– L'âme d'abord ! tonna l'évêque comme s'il se fût trouvé en chaire, l'âme d'abord, madame, les honneurs ensuite.

– Croyez-vous vraiment que mon âme et celle de mon mari soient en péril grave, monseigneur ? demanda Angélique en ouvrant très grands ses yeux d'eau claire.

Car, si elle se montrait docile aux formes habituelles de la dévotion que pratiquaient toutes les demoiselles et dames de son rang : offices, jeûnes, confessions, communion, elle retrouvait son esprit frondeur dès que l'exagération venait heurter son bon sens natif.

Or, sans savoir pourquoi, elle pressentait que l'archevêque n'était pas sincère. Celui-ci, les paupières baissées, la main sur sa croix de diamants et d'améthystes, paraissait se recueillir et chercher au plus profond de son cœur l'écho de la réponse divine.

– Le sais-je ? soupira-t-il enfin. Je ne sais rien. Ce qui se passe dans ce palais m'a été longtemps un mystère et me devient de jour en jour une inquiétude plus grande.

Brusquement, il interrogea :

– Êtes-vous au courant, madame, des travaux d'alchimiste de votre mari ?

– Non, vraiment, répondit Angélique sans s'émouvoir, le comte de Peyrac a le goût des sciences...

– On dit même que c'est un grand savant.

– Je le crois. Il passe de longues heures dans son laboratoire, mais ne m'y a jamais introduite. Il estime sans doute que ces choses-là n'intéressent pas les femmes.

Elle ouvrit son éventail et s'en servit pour dissimuler un sourire, et peut-être une gêne qui commençait à l'envahir sous le regard perçant de l'évêque.

– C'est mon métier de sonder le cœur des humains, dit celui-ci comme s'il eût discerné son embarras. Mais ne vous troublez pas, ma fille. Je vois dans votre regard que vous êtes droite et, malgré votre jeune âge, d'une personnalité exceptionnelle. Et pour votre mari il est peut-être temps encore qu'il regrette ses fautes et abjure son hérésie.

Angélique poussa un petit cri.

– Mais je vous jure que vous êtes dans l'erreur, monseigneur ! Mon mari n'a peut-être pas la conduite d'un catholique exemplaire, mais il ne s'occupe absolument pas de Réforme et autres croyances huguenotes. Je l'ai même entendu se moquer de ces « tristes barbes de Genève » qui, disait-il, avaient reçu du Ciel la mission d'ôter le goût du rire à l'humanité entière.

– Paroles trompeuses, fit le prélat d'un air sombre. Sans cesse ne voit-on pas défiler chez lui, chez vous, madame, des protestants notoires ?

– Ce sont des savants avec lesquels il s'entretient de science, et non de religion.

– Science et religion sont intimement liées. Dernièrement mes gens m'ont informé que le célèbre Italien Bernalli est venu lui rendre visite. Savez-vous que cet homme, après avoir été en conflit avec Rome pour des écrits impies, s'est réfugié en Suisse, où il s'est converti au protestantisme ? Mais ne nous attardons pas sur ces indices révélateurs d'un état d'esprit que je déplore. Voici la question qui m'intrigue depuis de longues années. Le comte de Peyrac est fort riche, de plus en plus riche. D'où vient une si grande profusion d'or ?

– Mais, monseigneur, n'appartient-il pas à l'une des plus vieilles familles du Languedoc apparentées même aux anciens comtes de Toulouse, qui avaient autant de pouvoir sur l'Aquitaine que les rois d'alors en Ile-de-France ?

Le prélat eut un petit rire méprisant.

– C'est exact. Mais quartiers de noblesse ne signifient pas richesse. Les parents mêmes de votre époux étaient si pauvres que le magnifique hôtel où vous régnez aujourd'hui tombait en ruine il y a de cela quinze ans à peine. M. de Peyrac ne vous a-t-il jamais parlé de sa jeunesse.

– N... non, murmura Angélique, surprise elle-même de son ignorance.

– Il était cadet de famille, et si pauvre, je vous le répète, qu'à seize ans il s'embarqua pour des contrées lointaines. On ne le revit plus pendant de longues années, et on le croyait mort lorsqu'il reparut. Ses parents et son frère aîné étaient décédés ; leurs créanciers se partageaient leurs terres. Il racheta tout et depuis sa fortune n'a pas cessé de croître. Or, c'est un gentilhomme qu'on ne vit jamais à la cour, qui affecte même de s'en tenir éloigné et qui ne jouit d'aucune pension royale.

– Mais il a des terres, fit Angélique, qui se sentait oppressée peut-être à cause de la chaleur grandissante, il a des élevages de moutons dans les montagnes dont il tire de la laine, un grand atelier de drap pour tisser cette laine, des olivaies, des élevages de vers à soie, des mines d'or et d'argent...

– Vous avez bien dit d'or et d'argent ?

– Oui, monseigneur, le comte de Peyrac possède de nombreuses carrières en France, d'où il prétend qu'il tire quantité d'or et d'argent.

– Comme votre terme est juste, madame ! fit le prélat d'une voix doucereuse. D'où il prétend qu'il tire l'or et l'argent !... Voilà ce que je voulais entendre. L'affreuse supposition se précise.

– Que voulez-vous dire, monseigneur ? Vous m'alarmez.

L'archevêque de Toulouse fixa de nouveau sur elle ce regard trop clair qui prenait parfois la dureté de l'acier. Il prononça avec lenteur :

– Je ne doute pas que votre mari ne soit un des plus grands savants de l'époque et c'est pourquoi je crois, madame, qu'il a véritablement découvert la pierre philosophale, c'est-à-dire le secret que possédait Salomon de la fabrication magique de l'or. Mais quelle voie a-t-il suivie pour y parvenir ? Je crains fort qu'il n'ait acquis cette puissance d'un commerce avec le diable !

*****

Une fois encore, Angélique immobilisa son éventail sur ses lèvres afin de ne pas éclater de rire. Elle s'attendait à une allusion sur le commerce proprement dit auquel se livrait le comte, et dont elle avait eu quelques aperçus par les confidences de Molines et de son propre père ; elle n'était pas sans crainte, sachant que de telles activités, de la part d'un noble, représentaient une tare qui pouvait jeter le discrédit sur sa maison. Aussi l'accusation bizarre de l'archevêque qu'on disait homme de grande intelligence, lui parut-elle tout d'abord extrêmement comique. Parlait-il sérieusement ?

*****

Brusquement, dans un fulgurant retour de pensée, elle se rappela que Toulouse était la ville de France où l'Inquisition conservait encore son quartier général. La terrible institution médiévale du Tribunal contre les hérétiques gardait à Toulouse des prérogatives que l'autorité du roi lui-même n'osait pas contester.

Toulouse, cette ville rieuse, était aussi la ville rouge qui depuis un siècle avait massacré le plus grand nombre de huguenots. Bien avant Paris, elle avait eu sa Saint-Barthélemy sanglante. Les cérémonies religieuses y étaient plus nombreuses qu'ailleurs. C'était une véritable « île sonnante » avec ses cloches appelant perpétuellement les fidèles aux offices, une ville aussi noyée sous les crucifix, les saintes images et les reliques, que sous les fleurs. La flamme espagnole y étouffait la pure clarté de latinité qu'y avaient déposée d'anciens vainqueurs venus de Rome. À côté de ces confréries du plaisir telles que les « Princes des Amours » et les « Abbés de la Jeunesse » célèbres par leurs facéties, on rencontrait dans les rues des processions de flagellants, l'œil allumé de mystique passion, se déchirant de verges et d'épines jusqu'à laisser sur les pavés des traces sanglantes.

Angélique, entraînée dans le tourbillon d'une vie légère, ne s'était pas attardée à cet aspect de Toulouse. Mais elle n'ignorait pas que c'était l'archevêque lui-même, cet homme assis là devant elle, dans le haut fauteuil de tapisserie et portant à ses lèvres un verre de limonade glacée, qui demeurait grand maître de l'Inquisition. Aussi ce fut d'une voix sincèrement altérée qu'elle murmura :

– Monseigneur, il n'est pas possible que vous émettiez contre mon époux une accusation de sorcellerie ?... Faire de l'or n'est-il pas chose courante dans ce pays où Dieu a dispensé ses dons à profusion, répandant l'or à l'état pur dans la terre !

Elle ajouta avec finesse :

– Je me suis laissé dire que, vous-même, aviez des équipes d'orpailleurs qui lavent le gravier de la Garonne dans des paniers, et rapportent souvent un butin de sable d'or et de pépites avec lequel vous soulagez bien des misères.

– Votre objection n'est pas sans bon sens, ma fille. Mais précisément, connaissant ce que Je travail de l'or de la terre peut représenter, je peux affirmer ceci : laverait-on le gravier de tous les fleuves et ruisseaux du Languedoc, qu'on ne pourrait y récolter la moitié de ce que le comte de Peyrac semble posséder. Croyez-moi, je suis bien informé.

« Je n'en doute pas, pensa Angélique, et c'est vrai qu'il y a de longue date ce trafic d'or espagnol avec les mulets... »

L'œil bleu guettait son hésitation. Elle referma un peu nerveusement son éventail.

– Un savant n'est pas forcément un suppôt du démon. Ne dit-on pas qu'à la cour il y a des savants qui ont installé une lunette pour regarder les astres et les montagnes de la lune, et M. Gaston d'Orléans, l'oncle du roi, se livre a ces observations guidé par l'abbé Picard.

– En effet, je connais d'ailleurs l'abbé Picard. Il est non seulement astronome, mais grand géomètre du roi.

– Vous voyez bien...

– L'Église, madame, est large d'esprit. Elle autorise toutes sortes de recherches, même fort osées, comme celles de l'abbé Picard que vous citez. Je vais plus loin. J'ai sous mon commandement, à l'archevêché, un religieux fort savant, de l'ordre des Récollets, le moine Bécher. Depuis des années, il fait des recherches sur la transmutation de l'or, mais avec mon autorisation et celle de Rome. J'avoue que jusqu'ici il m'a coûté assez cher, surtout en produits spéciaux, que je dois faire venir d'Espagne et d'Italie. Cet homme, qui connaît les traditions les plus anciennes de son art, affirme que pour réussir il faut recevoir une révélation supérieure, qui ne peut venir que de Dieu ou de Satan.