Il se pencha et ses yeux brillèrent comme s'il venait de découvrir l'occasion d'une bonne plaisanterie.
– Savez-vous, monseigneur, que je suis en quelque sorte un martyr huguenot ?
– Vous, huguenot ? s'écria le prélat effrayé.
– J'ai dit : en quelque sorte. Voici l'histoire. Après ma naissance ma mère me confia à une nourrice qu'elle choisit non en rapport avec sa religion mais de la grosseur de ses mamelles. Or, la nourrice était huguenote. Elle m'emmena dans son village des Cévennes, sur lequel régnait le château d'un petit seigneur réformé. Non loin de là il y avait, comme il se doit, un autre petit seigneur et des villages catholiques. Je ne sais comment la chose s'engrena. J'avais trois ans lorsque catholiques et huguenots se battirent. Ma nourrice et les femmes de son village s'étaient réfugiées dans le château du gentilhomme réformé. Vers le milieu de la nuit les catholiques le prirent d'assaut. Tout le monde fut égorgé et on y mit le feu. Pour moi, après avoir eu le visage fendu par trois coups de sabre, on m'expédia par une fenêtre et je tombai de deux étages dans une cour remplie de neige. La neige me sauva des brindilles enflammées qui pleuvaient tout alentour. Au matin, un des catholiques qui revenaient pour piller et qui me connaissait comme étant l'enfant de seigneurs toulousains, me trouva, me ramassa et me mit dans sa hotte à dos avec ma sœur de lait Margot, qui était la seule rescapée du carnage. L'homme traversa plusieurs tempêtes de neige avant de pouvoir gagner les plaines. Lorsqu'il parvint à Toulouse je vivais encore. Ma mère m'emmena sur une terrasse ensoleillée, me dévêtit et interdit aux médecins de m'approcher, car elle disait qu'ils m'achèveraient. Je restai ainsi des années étendu au soleil. Vers l'âge de douze ans seulement je pus marcher. À seize ans je m'embarquais. Voici comment j'ai eu le loisir de tant étudier. Grâce à la maladie et à l'immobilité d'abord, grâce à mes voyages ensuite. Il n'y a là rien de suspect.
Après être resté un instant silencieux, l'archevêque dit d'un air songeur :
– Votre récit éclaire bien des choses. Je ne m'étonne plus de votre sympathie pour les protestants.
– Je n'ai pas de sympathie pour les protestants.
– Disons alors de votre antipathie pour les catholiques.
– Je n'ai pas d'antipathie pour les catholiques. Je suis, monsieur, un nomme du passé et je sais mal vivre en notre époque d'intolérance. J'aurais dû naître un ou deux siècles plus tôt, en ce temps de la Renaissance, nom plus doux que celui de Réforme, alors que les barons français découvraient l'Italie, et derrière elle l'héritage lumineux de l'Antiquité : Rome, la Grèce, l'Égypte, les terres bibliques...
Mgr de Fontenac eut un imperceptible mouvement qui n'échappa pas à Angélique.
« Il l'a amené où il voulait », se dit-elle.
– Parlons des terres bibliques, fit doucement l'archevêque. L'Ecriture ne dit-elle pas que le roi Salomon fut un des premiers mages et qu'il envoya des vaisseaux à Ophyr où, à l'abri des regards indiscrets, il fit transformer par la transmutation des métaux vils en métaux précieux ? L'histoire dit qu'il ramena ses vaisseaux chargés d'or.
– L'histoire dit aussi qu'à son retour Salomon doubla les impôts, ce qui prouve qu'il n'avait pas rapporté beaucoup d'or, et surtout qu'il ne savait trop quand il pourrait renouveler sa provision. S'il avait réellement découvert la fabrication de l'or il n'aurait pas levé des impôts, ni pris la peine d'envoyer ses vaisseaux à Ophyr.
– Il pouvait dans sa sagesse ne pas vouloir mêler ses sujets à des secrets dont ils auraient abusé.
– Mais je dirais plus : Salomon n'a pu connaître la transmutation des métaux en or, car la transmutation est un phénomène impossible. L'alchimie est un art qui n'existe pas, c'est une sinistre farce venant du Moyen Age et qui tombera d'ailleurs dans le ridicule, car personne ne pourra jamais opérer la transmutation.
– Et moi je vous dis, s'écria l'archevêque en pâlissant, que j'ai vu de mes propres yeux Bécher plonger une cuiller d'étain dans un produit de sa composition, et la retirer transformée en or.
– Elle n'était pas transformée en or, elle était recouverte d'or. Pour peu que ce brave homme eût pris la peine de gratter cette première pellicule avec un poinçon, il trouvait immédiatement l'étain en dessous.
– C'est exact, mais Bécher affirme que c'était là un début de transmutation, l'amorce du phénomène lui-même.
Il y eut un silence. La main de Joffrey de Peyrac glissa sur l'accoudoir du fauteuil d'Angélique et frôla le poignet de la jeune femme.
Le comte dit avec nonchalance :
– Si vous êtes persuadé que votre moine a trouvé la formule magique, qu'êtes-vous donc venu me demander ce matin ?
L'archevêque ne cilla pas.
– Bécher est persuadé que vous connaissez le secret suprême qui permet l'achèvement de la transmutation.
Le comte de Peyrac éclata d'un rire sonore.
– Jamais je n'ai entendu une affirmation plus comique. Moi, me lancer dans ces recherches puériles ? Pauvre Bécher, je lui laisse bien volontiers toutes les émotions et tous les espoirs de la fausse science qu'il pratique et...
*****
Un bruit terrible semblable à un coup de tonnerre ou de canon l'interrompit. Joffrey se dressa et blêmit.
– C'est... c'est au laboratoire. Mon Dieu, pourvu que Kouassi-Ba n'ait pas été tué !
En se hâtant, il se dirigea vers la porte.
L'archevêque s'était dressé tel un justicier. Silencieux il regarda Angélique.
– Je pars, madame, dit-il enfin. Il me semble que, dans cette maison, Satan semble déjà manifester sa fureur du fait de ma présence. Souffrez que je me retire.
Et il s'éloigna à grands pas. On entendit le claquement des fouets et les cris du cocher, tandis que le carrosse épiscopal franchissait le grand porche. Restée seule, Angélique, ahurie, passa son petit mouchoir sur son front en sueur. Cette conversation, qu'elle avait écoutée cependant avec beaucoup de passion, la laissait déconcertée. Elle se dit qu'elle en avait par-dessus la tête de ces histoires de Dieu, de Salomon, d'hérésie et de magie. Puis, se reprochant aussitôt des pensées irrévérencieuses, elle fit un acte de contrition. Enfin elle décida que les hommes étaient insupportables avec leurs arguties, et qu'au fond Dieu lui-même devait en être excédé.
Chapitre 9
Indécise, Angélique ne savait que faire. Elle mourait d'envie de gagner l'aile du château d'où était venu ce bruit de tonnerre. Joffrey avait paru sérieusement ému. Y avait-il des blessés ?... Pourtant elle ne bougeait pas. Le mystère dont le comte entourait ses travaux lui avait fait comprendre plus d'une fois que c'était le seul domaine où il n'admettait pas la curiosité des profanes. Les explications qu'il avait consenties à l'évêque, il ne les avait données que du bout des lèvres et eu égard à la personnalité de son visiteur. Encore était-ce insuffisant pour calmer les soupçons du prélat.
Angélique frissonna. « Sorcellerie ! » Elle jeta un regard autour d'elle. Dans ce décor enchanteur, ce mot paraissait une sinistre plaisanterie. Mais il y avait encore trop de choses qu'Angélique ignorait.
« Je vais aller voir là-bas, décida-t-elle. Tant pis s'il se fâche. »
Mais elle entendit le pas de son mari, et peu après il entra dans le salon. Il avait les mains noires de suie. Cependant il souriait.
– Dieu merci, rien de grave. Kouassi-Ba n'a que quelques écorchures, mais il s'était si bien caché sous une table que j'ai pensé un moment que l'explosion l'avait volatilisé. En revanche, les dégâts matériels sont sérieux. Mes plus précieuses cornues en verre spécial de Bohême sont en miettes ; il n'en reste pas une !
Sur un signe de lui, deux pages s'avancèrent portant un bassin et une aiguière d'or. Il se lava les mains, puis défroissa dune chiquenaude ses manchettes de dentelles. Angélique rassembla son courage.
– Est-il nécessaire, Joffrey, que vous consacriez tant d'heures à ces travaux dangereux ?
– Il est nécessaire d'avoir de l'or pour vivre, dit le comte en désignant d'un geste circulaire le magnifique salon dont il avait fait repeindre dernièrement le plafond de bois doré. Mais la question n'est pas là. Je trouve dans ces travaux un plaisir que rien d'autre ne peut me donner. C'est le but de ma vie.
Angélique ressentit un pincement au cœur comme si de telles paroles la frustraient d'un bien précieux. Mais, s'apercevant que son mari l'observait avec attention, elle s'efforça de prendre un air indifférent. Il eut un sourire.
– C'est le seul but de ma vie, hormis celui de vous conquérir, acheva-t-il avec un grand salut de cour.
– Je ne me pose pas en rivale de vos fioles et de vos cornues, dit Angélique un peu trop vivement. Cependant, les paroles de monseigneur ont éveillé en moi une inquiétude, je vous l'avoue.
– Vraiment ?
– N'y avez-vous pas senti une menace cachée ?
Il ne répondit pas aussitôt. Appuyé à la fenêtre, il regardait pensivement les toits plats de la ville pressés les uns contre les autres jusqu'à ne former avec leurs tuiles rondes qu'un immense tapis aux nuances mêlées du trèfle et du coquelicot. Sur la droite, la haute tour d'Assézat avec sa lanterne disait la gloire des trafiquants du pastel, dont les champs s'étendaient encore aux alentours. Le pastel, plante cultivée en abondance, avait été pendant des siècles la seule matière colorante naturelle, et avait fait la fortune des bourgeois et des commerçants de Toulouse. Voyant que son mari ne parlait pas, Angélique revint s'asseoir dans son fauteuil et un petit négrillon posa près d'elle la boîte de vannerie où s'entremêlaient les fils de soie brillants de sa tapisserie.
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