera, car il y a des pertes par les vapeurs. De même avec certains procédés je peux extraire l'argent du plomb, et l'or de certaines roches stériles en apparence. Mais si, à l'entrée de mon laboratoire j'inscrivais ces paroles « Rien ne se perd, rien ne se crée », ma philosophie semblerait bien osée et même en opposition avec l'esprit de la Genèse.

– N'est-ce pas par un procédé de ce genre que vous pouvez faire parvenir jusqu'à Argentières les lingots d'or mexicain que vous achetez à Londres ?

– Vous êtes une fine mouche, et je trouve Molines bien bavard. N'importe ! S'il a parlé, c'est qu'il vous avait jugée. Oui, les lingots espagnols peuvent être refondus sur une forge avec de la pyrite ou de la galène. Ils prennent alors l'aspect d'une scorie pierreuse et gris-noir, que le plus pointilleux des douaniers ne peut absolument pas soupçonner. Et c'est cette « matte » que les bons petits mulets de monsieur votre père transportent d'Angleterre en Poitou, ou d'Espagne à Toulouse, où elle est de nouveau transformée par mes soins, ou ceux de mon Saxon Hauër, en bel or scintillant.