– Et a-t-il réussi ?
– Pas encore.
– Pauvre homme ! Il est donc mal vu à la fois de Dieu et de Satan, malgré votre haute protection.
Angélique se mordit les lèvres, en regrettant aussitôt sa malice. Elle avait l'impression qu'elle allait étouffer et qu'il lui fallait dire des sottises pour échapper à cette contrainte. La conversation lui paraissait aussi sotte que dangereuse. Elle se tourna vers la porte, dans l'espoir d'entendre le pas inégal de son mari avançant dans la galerie, et elle eut un petit sursaut.
– Oh ! vous étiez là ?
– J'arrive à l'instant, dit le comte, et je suis impardonnable, monsieur, de vous avoir fait attendre si longtemps. Je reconnais que j'ai été averti de votre visite il y a près d'une heure, mais il m'était impossible d'abandonner l'opération très délicate de certaine cornue.
Il était encore revêtu de sa blouse d'alchimiste descendant jusqu'à terre. C'était une sorte de grande chemise où les signes brodés du Zodiaque se mêlaient aux taches colorées des acides. Angélique ne douta pas qu'il eût conservé cette tenue par une sorte de provocation, de même qu'il affectait de nommer « monsieur » l'archevêque de Toulouse, traitant ainsi d'égal à égal avec le baron Benoît de Fontenac. Le comte de Peyrac fit signe à un valet dans l'antichambre, qui l'aida à se débarrasser de son vêtement.
Puis il s'avança et s'inclina. Un rayon de soleil fit étinceler sa chevelure sombre aux larges boucles luisantes, de laquelle il prenait grand soin et qui pouvait lutter d'ampleur avec les perruques parisiennes dont la mode commençait à se répandre.
« Il a les plus beaux cheveux du monde », se dit Angélique.
Son cœur battait plus vite qu'elle ne voulait l'admettre. La scène de la veille revivait à ses yeux.
« Ce n'est pas vrai, se répéta-t-elle encore, c'était un autre qui chantait. Oh ! je ne lui pardonnerai jamais ! »
Cependant, le comte de Peyrac avait fait avancer un haut tabouret et s'asseyait près d'Angélique, un peu en retrait.
Ainsi elle ne le voyait pas, mais elle était effleurée par un souffle dont le parfum ne lui rappelait que trop un instant grisant. De plus, elle avait conscience que tout en échangeant des paroles banale avec l'archevêque, Joffrey de Peyrac ne se privait pas de caresser du regard la nuque et l'épaule de sa jeune femme, plongeant même avec audace dans les ombres douces du corsage où reposaient de jeunes seins dont il avait éprouvé, la veille même, la perfection.
Manège qu'il accentuait par malice en face du prélat, dont la vertu passait pour être intransigeante.
En effet, l'archevêque de Toulouse, bien qu'il eût hérité cette charge d'un de ses oncles, avait tenu à recevoir les ordres et à assumer non seulement ses responsabilités d'administrateur d'un des plus importants diocèses de France, mais aussi de pasteur des âmes. Son existence exemplaire, et qui ne pouvait donner prise à aucune critique, le rendait encore plus redoutable.
*****
Angélique avait envie de se retourner vers son mari et de le supplier : « Je vous en prie, soyez prudent ! »
En même temps, elle jouissait de ce muet hommage. Sa peau virginale, sevrée de caresses, appelait un contact plus précis, celui d'une lèvre savante qui l'eût éveillée à la volupté. Très droite, un peu raidie, elle sentait une flamme lui monter aux joues. Elle se disait qu'elle était ridicule et qu'il n'y avait rien dans tout ceci qui pût irriter l'évêque, car, après tout, elle était la femme de cet homme, elle lui appartenait. Le désir d'être sa chose, de s'abandonner, grave, les yeux clos, à son étreinte, l'envahit. Certainement son trouble ne pouvait échapper à Joffrey de Peyrac, et il devait s'en amuser. « Il joue avec moi comme le chat avec la souris. Il se venge de mes dédains », se disait-elle, désorientée.
Pour dissiper sa gêne, elle finit par appeler un des négrillons, qui somnolait sur un coussin dans un coin de la pièce, et lui ordonna d'aller chercher le drageoir. Quand l'enfant eut présenté le meuble d'ébène incrusté de nacre contenant noix et fruits confits, dragées d'épices et sucre rosat, Angélique avait repris son sang-froid et elle suivit avec plus d'attention la conversation des deux hommes.
*****
– Non, monsieur, disait le comte de Peyrac en grignotant négligemment quelques pastilles à la violette, ne croyez pas que je me sois livré aux sciences dans le but de connaître les secrets du pouvoir et de la puissance. J'ai toujours eu un goût naturel pour ces choses. Par exemple, si j'étais resté pauvre, j'aurais essayé de me faire habiliter comme ingénieur des Eaux du roi. Vous ne pouvez avoir idée combien nous sommes en retard en France, sur ces questions d'irrigation, de pompage d'eau, que sais-je ? Les Romains en savaient dix fois plus que nous, et lorsque j'ai visité l'Égypte et la Chine...
– Je sais, en effet, que vous avez énormément voyagé, comte. N'êtes-vous pas allé dans ces pays d'Orient où l'on connaît encore les secrets des Rois Mages ?
Joffrey se mit à rire.
– J'y suis allé, mais je n'ai pas rencontré les Rois Mages. La magie n'est pas mon affaire. Je laisse cela à votre brave et naïf Bécher.
– Bécher demande toujours quand il aura le plaisir d'assister à l'une de vos expériences et de devenir votre élève en chimie ?
– Monsieur, je ne suis pas un maître d'école. Et, même si je l'étais, je sais que j'en écarterais les gens bornés.
– Pourtant ce religieux passe pour un fin esprit.
– Sans doute en scolastique, mais en science d'observation il est nul : il ne voit pas les choses telles qu'elles sont, mais telles qu'il croit qu'elles sont. Moi j'appelle cela un homme inintelligent et borné.
– Soit, c'est votre point de vue, et je suis trop ignorant des sciences profanes pour juger du bien-fondé de vos antipathies. Mais n'oubliez pas que l'abbé Bécher, que vous traitez d'ignorant, a fait paraître en 1639 un livre remarquable sur l'alchimie, pour lequel d'ailleurs j'ai eu quelque mal à obtenir l'imprimatur de Rome.
– Un écrit scientifique n'a que faire des approbations ou des désapprobations de l'Église, dit le comte un peu sèchement.
– Permettez-moi d'être d'un avis différent. L'esprit de l'Église n'englobe-t-il pas l'ensemble de la nature et des phénomènes ?
– Je ne vois pas pourquoi il en serait ainsi ? Souvenez-vous, monseigneur, du « Rendez à César ce qui est à César » de Nôtre-Seigneur. César c'est le pouvoir extérieur des hommes, mais aussi le pouvoir extérieur des choses. En parlant ainsi, le Fils de Dieu a voulu affirmer l'indépendance du domaine des âmes, du domaine religieux de celui du domaine matériel, et je ne doute pas que la science abstraite y soit incluse.
Le prélat hocha plusieurs fois la tête tandis qu'un sourire doucereux étirait sa lèvre mince.
– J'admire votre dialectique. Elle est digne de la grande tradition et démontre que vous avez bien assimilé l'enseignement théologique que vous avez reçu dans l'université de notre ville. Toutefois, c'est là qu'intervient le jugement du haut clergé pour trancher les débats, car rien ne ressemble plus à la raison que la déraison.
– Monseigneur, voilà une phrase de votre part qui me ravit. Car, en effet, à moins qu'il ne s'agisse strictement des choses de l'Église, c'est-à-dire du dogme et de la morale, j'estime que pour la science je dois tirer mon seul argument des faits observés et non pas de l'argutie logique. En d'autres termes je dois me fier aux méthodes d'observation exposées par Bacon dans son Novum organum paru en 1620, de même qu'aux indications données par le mathématicien Descartes dont le Discours de la Méthode restera un des monuments de la philosophie et des mathématiques...
Angélique vit bien que les noms de ces deux savants étaient à peu près inconnus du prélat, qui passait cependant pour un érudit. Elle était anxieuse que la discussion ne prît un tour plus âpre et que Joffrey ne cherchât pas à ménager l'archevêque.
« Quel besoin ont donc les hommes de discuter sur les mérites respectifs de têtes d'épingle ? » se disait-elle.
Mais elle craignait surtout que les habiles digressions de l'archevêque n'eussent pour dessein d'entraîner Joffrey de Peyrac dans un piège. Cette fois la susceptibilité de l'homme d'Église semblait avoir été atteinte. Ses joues pâles soigneusement rasées se colorèrent, et il ferma les paupières avec une expression de ruse hautaine qui effraya la jeune femme.
– Monsieur de Peyrac, dit-il, vous parlez de pouvoir : pouvoir sur les hommes, pouvoir sur les choses. Avez-vous jamais pensé que l'extraordinaire réussite de votre existence pouvait paraître suspecte à beaucoup, et surtout à l'attention vigilante de l'Église ? Votre richesse, qui s'enfle avec les jours, vos travaux scientifiques qui amènent chez vous des savants blanchis par le labeur. J'ai conversé avec l'un d'eux l'an dernier, le mathématicien allemand Leibniz. Il s'effarait que vous soyez parvenu à résoudre, comme en vous jouant, des problèmes sur lesquels les plus grands esprits de ce temps se sont penchés en vain. Vous parlez douze langues...
– Pic de la Mirandole, au siècle dernier, en parlait dix-huit.
– Vous possédez une voix qui a fait pâlir de jalousie le grand chanteur italien Maroni, vous rimez à merveille, vous poussez au plus haut point – pardonnez-moi, madame – l'art de séduire les femmes...
– Et ceci ?...
Angélique devina avec un serrement de cœur que Joffrey de Peyrac avait porté la main à sa joue ravagée.
La confusion de l'archevêque se termina par une grimace d'agacement.
– Hé ! vous vous arrangez je ne sais comment pour le faire oublier. Vous avez trop de dons, croyez-moi.
– Votre réquisitoire me surprend et me bouleverse, dit lentement le comte. Je n'avais pas encore compris que j'attirais à ce point l'envie. Il me semblait au contraire que je traînais avec moi un cruel désavantage.
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